logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Procès France Télécom : le harcèlement moral peut-il être institutionnel ?

Décodages | Justice | publié le : 01.09.2022 | Frédéric Brillet

Image

Procès France Télécom : le harcèlement moral peut-il être institutionnel ?

Crédit photo

Il faudra attendre le 30 septembre prochain pour savoir si la cour d’appel confirme ou non la condamnation des anciens dirigeants pour « harcèlement moral institutionnel ». Le cas échéant, cette notion jurisprudentielle déjà esquissée dans d’autres affaires s’ancrerait encore davantage dans le droit français. [Photo Bruno Lévy]

« En écoutant les parties civiles, je constate que trois ans après, leur douleur ne s’est pas atténuée, bien au contraire. J’en resterai marqué à vie », lâche en étouffant un sanglot Didier Lombard, ex-PDG de France Télécom. C’est sur cette brève séquence émotion, suivie par celle de l’ex-numéro deux, Louis-Pierre Wénès, lui aussi larmoyant, que s’est conclu vendredi 1er juillet le procès en appel pour « harcèlement moral institutionnel » des anciens dirigeants de France Télécom, accusés d’avoir instauré un système de management qui a poussé 19 salariés au suicide. Il faudra attendre le 30 septembre prochain pour connaître le verdict : Les juges pencheront-ils vers la relaxe demandée par la défense ou suivront-ils le réquisitoire du parquet ? Un indice : ce dernier a légèrement alourdi les peines infligées en première instance (voir encadré), comme si les souffrances endurées par les salariés, qui ont souvent eux aussi manifesté leur émotion à la barre, perduraient et méritaient plus que jamais réparation…

Et pourtant en ces derniers jours de procès, la défense des deux principaux prévenus (cinq avocats au total) se démène plus que jamais pour obtenir leur relaxe. Avec un talent inégal, des développements parfois soporifiques et des digressions lunaires. Leurs principaux arguments tiennent au fait que l’État actionnaire, qui mettait la pression sur la direction pour redresser l’entreprise en allégeant les effectifs, aurait dû intervenir dès les premiers dérapages. Les deux dirigeants n’auraient reçu que des « signaux faibles » sur la gravité du malaise social dont ils ne prennent réellement conscience qu’à la mi-2009, d’où leur réaction tardive. En outre, durant son mandat, argumente François Esclatine qui le défend, « Didier Lombard n’est que deux ou trois jours par semaine en France […]. Toutes les informations ne remontent pas au PDG […]. On peut lui reprocher de ne pas s’être intéressé aux RH, mais il n’en avait pas la compétence ». Enfin, le harcèlement moral se caractérise par une intention de nuire, la répétition des attaques et par un lien interpersonnel entre le ou les auteurs et sa ou ses victimes. Or ces critères n’apparaissent pas dans le dossier des prévenus, considère la défense.

« Désinhibés ».

Fort de ces éléments et nonobstant les souffrances qu’ils s’excusent d’avoir involontairement causés, les deux ex-dirigeants demeurent droits dans leurs bottes. Dès l’ouverture du procès, le 11 mai dernier, Didier Lombard, qui s’était donné à la fin des années 2000 pour priorité de redresser l’entreprise quoi qu’il en coûte, rejette toute responsabilité dans le drame social. Sa carrière est derrière lui, il n’a plus rien à perdre. Sauf son honneur qu’il cherche à rétablir devant la justice. Contestant vigoureusement sa culpabilité devant la présidente Pascaline Chamboncel-Saligue qui l’interroge en préambule sur sa ligne de défense, il se plaint d’emblée du fait qu’on ait refusé « de comprendre la politique menée ». Nie avoir œuvré en quoi que ce soit pour « dégrader les conditions de travail des salariés ». À l’époque, il a simplement dû prendre des mesures douloureuses d’économies pour faire face à la concurrence des nouveaux opérateurs, à l’effondrement du trafic voix au profit d’internet et à la fuite des clients, justifie-t-il. En 2006, il lance ainsi le plan Next de réorganisation pour améliorer la productivité qui doit se traduire dans son volet social ACT par la suppression de 22 000 postes et le changement de métier pour 10 000 salariés. Mais les collaborateurs en surnombre, souvent sous statut fonctionnaire, renâclent à partir. Didier Lombard met la pression, expliquant à ses collaborateurs que ces départs doivent se faire « par la porte ou la fenêtre ». Une salariée le prendra au mot : en 2009, une jeune femme du service recouvrement visée par une réorganisation se défenestre à Paris… Elle intègre ainsi la cohorte des 19 collaborateurs qui se sont donné la mort entre 2007 et 2009, parce qu’ils n’ont pu supporter ce qu’on leur faisait subir. Pour les parties civiles, la violence du discours porté par la direction aurait « désinhibé » les cadres intermédiaires qui l’auraient reporté sur les strates inférieures, créant ainsi un climat délétère. Et ce d’autant que ces cadres se voyaient assigner des objectifs de nombre de départs sur lesquels se fondait une partie de leur rémunération variable.

Fonction RH déficiente ?

Devant la cour d’appel, Didier Lombard se dit « profondément désolé » des souffrances causées car « ce n’est pas la politique que j’ai voulue ». Depuis l’origine, il oscille dans cette affaire entre déni de responsabilité et maladresses. On se souvient encore de sa phrase malheureuse de 2009 « Il faut marquer un point d’arrêt à cette mode du suicide qui évidemment choque tout le monde. » Il récidive en mai 2022, rappelant qu’en tant que PDG de France Télécom, il était confronté à de nombreux sujets parmi lesquels « le bien-être des salariés, c’est microscopique… » Son ex-numéro deux, Louis-Pierre Wenès, tente de donner du management de ces années noires un autre visage. Alors même qu’il a été la cheville ouvrière du plan Next dont la brutalité a précipité la crise, sa défense fait projeter devant la cour un film tourné à la fin des années 2000 à des fins de communication interne. On y voit celui qui était alors directeur général adjoint de France Télécom comme un manager à l’écoute, visitant les boutiques et rencontrant les techniciens sur le terrain. Et d’arguer que personne ne l’a alerté lors de ces tournées sur le mal-être qui couvait… C’est d’ailleurs plus généralement la ligne de défense des dirigeants qui se sont portés en appel : la direction des ressources humaines aurait tardé à les informer de la crise sociale, qui finira par éclater durant l’été 2009. Didier Lombard lui-même confesse qu’il « n’y connaît rien aux RH ». Cette dernière fonction aurait-elle été déficiente ? Dès juillet 2007, les organisations syndicales alertent en effet la DRH des conséquences psychosociales du plan Next. Olivier Barberot, l’ancien titulaire du poste durant ces années noires, aurait-il négligé de relayer ces inquiétudes auprès de la direction ? Il n’est malheureusement pas là pour se justifier. Condamné lui aussi en première instance avec les autres membres de l’équipe dirigeante, il a finalement renoncé à faire appel.

Et le conseil d’administration ? Charles-Henri Filippi, ancien administrateur de France Télécom, affirme lui aussi qu’il a manqué d’information. Il a fallu attendre septembre 2009 pour que l’on y mette à l’ordre du jour la vague des suicides. Le débat politico-idéologique sur la privatisation porté par les syndicats aurait selon lui étouffé celui sur les risques psychosociaux. Et puis, jusqu’en 2009, France Télécom n’avait pas de baromètre social qui aurait permis à l’entreprise de rectifier le tir. Quant à Didier Lombard, il refuse de l’accabler : « C’est un grand commis de l’État […], mais être manager ça ne s’improvise pas. […] Il n’était pas dans le détail du quotidien. »

Absence de dialogue social.

Quand bien même il a été considéré comme « microscopique » par le PDG ou été négligé par le DRH, le bien-être des salariés a pourtant été abordé lors de ce deuxième procès. La cour d’appel a su se placer à hauteur d’homme, celle des collaborateurs ou représentants du personnel qui se succèdent à la barre pour évoquer ces années noires. Des sanglots dans la voix, Jean-Paul Portello, ex-délégué syndical Sud de France Télécom à Annecy, raconte la fin de son collègue Jean-Paul Rouanet. « C’était le meilleur technicien d’Annecy, très engagé dans le CHSCT […]. On l’a fait passer dans un service où il n’était rien, ne connaissait rien. Il n’osait pas déranger ses collègues débordés. » Le 28 septembre 2009, ce technicien semble-t-il dépassé par ses nouvelles fonctions se jette d’un viaduc. « J’avais la position d’un lanceur d’alerte, mais les alertes, l’employeur les étouffait […]. Sous l’ère de Didier Lombard, il n’y avait plus de dialogue social […]. Les cellules d’écoute et d’accompagnement c’était un traquenard. On y mettait les gens en souffrance pour les pousser à quitter l’entreprise », poursuit Jean-Paul Portello. Sur le banc des prévenus, l’ex-PDG, la mine renfrognée semble se tasser un peu plus. Traumatisé par ce suicide qu’il n’a pu empêcher, le syndicaliste d’Annecy renonce après ce drame à tous ses mandats syndicaux. Sans travail effectif depuis douze ans mais émargeant toujours chez France Télécom devenu Orange, fragilisé psychologiquement, il a suivi un master de psychologie clinique « pour comprendre comment des méthodes management peuvent conduire des gens à la mort ». Et il suit aujourd’hui des salariés en burn-out.

Jacques Salmon, un autre salarié qui estime avoir été harcelé dans le cadre du plan Next, se montre tout aussi vulnérable. Traîné en conseil de discipline et poursuivi pour diffamation après avoir comparé les changements d’affectation à des déportations, il a fini par être hospitalisé sous contrainte, en proie à des pulsions suicidaires, sanglote-t-il à la barre en racontant son histoire. S’ensuivent à la barre d’autres salariés requis par les parties civiles et qui se remémorent sur un ton moins dramatique les méthodes de l’époque. « Au service des renseignements on nous disait : ne cherche pas à comprendre, suis le script »… « Les opérateurs paniquaient, ils ne connaissaient rien à l’informatique. Certains ne savaient même pas comment poser leurs congés sur l’outil… On ne nous donnait pas de formation. » Sur le plateau de Clermont-Ferrand, une salariée se souvient s’être fait traiter d’illettrée : « C’était une humiliation permanente. »

Ces témoignages suffisent-ils pour en conclure à une « souffrance généralisée » comme l’a fait le tribunal correctionnel ? L’ancienne direction s’inscrit en faux, concédant tout au plus des cas particuliers qui n’auraient pas été traités correctement par les managers concernés. Et de pointer par ailleurs la responsabilité des médias qui auraient monté en épingle la vague de suicides et exagéré sa portée. À ce propos la défense a d’ailleurs fait valoir à un autre moment que le taux de suicide des salariés dans les années noires « était similaire à celui de la population générale ».

Cette argumentation n’a pas convaincu le parquet général qui, vendredi 24 juin, réclame un alourdissement des peines infligées en première instance aux deux principaux prévenus. Pour avoir lancé une « stratégie industrielle de harcèlement moral », ignoré les alertes des syndicats et de l’Inspection du travail, le parquet requiert un an de prison dont six mois avec sursis (huit mois en première instance) et 15 000 euros d’amende à l’encontre de Didier Lombard et de Louis-Pierre Wenès. Compte tenu du grand âge des intéressés, il est prévu un aménagement de la peine en détention à domicile sous bracelet électronique. « Au regard de l’immensité des dégâts sur les victimes et leurs familles, les peines encourues sont limitées », tempère Frédéric Benoist, avocat des parties civiles qui fustige aussi l’attitude des deux principaux prévenus durant ce deuxième procès : « Ils persistent dans le mensonge quand ils prétendent qu’on ne les a pas alertés de la crise sociale qui se développait. » Versant parfois dans la mise en accusation des dérives du capitalisme, certains développements ont inquiété la défense : « On vous demande de faire de la politique, mais vous devez faire du droit », exhorte François Esclatine en s’adressant le dernier jour aux juges. Sur ce point au moins il devrait être entendu. « La décision sera assise sur le droit. Mais vos positions étant radicalement opposées, il y aura forcément des mécontentements sur l’arrêt à venir », avertissait le dernier jour de procès la présidente de la cour d’appel…

Le harcèlement moral institutionnel, une notion jurisprudentielle émergente

Le 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Paris condamne l’ex-PDG de France Télécom, Didier Lombard, et cinq autres anciens cadres dirigeants de l’entreprise pour « harcèlement moral institutionnel », alors même que les avocats de ces derniers réclamaient leur relaxe. Ces pressions et les suicides qui en ont résulté valent aux prévenus au premier desquels on trouve Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-DRH toute une gamme de peines : de quatre à huit mois de prison avec sursis, des amendes de 5 000 à 15 000 euros, ainsi que le paiement solidaire de près de 3 millions d’euros de dommages et intérêts. À l’issue de cette première manche, les parties civiles, à savoir les trente-neuf salariés reconnus victimes (parmi lesquels dix-neuf se sont suicidés entre 2007 et 2010 en raison de leur travail, dont près de dix de manière vindicative en accusant leur employeur) et les syndicats qui les représentent obtiennent satisfaction. Et ce d’autant que l’entreprise condamnée pour « harcèlement moral » à 75 000 euros d’amende a négocié avec les syndicats la création d’un fonds d’indemnisation pour les salariés qui ont souffert de ces méthodes. Les salariés, ex-salariés et les familles des victimes peuvent lui soumettre leurs dossiers, cela en toute confidentialité. 1 800 dossiers ont ainsi été soumis à ce jour, dont 80 % à 90 % retenus. Ce taux élevé d’acceptation atteste de la volonté de France Télécom, devenu Orange, de clore rapidement le dossier, mais aussi de l’ampleur de la crise. Une ampleur que la présidente Cécile Louis-Loyant résumait lors de ce premier procès par un extrait des « Animaux malades la Peste » tiré des Fables de La Fontaine : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Déjà évoqué dans d’autres affaires, le « harcèlement institutionnel » désigne donc une pratique managériale telle que celle initiée par France Télécom, visant à « déstabiliser les salariés, à créer un climat anxiogène » et une « dégradation des conditions de travail ». En l’espèce, le tribunal considère que l’objectif de réduction massive des effectifs renvoie à « une politique de gestion des ressources humaines déterminée menée au plus haut niveau de l’entreprise » et instrumentalisée à cette fin. Les dirigeants de l’époque ne peuvent donc invoquer un excès de zèle des cadres intermédiaires qui n’ont fait qu’appliquer les ordres : « Cette mise en mouvement massive axée sur l’effectivité des départs organisée par les managers a créé un climat anxiogène, déstabilisant les agents qui tombaient alors dans la crainte de ne pas retrouver de poste en raison des 22 000 suppressions programmées ou dans l’angoisse de devoir à tout prix s’adapter à leurs nouvelles fonctions sous peine d’être contraints au départ. »

Auteur

  • Frédéric Brillet