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« Le logement constitue une composante essentielle du pouvoir d’achat »

Dossier | publié le : 01.06.2022 |

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« Le logement constitue une composante essentielle du pouvoir d’achat »

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Jules Mathieu-Meunier, chercheur associé au Lab’urba (UPEC/université Gustave Eiffel), spécialiste de la question du logement des salariés.

Peut-on parler d’engagement des entreprises sur la thématique du logement des salariés ?

Jules Mathieu-Meunier : On observe avant tout une grande diversité dans l’appréhension de cette question par les employeurs. Historiquement, le champ du logement patronal, c’est-à-dire le logement financé et géré par l’employeur, s’est limité à certaines franges de l’industrie (textile, mines, sidérurgie, etc.). La majeure partie des entreprises – les entreprises de petite taille, les activités implantées dans les villes, le secteur des services – se caractérisait au contraire par une intervention marginale ou nulle dans ce domaine. Depuis l’après-guerre, une tendance au désinvestissement de la question du logement se manifeste cependant y compris au sein des entreprises historiquement impliquées. Plusieurs transformations sont à l’origine de ce phénomène, parmi lesquelles on peut mentionner la mondialisation de l’économie (qui incite à limiter les engagements sociaux revenant à immobiliser des capitaux dans les territoires), la désindustrialisation et la tertiarisation de l’économie, ou encore la volonté d’une proportion croissante d’industriels de s’épargner un prolongement de la conflictualité sociale en dehors de la sphère du travail. Sur ce dernier point, il convient en effet de noter que la gestion du « logement patronal » et l’arbitraire caractérisant certaines pratiques d’employeurs (par exemple, l’expulsion de leur logement de salariés licenciés pour motifs économiques pendant la crise des années 1930) ont contribué à alimenter les tensions sociales et à dégrader l’image de certaines entreprises. De ce point de vue, la création du 1 % logement peut s’interpréter comme une première étape dans cette réduction du champ de l’intervention directe de l’entreprise qu’une partie des employeurs appelait alors de ses vœux.

Et en ce qui concerne les syndicats ?

J. M.-M. : Les travaux de recherche sur le sujet indiquent que le logement historiquement n’a jamais occupé une place centrale dans l’approche revendicative des organisations syndicales. Plusieurs raisons semblent pouvoir expliquer cela. L’une d’elles tient à l’existence en France d’une approche « révolutionnaire », qui a longtemps conduit les organisations concernées – à commencer par la CGT – à identifier dans le logement un objet revendicatif secondaire (car subordonné à la sphère du travail), voire contre-productif (au sens où toute action sur ce terrain participerait d’une approche « réformiste » éloignant l’action syndicale de sa visée révolutionnaire). La place marginale du logement dans l’action syndicale peut également s’expliquer à partir des années 1970 par le recentrage de l’agenda revendicatif sur la question de l’emploi, suite à l’émergence d’un phénomène de chômage de masse. Le logement constitue pourtant une composante essentielle du pouvoir d’achat, a fortiori dans les métropoles où les prix immobiliers et les loyers ont explosé ces vingt dernières années. La question du logement est toutefois loin d’être extérieure aux organisations syndicales. Du fait de leur présence à la tête d’Action Logement, celles-ci bénéficient aujourd’hui d’une reconnaissance institutionnelle sur la scène de la politique du logement. Dans les faits, la gestion paritaire de ce dispositif de financement du logement peine cependant à manifester chez ces organisations une capacité à élaborer une approche représentative des intérêts des salariés, et qui témoigne en particulier de la manière dont les transformations du travail et de l’emploi engendrent de nouveaux besoins en logement.

Pensez-vous qu’une approche de ce type fait défaut dans le contexte actuel ?

J. M.-M. : Oui, il existe indéniablement un besoin d’intervention sur ces questions qui figurent actuellement dans un angle mort de l’action publique. C’est là la conséquence d’un changement fondamental amorcé il y a deux décennies et qui aboutit aujourd’hui au fait que travailler ne garantit plus systématiquement de pouvoir se loger conformément à ses aspirations et à ses besoins. À la différence du contexte économique des années 1970-1980, pendant lequel a été conçu le principe d’un recentrage de l’aide au logement sur les « défavorisés », le risque d’insécurité résidentielle touche désormais aussi certaines composantes de la population active (travailleurs précaires, travailleurs pauvres, travailleurs des plateformes numériques, etc.) pour lesquelles difficultés à se loger et fragilisation des parcours professionnels (difficultés d’insertion professionnelle, remise en cause du maintien dans l’emploi) sont susceptibles de se conjuguer et de se nourrir réciproquement. L’émergence de ces nouveaux risques sociaux au croisement de l’emploi et du logement semble être à l’origine aujourd’hui d’une prise de conscience chez certains acteurs. Reste à savoir de quelle manière les pouvoirs publics vont se saisir de ces questions et – le cas échéant – leur donner une traduction en matière d’action publique.

Les aides au logement des salariés, notamment celles délivrées dans le cadre d’Action Logement, sont-elles suffisamment connues des salariés eux-mêmes ?

J.M.-M. : L’efficacité des instruments visant à améliorer le logement des salariés varie selon les territoires – dans les zones de marché peu tendu, la détention d’un contrat de travail demeure souvent un sésame au regard de l’accès au logement – mais aussi selon la taille des entreprises. Cela renvoie au fonctionnement concret d’Action Logement. Historiquement, la création d’une cotisation interprofessionnelle des employeurs en matière de logement visait à favoriser la mutualisation des fonds et la solidarité entre petites et grandes entreprises. Dans les faits cependant, les pratiques développées en matière de gestion de la participation des employeurs à l’effort de construction (PEEC) ont progressivement conduit les dirigeants des comités interprofessionnels du logement (CIL) à faire primer les demandes émanant des salariés des grandes entreprises, ceci afin de fidéliser leurs plus gros contributeurs dans un contexte où les employeurs étaient libres de verser leur participation au(x) CIL de leur choix. La donne a néanmoins potentiellement changé avec la réforme de l’architecture d’Action Logement de 2017 et la disparition des CIL au profit d’un mécanisme de centralisation de la collecte à l’échelle nationale. Cette transformation est-elle de nature à corriger le privilège dont ont longtemps bénéficié les salariés des grands groupes, ou des formes d’inégalités dans l’accès aux aides persisteront-elles sous l’effet d’autres mécanismes : il s’agit là d’une dimension sur laquelle il serait intéressant de garder un œil dans les années à venir.

Dans les priorités actuelles, il est question notamment de favoriser l’accès au logement des travailleurs dits « essentiels », mis en valeur lors de la crise sanitaire…

J. M.-M. : Je travaille actuellement sur cette question du logement des « travailleurs essentiels » dans le cadre d’un programme de recherche piloté par le Puca (Plan urbanisme construction architecture). Ce travail, qui devrait déboucher sur la parution d’un livre blanc à l’automne prochain, vise à documenter les interventions mises en œuvre pour améliorer le logement de cette catégorie de travailleurs sur laquelle la crise sanitaire a jeté un coup de projecteur spectaculaire. La loi 3DS (différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification) a traduit au mois de février dernier l’émergence de cette question sur l’agenda gouvernemental, en invitant les EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) à définir des objectifs d’attribution de logements sociaux au bénéfice des « travailleurs essentiels ». Si les échelons intercommunaux venaient demain à se saisir de cette question, cela conduirait chacun d’eux à devoir délimiter le périmètre des travailleurs « labellisés » essentiels sur son territoire. À travers l’identification de métiers pour lesquels les individus bénéficieraient de modalités facilitées d’accès au logement, il s’agirait de renforcer l’attractivité des métiers concernés, et par voie de conséquence d’œuvrer à la continuité des services essentiels au fonctionnement des territoires métropolitains (santé, gestion des déchets, logistique, commerce alimentaire…). L’émergence des « travailleurs essentiels » comme catégorie de la politique du logement semble cependant de nature à faire apparaître des tensions inédites dans l’organisation des filières d’accès au logement. Dans des territoires comme l’Île-de-France, marqués par une forte tension entre l’offre et la demande de logement, cette évolution renferme en effet le risque d’une mise en concurrence des travailleurs visés par les politiques intercommunales avec les publics prioritaires au regard de la réglementation en matière d’accès au logement social, et notamment les ménages reconnus prioritaires au titre du Dalo (droit au logement opposable).