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L’Alberta dopé par la hausse des prix de l’énergie

Décodages | Industrie | publié le : 01.06.2022 | Ludovic Hirtzmann

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L’Alberta dopé par la hausse des prix de l’énergie

Crédit photo Ludovic Hirtzmann

L’Alberta dispose des troisièmes réserves de pétrole de la planète derrière l’Arabie saoudite et le Venezuela. Si la province de l’Ouest canadien est portée par la hausse des prix de l’énergie, les compagnies pétrolières peinent à embaucher des travailleurs et à transporter l’or noir vers les marchés internationaux.

Après huit années de vaches maigres, l’Alberta effectue une remontée économique spectaculaire. Edmonton, la capitale, affiche pour l’exercice 2022-2023 un excédent budgétaire de 511 millions de dollars, au lieu d’un déficit prévu de 3,2 milliards de dollars. Le gouvernement albertain avait déposé en 2021 un budget déficitaire de 18 milliards de dollars. La cause de ce renversement de tendance ? La hausse des cours de l’énergie. « En 2022, l’économie de l’Alberta se remettra complètement de la contraction qui a commencé en 2014 et nous serons en tête du pays en matière de croissance économique », a assuré le ministre des Finances de la province, Travis Toews. Les prévisions du ministère sont conservatrices, basées sur un baril à seulement 70 dollars. Quatrième producteur de brut de la planète, derrière les États-Unis, l’Arabie saoudite et la Russie, le Canada abrite les troisièmes réserves d’or noir au monde. Situées pour 97 % en Alberta, ces réserves contribuent à 17 % de l’économie de la province de l’Ouest. L’industrie pétrolière occupe 500 000 personnes au Canada et elle apporte 130 milliards de dollars au PIB chaque année. Pétrole et gaz constitueraient entre 6 % et 10 % de la richesse annuelle du pays. Avec son brut des sables bitumineux, l’Alberta a vécu sur un nuage à partir de la fin des années 1990. Les Jaguars, coupés Mercedes, se comptaient par dizaines dans La Mecque du pétrole, Fort McMurray. Tout s’est effondré en 2014. Le baril de pétrole est passé progressivement de 100 dollars à 30 dollars. Professeur à l’université Queens de Toronto, Christopher Abbott confie : « Le problème d’être un pays producteur et un exportateur de pétrole est que votre fortune économique est liée à la volatilité des prix mondiaux des matières premières. » La province vers laquelle se sont dirigés pendant vingt ans tous les travailleurs du pays pour bénéficier de salaires élevés s’est effondrée. Au point que le chômage a été jusqu’au début 2022 l’un des plus élevés du Canada. Pour ne rien arranger, Fort McMurray a été dévastée par un gigantesque incendie en 2016. Face à ces coups du sort, la première ministre albertaine d’alors, Rachel Notley, a cherché à relancer la mono-économie pétrolière. « Nous devrions expédier notre pétrole par oléoducs vers de nouveaux marchés dans le monde. Le Canada tient en otage sa propre économie et […] l’économie de l’Alberta », a déclaré cette dernière en 2018, en faisant référence à l’ultra-dépendance d’un pétrole albertain expédié à 95 % vers les États-Unis.

Le mirage de l’aide à l’Europe.

Professeur à l’université de Montréal et physicien spécialiste du pétrole, Normand Mousseau précise : « L’économie albertaine n’est pas diversifiée. Les surplus de cette année sont dus aux prix élevés du pétrole. Le gouvernement albertain, en refusant de modifier son assiette fiscale, reste largement tributaire de la santé de l’industrie pétrolière pour ses revenus. » Ottawa a pourtant perçu lui aussi la guerre en Ukraine comme une formidable opportunité pour son économie. Dès le début du conflit, le Canada a annoncé qu’il augmenterait sa production de brut pour « aider » l’Europe. « L’industrie canadienne a la capacité d’augmenter progressivement ses exportations de pétrole et de gaz d’environ 300 000 barils par jour au cours de 2022 afin de remplacer le pétrole et le gaz russes », a déclaré le ministre des Ressources naturelles, Jonathan Wilkinson. Plusieurs acteurs du secteur pétrolier ont estimé que, s’il le fallait, le pays pourrait augmenter sa production d’or noir de 400 000 barils de pétrole par jour. Pourquoi pas plus ? Christopher Abott explique : « Il y a trop d’incertitude à ce stade pour commencer à la hâte à construire l’infrastructure très coûteuse nécessaire pour approvisionner l’Europe. » Et son confrère Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la chaire en énergie d’HEC Montréal, d’ajouter : « L’aide géopolitique à l’Europe pour ses approvisionnements en énergie n’a jamais été un enjeu discuté en profondeur au Canada. C’est trop tard. Les projets ne peuvent pas être construits en accéléré. Il faudrait quatre ou cinq ans au minimum pour qu’ils se concrétisent. »

Le défi des pipelines et gazoducs.

Car il n’existe pas suffisamment de pipelines pour acheminer le pétrole de l’Alberta, tant vers l’est (Europe), que vers l’ouest (Asie). Tel est le véritable défi énergétique du Canada. Ces dernières années, le transport de brut par train a fortement progressé, mais il est limité, coûteux et risqué. Pour ne rien arranger, les États-unis sont devenus en une décennie les principaux exportateurs de brut mondiaux grâce au pétrole de schiste, alors que le Canada dépend terriblement de Washington pour ses exportations énergétiques, mais aussi de considérations politiques nationales. Les Québécois sont opposés à la construction d’oléoducs sur leur territoire. « Même si le Gouvernement fédéral pouvait unilatéralement décider d’approuver la construction de pipelines traversant le Québec jusqu’à l’Atlantique, cela leur coûterait probablement les prochaines élections, car il est extrêmement difficile de former un gouvernement au Canada sans le soutien des électeurs québécois », note Christopher Abbott. L’économiste de l’université d’Ottawa Jean-Bernard Thomas détaille les défis auxquels doit faire face son pays. « Le premier est la capacité à rejoindre les marchés internationaux. Le second est l’émission de gaz à effet de serre (GES) liée à l’exploitation des sables bitumineux et la réglementation canadienne qui s’appliquera. Le Canada s’est engagé à baisser ses émissions de GES de 45 % en 2030 par rapport à 2005 et il n’a pas encore présenté son plan pour les sables bitumineux. » Le professeur s’inquiète enfin du « coût de la production du pétrole des sables bitumineux, comparativement à d’autres sources comme le pétrole de schiste. » Et de conclure, un brin fataliste : « Les producteurs étrangers se sont retirés de ce secteur (en Alberta) et maintenant, presque toute la production des sables bitumineux provient d’entreprises canadiennes. »

Ingénieurs, techniciens, pilotes recherchés.

Au point que le secteur est contrôlé par cinq grosses compagnies : Suncor, Imperial, Cenovus Energy, Canadian Natural Ressources et Husky. Christopher Abbott explique : « De nombreux emplois dans les secteurs pétroliers et gaziers ont été perdus après l’effondrement des prix des matières premières en 2014 […] Lorsque les choses vont bien, le secteur énergétique paie des salaires très élevés, ce qui attire des travailleurs de partout dans le pays. Entre 2004 et 2014, la migration interprovinciale nette de l’Alberta (le nombre de personnes qui déménagent en Alberta, moins le nombre de personnes qui la quittent) était élevée. » Et le professeur d’ajouter : « Lorsque les salaires seront suffisamment élevés, ce qui est le cas lorsque les prix du pétrole sont hauts, les travailleurs viendront. » Les compagnies pétrolières recrutent effectivement à tout va ces temps-ci… ou tentent de le faire. Mais après des années de vaches maigres où on a beaucoup licencié, leur défi est de retrouver des travailleurs avec des compétences et de les convaincre de revenir gagner leur vie dans des campements en préfabriqués. Pour ne rien arranger, les pétrolières aiment peu les syndicats. Bien peu d’employés y sont syndiqués, alors que les syndicats, très puissants, comptent entre 30 % et 40 % de travailleurs selon les provinces. La pénurie de main-d’œuvre est un autre facteur. Le Québec affiche un taux de chômage de 4,1 %. Les patrons recherchent désespérément des employés et pas seulement en Alberta. L’entreprise Canadians Helicopters recherche ainsi, non sans difficultés, des pilotes à Fort McMurray, avec force avantages sociaux incluant une protection médicale et dentaire complètes, une assurance vie, une assurance invalidité de courte et de longue durée et un bon régime de fonds de pension. Des entreprises pétrolières comme Petronas recherchent des ingénieurs et d’autres des techniciens de services pétroliers, des comptables ou des mécaniciens d’équipement lourd.

Le lobby de l’Ouest.

« Le coût des projets pétroliers des sables bitumineux génère des marges trop faibles. Si les seuils de rentabilité varient selon les projets, la moyenne est située dans une fourchette oscillant de 60 à 75 dollars le baril », note Jean-Bernard Thomas. Total a ainsi préféré abandonner en 2014 son projet de Joslyn, un plan de 11 milliards de dollars qu’elle partageait avec trois autres partenaires. Les autorités albertaines se démènent pourtant à tout va. Le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, s’est rendu en mars à Houston, où il a plaidé auprès des acteurs du secteur énergétique pour que ceux-ci investissent dans le secteur énergétique canadien, plutôt qu’en Arabie saoudite ou au Venezuela. Avec toujours le même credo : « Ne pas financer le terrorisme, la violence et l’instabilité mondiale. » Le Canada assure toujours qu’il produit « un pétrole éthique ». Si à force de populisme énergétique, Jason Kenney a rallié à sa cause les Albertains, il est aidé en cela par les compagnies pétrolières, dont l’activisme n’a jamais été aussi fort : publicité dans les journaux vantant la responsabilité environnementale des pétrolières et surtout leur contribution à la richesse du Canada. À travers des sites Internet comme canadaaction.ca, l’industrie pétrolière vante les bienfaits des sables bitumineux, multiplie les communiqués aux titres bienveillants : « Dix raisons d’aimer le pétrole et le gaz naturel canadien ». Le site met en avant de jeunes femmes blondes aux T-shirts évocateurs : « J’aime le pétrole et le gaz canadien. » Pour l’exécutif, la question énergétique est délicate et dépasse le simple aspect économique. Lors du blocage d’Ottawa par des camionneurs en février dernier, l’Ouest canadien, Alberta en tête, s’est mobilisé contre le pouvoir fédéral. Une véritable révolte de l’Ouest ! Les Albertains évoquent de plus en plus la nécessité de faire sécession, de se séparer du reste du pays. Le Canada se fracture entre des habitants de l’Ouest défendant les dépenses énergétiques et ceux des grandes villes de l’Est, Montréal ou Toronto, qui plaident pour une transition écologique.

Trudeau enterre la transition énergétique.

« Même avec un objectif de 80 % de réduction des émissions d’ici à 2050, selon les prévisions de production actuelles de la Régie de l’énergie du Canada, à elles seules, les émissions des secteurs gazier et pétrolier dépasseraient l’objectif de 2050 de plus du double », a déclaré le géologue David Hugues dans un rapport du centre canadien de politiques alternatives. La guerre en Ukraine a eu le mérite de clarifier de facto la position d’Ottawa sur la transition écologique. Le ministre de l’Environnement, Steven Guilbeault, ex-militant écologiste converti aux bienfaits du pétrole, a donné début avril son accord pour l’exploitation d’un immense projet pétrolier au large de Terre-Neuve, non sans déposer un énième plan pour réduire les émissions de GES, à quelques jours du rapport du Giec. À la tête d’un gouvernement minoritaire, Justin Trudeau a passé fin mars un accord avec la gauche canadienne, pourtant traditionnellement plus écolo, mais très affaiblie, pour rester au pouvoir jusqu’en 2025 et ainsi produire plus de pétrole sans se préoccuper d’écologie. Normand Mousseau le déplore : « Il semble peu raisonnable de travailler à augmenter massivement la production de pétrole alors que les pays ont presque tous signé l’Accord de Paris. »

Auteur

  • Ludovic Hirtzmann