État, syndicats, partis politiques, médias… Les grandes institutions souffrent d’une importante perte de crédit auprès de la population. Et l’entreprise dans tout ça ? Eh bien elle ne s’en sort pas si mal…
La France subit depuis de nombreuses années une crise structurelle de confiance, marquée par des épisodes de forte tension, depuis le mouvement des gilets jaunes en 2018 jusqu’aux mobilisations antivax. Un climat d’érosion sociale, aux démonstrations souvent chaotiques, qui n’a pas trouvé à s’exprimer dans les organisations politiques ou syndicales en place.
Les grandes « institutions » de soutènement de la République et de la société ont non seulement perdu de leur crédit, mais elles agrègent et calcifient autour d’elles des manifestations revendiquées de défiance, sinon de colère. L’État, les élus, la Justice, la Police, l’École, les syndicats, les médias en prennent toujours davantage pour leur grade, au point de perdre, à bien des endroits, jusqu’à leur symbolique statutaire d’autorité.
Et les entreprises dans tout ça ? Comment s’en tirent-elles ? Quels sont leur place, leur rôle, leur pouvoir dans les représentations collectives ? Un certain nombre d’études convergent pour décrire leur capacité à résister au climat général de dénigrement, même un « retour en grâce » de leur image dans l’échelle de crédit accordée aux institutions.
Depuis plusieurs années, Edelman mène une étude mondiale visant à mesurer la confiance que portent les citoyens à l’égard de quatre grands piliers de nos sociétés : le gouvernement, les médias, les entreprises et les ONG. Une enquête menée dans 28 pays auprès de 36 000 personnes, publiée chaque année à l’occasion du forum économique mondial de Davos.
Que montre l’édition 2022 ? Premier enseignement : dans un tableau général où aucun pays occidental ne parvient à atteindre un seuil de confiance fixé par Edelman à 60 points, la France, si souvent dépeinte comme un concentré de déprime, est la seule démocratie qui progresse, avec un gain de deux points (de 48 à 50), basculant ainsi du groupe des pays « en défiance » à celui des pays « neutres ». Une première en dix ans ! Mieux : ce mouvement d’indulgence déteint jusqu’aux entreprises, dont le niveau de confiance progresse de trois points, alors qu’il chute parfois sensiblement chez certains de nos voisins.
L’épisode Covid est passé par là. Non seulement les entreprises n’ont pas été, loin s’en faut, les pires gestionnaires de la pandémie, mais le consensus semble établi autour du fait qu’elles ont globalement « assuré » durant la période. Pourtant, le solde de reconnaissance qu’elles ont accumulé à la faveur de cette crise dépasse le seul champ sanitaire. Selon un rapport « Salariés et entreprise : vers un nouveau contrat de confiance », publié par Havas Paris People le 1er septembre 2021, 74 % des salariés ont le sentiment que la crise sanitaire a renforcé la capacité de leur entreprise à faire face aux grands défis de demain : pandémie bien sûr, mais aussi changement climatique et injustice sociale. À tel point que 62 % déclarent leur faire davantage confiance aujourd’hui.
L’ancien DRH d’Orange et fondateur du cabinet Topics, Bruno Mettling, ne s’étonne pas de la fonction de réassurance de l’entreprise dans un monde bousculé par des transformations et des crises multiples. « L’entreprise devient progressivement l’un des lieux où la présence de règles collectives, de repères, agit comme un temporisateur des tensions de la société. C’est une figure connue et reconnue, un espace identifié de dialogue, de calme et de confiance », affirme le consultant.
Pour Pierre-Yves Gomez, professeur et directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises à l’EM Lyon Business School, c’est dans la dimension tangible de l’entreprise qu’il faut trouver les rasions d’une certaine confiance collective : « L’entreprise est une institution du réel. Parce que c’est le lieu du travail. Un travail pas seulement juridique, mais ce qu’Hegel définit par ses qualités d’émancipation, de construction et de reconnaissance sociales. L’entreprise est par excellence LE lieu de la socialisation. C’est ce qui en fait un vecteur de réassurance sociale. »
Proximité, incarnation, prime aux PME. Pour garantir le cercle de la confiance, les Français réclament de l’expertise et de la proximité. L’étude d’Edelman montre que la primeur revient ainsi aux scientifiques (67 %) et aux collègues (64 %), loin devant les dirigeants politiques (43 %) et les journalistes, lanternes rouges de ce classement (32 %). Quant aux patrons, leur image varie selon leur degré de proximité et d’incarnation. Si la figure générique du PDG ne recueille que 35 % de capital crédit, les Français voient dans leur propre employeur le premier vecteur refuge de la confiance (67 %). Il est également perçu comme la première source d’information crédible (64 %), devançant ici le gouvernement (58 %) et les médias (56 %).
« Ce qui caractérise une entreprise, c’est son dirigeant, la manière dont il incarne les valeurs, la mission, le management du collectif de travail. La proximité devient une valeur centrale. Toutes les études montrent que les TPE et les PME inspirent davantage confiance. On peut y échanger, s’y confronter, débattre, co-construire. Et les salariés peuvent y juger sur pièces. C’est pourquoi on n’a pas besoin d’être une entreprise à mission pour avoir une mission ou une raison d’être », soutient Emeric Oudin, président du Centre des jeunes dirigeants (CJD), lui-même patron d’une structure de 18 salariés.
Le crédit accordé par l’opinion à l’entreprise ou par les salariés à leur dirigeant n’équivaut pour autant en rien à une carte blanche. À regarder de plus près, les entreprises restent fortement associées aux grandes peurs des Français : mondialisation, délocalisations, dégradation de la qualité d’emploi, course débridée à une innovation non comprise, voire inutile ou contraire à l’éthique. La confiance n’est donc pas un impératif catégorique, une donne inconditionnelle. Elle est même extrêmement raisonnée, pour ne pas dire raisonnable. Fragile, donc. Faire confiance, c’est décider d’assumer un risque comportemental. Mais l’autre agit-il vraiment comme nous le pensons ?
Jusqu’à présent, le contrat de confiance dans le monde de l’entreprise s’est fondé sur deux piliers principaux : la protection et la liberté. Aujourd’hui, il actionne de nouveaux ressorts : droit à l’erreur, test and learn (méthode favorisant l’expérimentation, les essais et les ajustements), apprentissage continu, écoute et feed-back… Surtout, il renvoie à la capacité des employeurs de remplir et d’assumer leurs nouveaux rôles sociétaux.
« Les attentes à l’égard des entreprises dépassent aujourd’hui de loin les problématiques d’emploi, de bénéfices ou de croissance économique. Les Français exigent qu’elles investissent les champs de la responsabilité sociale, sociétale et environnementale », note Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d’Harris Interactive France. L’étude Edelman montre ainsi que les citoyens désirent voir les entreprises s’engager davantage sur les sujets tels que le changement climatique (56 %), la formation et la requalification de la main d’œuvre (49 %) ou encore les inégalités économiques (46 %).
Avec le concours du laboratoire FreeThinking et de l’institut Viavoice, Mazars a décrit dans un livre blanc les attentes des Français quant au rôle de l’entreprise dans la sortie de crise. Résultats éloquents : 81 % des citoyens sont convaincus que les entreprises ont le pouvoir de changer les choses pour améliorer la société. Qui aurait pu imaginer il y a quelques années une entreprise attendue comme le moteur du changement social ?
Cette procuration s’est renforcée ces dernières années à mesure que la défiance dans les autres institutions prospérait. Ainsi, traditionnellement en France, plus on considère que le système est en échec, plus les attentes à l’égard des entreprises sont fortes. Pourtant, là encore, si l’on en croit Edelman, l’équation pourrait changer. « Après des années d’effet miroir, un rapprochement s’opère entre l’institution gouvernementale et les entreprises. Alors qu’entre 2015 et 2021, une dynamique de report voulait que quand l’une des deux institutions baisse, l’autre augmente, leur niveau de confiance s’élève désormais parallèlement à plus de 50 % », remarque Emlyn Korengold, co-CEO Edelman France.
Si l’entreprise gagne quelques galons dans la perception collective, ce n’est donc pas – en tout cas ce n’est plus – sur la défaillance des systèmes régaliens. « Il n’y a pas de mélange des rôles entre les différentes institutions, qui restent assez distinctement identifiées dans leur prérogatives respectives. Les Français demeurent notamment très attachés à une forte culture régalienne. Quand on parle de sécurité, d’innovation, de démocratie, de formation, et même d’emploi, on s’en réfère d’abord spontanément à la figure de l’État, pas à celle de l’entreprise », note Jean-Daniel Lévy.
Peut-on d’ailleurs considérer l’entreprise comme une institution à part entière ? A-t-elle seulement sa place dans une échelle barométrique sous-pesant le crédit et le discrédit de figures comme l’État, les ONG, les médias ? « L’entreprise est l’une des grandes institutions fondatrices de la société capitaliste, à côté de l’État nation, du marché, de la démocratie. Mais à la différence de ces dernières, elle relève, dans ses représentations, ses définitions et ses exégèses, du registre privé. L’entreprise est une institution politiquement masquée. Cela tient au fait que l’État occupe tout l’espace politique et juridique », argumente Pierre-Yves Gomez.
Une institution, mais pas forcément reconnue en tant que telle. Cette relative invisibilité statutaire expliquerait-elle les efforts colossaux que déploient les entreprises – et pas forcément les plus grosses – à occuper de manière frénétique tous les espaces de prise de parole publique ? « Jamais le récit n’avait pris une telle importance pour les entreprises. Elles consacrent beaucoup de temps, d’énergie et de surface d’expression à expliquer ce qu’elles sont, ce qu’elles visent, ce qu’elles font. On parle de sens, d’impact for good.
Mais l’entreprise peut-elle et doit elle répondre à toutes ces exigences ? », demande Isabelle Barth, professeure agrégée des Universités en sciences de gestion.
Transformation des critères de performance, symétrie des attentions vis-à-vis des parties prenantes, partage de la valeur, co-construction de la vision stratégique, raison d’être, information libre et ouverte, employabilité des salariés, autonomie et subsidiarité, contribution à la décarbonation, définition, suivi et sanction des impacts dans les transitions énergétique, climatique, numérique et sociale… : dans les organisations économiques comme dans le monde politique, le langage a souvent une fonction compensatoire. Plus on dit qu’on fait, plus on peut être suspect de ne pas faire. Entre se raconter et se « la » raconter, la frontière est aussi ténue que le retour de bâton peut être violent. « L’entreprise est une institution qui doit rendre des comptes. C’est même sans doute la plus comptable des institutions », note Emlyn Korengold. Bref, gare au great washing. « Le bruit médiatique relayé par les réseaux sociaux pour critiquer la position d’entreprises comme Total ou Décathlon en Russie après l’agression contre l’Ukraine est significatif d’une bascule dans un nouveau rapport de force », confirme Jean-Daniel Lévy.
Paradoxalement, l’extension du domaine de l’entreprise à des rôles jusqu’alors exogènes dilue plus encore sa compréhension. Pour Pierre-Yves Gomez, il s’agit dès lors d’engager un travail de constitutionnalisation de l’entreprise. « L’entreprise ne peut plus être pensée en dehors des autres institutions du monde économique, c’est un fait. Dès lors, il ne s’agit plus tant de la redéfinir, c’est-à-dire d’en décrire les contours, que de la reconstituer, c’est-à-dire d’en poser les éléments constitutifs. Cette reconstitution ne peut passer que par la déconnexion avec l’ultra-financiarisation et le modèle de l’actionnariat. Il faudra rapidement faire des choix, si l’on veut que les nouveaux leviers de confiance ne se transforment pas en arguments de rejet. »