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La nouvelle loi Travail espagnole veut en finir avec l’abus d’emplois précaires

Décodages | Emploi | publié le : 01.05.2022 | Cécile Thibaud

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La nouvelle loi Travail espagnole veut en finir avec l’abus d’emplois précaires

Crédit photo Cécile Thibaud

L’Espagne veut tourner la page des taux de chômage record et des enchaînements de contrats temporaires en offrant à la fois des outils de flexibilité aux entreprises et une meilleure sécurité aux salariés.

« Nous allons en finir avec la culture de la précarité. » Ce 3 février à Madrid, la ministre du Travail, Yolanda Díaz a les yeux brillants. Les mots lui manquent pour exprimer son émotion. La réforme du travail vient d’être approuvée au Parlement. De justesse, à une voix près, au terme d’un vote chaotique marqué par des retournements d’alliance de dernière minute et même une erreur de vote. Qu’importe, elle est passée. Critiquée à droite comme à gauche, la loi qui avait été approuvée par décret, le 30 décembre dernier en conseil des ministres, vient d’être validée par le Parlement. Mais le plus important, sûrement, c’est qu’elle est revendiquée par les partenaires sociaux comme un accord équilibré, nécessaire pour accompagner les transformations de l’économie espagnole. « C’est un accord qui va changer la vie de millions de travailleurs, elle est pensée pour les plus précaires », affirme Unai Sordo, le secrétaire général de Commissions ouvrières (proche des communistes), l’une des deux principales forces syndicales avec UGT (liée historiquement aux socialistes).

Du côté du patronat, c’est la même sensation d’avoir signé un accord fondamental qui domine. « Les syndicats et nous avons fait ce que nous avions à faire. Si la loi ne passe pas, chacun devra expliquer clairement pourquoi », prévenait Antonio Garamendi, le patron des patrons espagnols, président de la confédération CEOE, à la veille du vote incertain. « Cet accord donne une stabilité très importante au pays, pour le présent mais aussi pour l’avenir, insistait-il. Ça nous a coûté neuf mois de négociations mais nous nous sommes entendus sur des choses qu’il fallait changer depuis très longtemps. »

Après un suspense qui aura duré jusqu’à la dernière seconde dans l’hémicycle, la loi est finalement passée. Telle qu’elle avait été négociée, à la virgule près, durant les réunions marathoniennes avec les organisations patronales et syndicales. Elle naît sous les critiques des députés de droite ou de gauche, qui la trouvent excessive ou bien trop modérée. Elle a forcément tous les défauts, puisqu’elle revient sur certaines mesures de flexibilité et de dérégulation qui avaient été mises en route en 2012 par le gouvernement du conservateur Mariano Rajoy, en pleine récession. Mais elle déçoit puisqu’elle n’est pas pour autant la grande révolution attendue sur la gauche. « L’important c’est que la réforme est le fruit d’un accord entre les partenaires sociaux », assure la ministre du Travail. La prouesse est de taille pour le gouvernement de Pedro Sánchez, en coalition entre les socialistes du PSOE et Podemos. Il a obtenu le consensus, après quinze ans de réformes imposées qui avaient laissé chaque fois un goût amer aux uns ou aux autres, sans jamais résoudre les déséquilibres chroniques du marché du travail espagnol, marqué par un fort taux de chômage et une précarité record.

12,6 % de chômage.

L’Espagne a en effet le triste privilège de maintenir des taux de chômage record en Europe, au coude à coude avec la Grèce le plus souvent. Même si on est loin des 27 % atteints au creux de récession en 2013, le chômage est actuellement à 12,6 %, contre 6,8 % en moyenne dans la zone euro. L’évolution des trente dernières années montre que le taux demeure élevé y compris en période de forte croissance et affecte aujourd’hui 30 % des moins de 25 ans. L’autre grand problème est le recours excessif aux contrats temporaires : un salarié sur quatre est en contrat court, tandis que la moyenne tourne autour de 14 % dans la zone euro. L’objectif du nouveau cadre législatif dessiné entre le ministère du Travail, les syndicats et le patronat, est de dégripper les rouages pour donner à la fois plus de sécurité aux salariés et une meilleure flexibilité aux employeurs. Avec pour axe central l’idée que le contrat stable doit être la norme et que le recours aux autres types de contrats – temporaire ou formation – doit être justifié, afin d’éviter l’usage abusif des contrats courts et de faciliter l’insertion professionnelle des jeunes sans qu’ils soient considérés comme éternels stagiaires. De même, les employés saisonniers, très nombreux dans un pays où le tourisme draine aux alentours de 14 % de la masse salariale, seront couverts par un contrat « fixe intermittent », qui permet de garder le lien avec l’employeur d’une année sur l’autre et d’accumuler de l’ancienneté et des droits à la formation.

La nouvelle loi établit que tout employé qui a passé plus de 18 mois sur une période de 24 mois dans la même entreprise, à travers au moins deux CDD, sera considéré comme fixe. Elle prévoit aussi des pénalisations de fin de contrat, afin de décourager le recours à l’enchaînement de contrats très courts. « C’est l’un des grands écueils espagnols, souligne l’expert en droit du travail Florentino Felgueroso, chercheur à l’institut d’économie appliquée Fedea, qui explique que les employeurs ont pour habitude d’embaucher de lundi à vendredi, afin de ne pas payer les charges correspondant au weekend et de réembaucher le lundi suivant. Les statistiques indiquent en effet qu’un CDD sur quatre dure moins d’une semaine. « On a assisté à un éparpillement des heures de travail et dans les franges les moins qualifiées, mais pas uniquement », décrit l’économiste Raymond Torres, directeur de conjoncture de la fondation Funcas. « C’est évidemment un problème pour les travailleurs qui ont du mal à construire un projet de vie sans horizon stable, mais cela finit aussi par pénaliser les entreprises, car cela traduit leur manque d’ambition et frustre les capacités d’innovation », insiste l’expert.

« Si le poste de travail est structurel, il n’y a pas de raison qu’il soit occupé par une rotation de personnes en contrats courts », avait plaidé la ministre, dès le début des négociations, en sachant qu’elle s’attirait les foudres du patronat qui l’accuse de vouloir s’immiscer dans la gestion des entreprises. Mais il en faudrait plus pour l’impressionner. À 50 ans, Yolanda Díaz est en effet juriste experte en droit du travail. Membre du parti communiste et fille de syndicaliste des chantiers navals de Ferrol, en Galice, elle a les deux pieds sur le terrain. Elle connaît le dossier sur le bout des doigts et, contre toute attente, elle a su établir une communication privilégiée avec Antonio Garamendi, le patron des patrons espagnols. En négociatrice chevronnée, elle a réussi à ne pas lâcher le fil et à garder le cap. Jusqu’à l’accord final signé avec le patronat et les syndicats, le 23 décembre dernier, juste à temps pour respecter les délais fixés par Bruxelles, qui attendait le texte avant fin 2021. Car si la réforme du travail s’est discutée à Madrid, entre le gouvernement et les partenaires sociaux, il s’agissait d’un billard à trois bandes avec l’UE. Elle faisait en effet partie des conditions posées à l’Espagne pour obtenir le déblocage des fonds NextGeneration.

Déjà la baisse des contrats courts.

Lors de la présentation de son plan de relance, en février 2021, l’exécutif espagnol s’était engagé à réduire la dualité du marché du travail, à renforcer l’investissement en capital humain et à réduire la précarité et les brèches sociales. Il avait déjà annoncé les grandes lignes de son projet, indiquant un meilleur encadrement des contrats temporaires afin de promouvoir la stabilité de l’emploi comme norme générale. Avec aussi la mise en place de nouveaux mécanismes de flexibilité interne pour faciliter l’ajustement du temps de travail en période de baisse d’activité, cyclique ou extraordinaire, sans avoir recours au licenciement. Il signalait aussi que le système de recours au chômage partiel utilisé pour protéger les entreprises durant la pandémie allait servir de point de départ pour le développement de dispositifs de formation ou de requalification pour aider les secteurs en reconversion.

« Le vrai défi aura été de maintenir les interlocuteurs à la table de négociation jusqu’au bout, à la recherche d’un accord équilibré où chacun trouve son compte », décrit José Ignacio Conde-Ruiz, chercheur de l’institut d’économie appliquée Fedea. Le chemin aura été d’autant plus ardu, note-t-il, « que la réforme a été au cœur de toutes les revendications de la gauche ces dernières années ». Le gouvernement de Pedro Sánchez, formé en coalition entre les socialistes du PSOE et Podemos (gauche radicale), était arrivé avec la promesse faite aux syndicats de déroger la réforme de 2012 qui, du temps du conservateur Mariano Rajoy, avait baissé les coûts de licenciement et fragilisé la négociation collective. Les discussions s’ouvraient donc avec les partenaires sociaux sur le qui-vive, entre les syndicats appelant à la reconquête des droits des salariés et le patronat décidé à éviter un pas en arrière. La ministre du Travail a opté pour sortir de l’impasse en déplaçant les débats vers un autre terrain « beaucoup plus ambitieux » selon elle : Au lieu de regarder vers la législation d’avant la crise économique de 2008, mieux vaut s’armer pour l’avenir et tracer un cadre plus adapté aux bouleversements du monde du travail et la nécessaire requalification face à la double transition verte et numérique. La question est de savoir si la réforme va tenir ses promesses. Elle est en rodage depuis plus de quatre mois mais les entreprises avaient jusqu’au 30 mars pour s’y adapter. Les chiffres mensuels indiquent déjà une baisse notable du nombre de contrats très courts et une montée notable du nombre d’embauches stables. Ils sont passés d’une représentation de moins de 11 % des contrats signés l’an dernier, à 22 % en février et 31 % en mars. La tendance est là, même s’il est encore tôt pour en tirer des conclusions.

En résumé

Les principaux points de la réforme sont les suivants :

• L’encadrement des contrats à durée déterminée et un contrat fixe-intermittent pour le travail saisonnier.

• Des pénalisations pour éviter la fraude à l’embauche temporaire et le contrôle du recours à la sous-traitance.

• Une flexibilité interne négociée avec les syndicats et le levier du chômage partiel pour éviter le recours au licenciement.

Auteur

  • Cécile Thibaud