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L’Amérique face aux démissions massives

À la une | publié le : 01.05.2022 | Caroline Crosdale

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L’Amérique face aux démissions massives

Crédit photo Caroline Crosdale

L’épidémie de Covid a servi de révélateur aux salariés américains. Que voulaient-ils faire de leur vie ? L’an dernier près de 48 millions d’entre eux ont démissionné.

Patrick Leal, infirmier Texan de 50 ans a vécu l’épidémie de Covid-19 comme un service militaire intense. « Il y avait des malades partout, dit-il. On les faisait entrer et sortir le plus vite possible. » Et de poursuivre. « C’était l’usine. On administrait un médicament, on s’en allait, patient suivant. On ne s’intéressait plus au malade, ce qui comptait, c’était le traitement. » Avant l’épidémie, Patrick Leal adorait son métier. Il aimait former les nouvelles infirmières. Mais la Covid a changé son regard sur la profession. « Je rentrais chez moi, frustré, épuisé. » Alors, après vingt-deux ans aux urgences, il a quitté son hôpital au mois de février 2021 et est resté chez lui pendant neuf mois. « Avec ma femme, elle aussi infirmière, nous avions des économies », souligne-t-il. Patrick Leal en a profité pour redécouvrir ses jeunes enfants de 6 et 8 ans. Il s’est mis à cuisiner à la maison, a perdu 36 kg. Et en septembre, quand ses petits sont partis à l’école, il a trouvé un autre emploi d’infirmier au lycée, à Pearland (Texas). Il soigne aujourd’hui les nez qui coulent et les entorses et se plaît à nouveau à éduquer parents et élèves sur la Covid-19. Patrick ne regrette pas son choix. Il gagne moins de la moitié de ce qu’il empochait dans son ancien métier au service des urgences. Mais il ne fait plus de garde de nuit. Il va chercher ses enfants en début d’après-midi à la sortie de l’école et les aide à faire leurs devoirs. « Avant, ils étaient moyens, raconte-t-il fièrement, maintenant ils sont parmi les premiers de la classe. » Et leur père est tellement plus heureux. « Je travaille pour vivre, conclut-il. Je ne vis plus pour travailler ».

Une vague de fond

Patrick Leal n’est pas le seul à avoir tiré une croix sur sa vie d’avant. Il fait partie de cette vague de fond appelée aux États-Unis, la « grande démission » (Great Resignation). Ce mouvement a pris de l’ampleur en avril 2021. Lorsque l’on regarde les chiffres du BLS (Bureau of Labor Statistics), l’équivalent américain de l’Insee, on s’aperçoit que pour la première fois l’année dernière en avril, le nombre des démissionnaires dépasse la barre des 4 millions. En mai, ces statistiques mensuelles retombent à 3,8 millions. Mais très vite, l’ascension reprend : 4 millions en juin, 4,253 millions en septembre, 4,4 millions en décembre. Tant et si bien que l’année s’achève sur un record de 47,845 millions de démissionnaires, 12 millions de plus que l’année précédente. Et les envies de départ ne s’arrêtent pas à la frontière de 2021. L’année suivante, dès le mois de janvier, 4,252 millions d’Américains ont à nouveau pris leurs cliques et leurs claques, en février : 4,4 millions. Le commerce, le secteur des biens durables et l’éducation sont en première ligne. En février, 14 000 enseignants ont quitté leur classe, suivant l’exemple d’Amelia Watson, une institutrice du Mississippi, reconvertie l’automne dernier en coordinatrice du recrutement chez Allegis Global Solutions.

Un meilleur équilibre entre vie privée et travail

« Je me sentais complètement piégée dans un métier que je détestais », avoue-t-elle. La jeune femme de 25 ans a pris l’épidémie en pleine figure. « Dans le Mississippi, il y a une grande résistance face aux masques et à la vaccination. J’avais peur que les élèves ramènent la Covid chez leurs grands-parents. » L’institutrice voyait bien que quelques élèves déprimaient. Mais son administration ne voulait pas en entendre parler. « On devait se concentrer sur les tests, il fallait mesurer leurs savoirs. » Amelia Watson ne se sentait pas soutenue par ses supérieurs. « On devait appliquer ce que les parents voulaient », regrette-t-elle. La jeune femme a donc signalé sur le site LinkedIn qu’elle était « open », en clair « ouverte » pour de nouvelles aventures professionnelles. Et Allegis, un cabinet de recrutement lui a proposé de jouer les coordonnatrices, chez elle depuis son propre domicile. « Je suis tellement soulagée, dit-elle. Je n’ai plus peur de me réveiller. L’équilibre entre ma vie privée et mon travail est plus sain. Je peux prendre une pause, pour me promener ou tout simplement aller aux toilettes et mes superviseurs me traitent avec respect ! » Le besoin de considération est un des arguments, les plus répandus parmi les démissionnaires de l’an dernier. Un récent sondage réalisé par le Pew Research Center auprès de 1 000 personnes montre que 57 % d’entre elles ne se sentaient pas « respectées » au travail. Lorsqu’on y ajoute une paie insuffisante (63 %) et pas d’opportunité pour développer sa carrière (63 %), on comprend mieux les raisons de leur départ.

Fatiguée et triste

Mais il y a aussi ce que les sondages ne disent pas. « Pendant l’épidémie, nous avons été obligés de réévaluer nos priorités, explique Dorie Clark, auteure du livre « Se réinventer » et professeure à l’université Duke et à la Columbia Business School. Quand on fait face à de telles craintes pour sa santé, on est confronté à sa propre mortalité et à celle des autres. On remet en cause le train-train quotidien. » C’est ce que raconte Nicole Routon, 39 ans, l’ancienne professeure de sciences du Kentucky : « Le coup de grâce a été porté par la Covid, assure celle qui a enseigné pendant treize ans. On s’est retrouvé seuls chez nous, choqués. On ne savait pas quoi faire, mais l’administration comptait sur nous pour résoudre le dilemme. C’était l’épreuve du feu ». Stressée, fatiguée, toujours triste, Nicole s’adressait à des élèves dépressifs, suicidaires et en tant que prof, elle ne se sentait pas « équipée » pour répondre à leurs besoins. En janvier, Nicole Routon est donc partie. Elle a rejoint une institution financière. Elle visite les banques, revoit les programmes de formation des employés et elle s’épanouit. « Mon visage est plus gai. Je suis pleine d’énergie et mon nouvel employeur me remercie pour tout ce que je fais. »

Pas de regrets

La santé mentale et le manque de soutien de la hiérarchie sont des thèmes récurrents chez les démissionnaires de tous horizons, personnels de santé, enseignants, cols blancs du privé, petites mains des fast-food… et ce très publiquement. « Cher patron, je ne suis pas une esclave », déclare Sky Solomon, 18 ans, serveuse d’un Buffalo Wild Wings dans le Maryland depuis la plateforme TikTok. « Je déteste cet endroit », assure de son côté Tiffany Knighten dans sa mini-vidéo, en dansant sur une chanson d’Ariana Grande, « Merci, au suivant ». La New-Yorkaise de 29 ans travaillait dans les relations publiques. « J’étais épuisée, angoissée, sous-estimée, dit-elle. On ne reconnaissait pas ce que j’apportais. » Et de reprendre « J’étais la référence noire, la réponse de l’entreprise face aux manifestations Black Lives Matter ». Tiffany Knighten, elle, préfère se concentrer sur le développement des marques. C’est pourquoi, elle a créé Brand Curators, une start-up qui aide de jeunes influenceuses et associations à se faire connaître. Chez son ancien patron, elle gagnait 55 000 dollars par an, aujourd’hui elle a doublé ses revenus et travaille avec une petite équipe de 4 autres femmes. N’a-t-elle pas eu peur de tout plaquer ? Pas du tout. « La pandémie m’a permis de vivre ma vérité », assure-t-elle. Hoang Uyen Nguyen, une technicienne en ophtalmologie se veut plus sobre. Elle savoure tout de même son changement de clinique. « J’ai des tâches plus intéressantes, dit-elle. Je travaille avec plusieurs experts de la cornée et de la rétine. »

« Yes, they can »

« Les démissionnaires sont partis parce qu’ils le peuvent », renchérit Benjamin Biermeier Hanson, professeur en psychologie de l’université Radford. « Ils s’arrêtent 6 mois et retrouvent un autre emploi sans être stigmatisés, dit-il. Il y a tellement d’entreprises qui embauchent ! » La reprise de la croissance a de fait été très rapide. Le nombre des entreprises intéressées s’est élargi. « Le travail à distance a permis de multiplier les options », observe Stacey Staaterman, fondatrice de Staaterman Coaching. Et du côté des demandeurs d’emploi, le pool de candidats s’est réduit du fait de la retraite des baby-boomers. Une étude de la Banque centrale de Saint Louis montre en effet que durant les 2 dernières années, le rythme des départs en retraite des adultes de 55 ans et plus s’est accéléré. Entre 2008 et 2019, une moyenne annuelle d’un million de baby-boomers faisaient leurs adieux à l’entreprise. Depuis la pandémie, il faut plutôt tabler sur 3,5 millions. Les salariés d’un certain âge n’ont pas voulu risquer leur santé au bureau. Et la hausse de leurs actions en bourse a gonflé leurs économies. Ils ont tiré leur révérence. Ceux qui restent s’en trouvent tout à coup mieux traités. « Pendant de longues années, on leur a dit qu’ils étaient jetables, souligne Benjamin Biermeier Hanson. Aujourd’hui l’employeur reconnaît leur valeur. » Pour éviter la contagion des départs, les entreprises ajustent leurs offres de formation. « On me demande plus souvent de donner des conseils sur la progression de carrière, note Stacey Staaterman. C’est leur manière de dire « S’il vous plaît restez ». » « Nous avons adopté des mesures extraordinaires pour assurer la sécurité des employés », ajoute Ed Egee, vice-président en charge du développement de la force de travail à la NRF (National Retail Federation), la plus grande association de commerçants en Amérique. Le port du masque, les incitations à la vaccination et la pose de plexiglass aux caisses se sont accompagnés de hausses de salaires chez Amazon, les hypermarchés Walmart et Target…Et comme cela ne suffit pas Ed Egee plaide à Washington pour ouvrir les vannes de l’immigration légale. La cote du travailleur étranger est décidément en hausse.

Auteur

  • Caroline Crosdale