Le sujet alimente bien des discussions dans la sphère RH, avec une forte connotation négative. Mais si c’était une question de bouteille à moitié vide ou à moitié pleine… ? Si c’était, finalement, une perspective heureuse ? Si c’était écrit… ? Confrontation des points de vue en présence.
Yasmine Debbih affiche clairement la couleur sur sa page LinkedIn. « J’ai démissionné en 2022 », écrit-elle dans son dernier post qui date du 9 avril. « Je n’avais pas fait cinq ans d’études pour me satisfaire d’un emploi que je subissais, raconte cette jeune femme de 28 ans, aujourd’hui responsable des partenariats stratégiques chez Algar. En cinq ans, ma précédente entreprise avait connu cinq organisations managériales différentes. Entre ce qui m’avait été vendu à mon arrivée et mon quotidien, la situation avait largement changé. » Yasmine Debbih n’est pas un exemple isolé. En deux mois, quatre de ses collègues ont quitté son ancienne boîte. Et, preuve de l’intérêt du sujet : en quelques heures, plus de 2 000 vues ont été répertoriées. D’après les chiffres de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), « les ruptures de CDI étaient, en juin et juillet 2021, 10,4 % et 19,4 % au-dessus des valeurs observées deux ans auparavant. De même, les ruptures conventionnelles ont augmenté nettement en juin 2021 et dépassé les niveaux atteints avant la crise sanitaire. […] La hausse des fins de contrat à l’initiative du salarié ne concernait pas seulement les CDI : en juin 2021, les ruptures anticipées de CDD se situaient 25,8 % au-dessus du niveau atteint deux ans auparavant ».
Les entreprises du CAC 40, voire du SBF 120 (Société des bourses françaises), ne sont pas les seules concernées. Pour preuve, une autre livraison, en février, de la Dares. Que nous apprend-elle ? « Les démissions de CDI se redressent depuis le mois d’avril 2021. Au troisième trimestre 2021, quelle que soit la tranche de taille d’établissement, elles dépassent nettement leurs niveaux pré-crise, et ce dynamisme se poursuit en octobre. La hausse est toutefois un peu moins marquée pour les établissements de moins de 10 salariés. » À lire la dernière étude de LinkedIn, publiée mi-avril sur le réseau social professionnel, le phénomène pourrait se poursuivre : 44 % des professionnels français envisagent de changer d’emploi en 2022. Hymane Ben Aoun, présidente du Syntec Conseil y voit l’effet conjugué « de la reprise et du recul de la peur ». De là à s’approprier l’expression « The Great Resignation », répandue aux États-Unis depuis 2020 ? Le sujet divise.
À l’École de management de Normandie, six chercheurs (en sociologie, sciences de gestion, finances…) se sont emparés du sujet. « Histoire de comprendre ce qui a changé dans le rapport au travail, explique Xavier Philippe, docteur en sociologie du travail. La situation actuelle envoie un signal sur l’état de perception de ce qu’est le monde du travail aujourd’hui, des conditions qui se détériorent. » Un phénomène qui vaut uniquement pour les salariés du tertiaire ? Les enfants gâtés du marché ? « La grande démission touche tout le monde, quel que soit le type d’emploi, commente Vincent Meyer, enseignant-chercheur en gestion des ressources humaines au sein de la même business school. La progression de 20 % des démissions concerne aussi les bas salaires. Au plus fort de la pandémie, le nombre de démissions a chuté. Un rattrapage s’est donc opéré ensuite. Ce mouvement pousse à pointer du doigt un management trop traditionnel, un micro-management sans autonomie, qui scrute les micro-tâches des salariés, met en place la pause-café virtuelle pour mieux contrôler. Un management qui doit se renouveler. Mais le changement de culture managériale prend du temps. Augmenter le salaire de façon instrumentale ne suffit pas. C’est une partie de la réponse. Si tout le monde était bien dans son travail… »
« What ever happened to the Great Resignation ? […] And the past few months of data have pretty much destroyed the Great Resignation narrative.1 » Voici l’extrait d’un article de Paul Krugman, paru dans le New York Times, le 5 avril dernier. Généralement, les prises de position de cet économiste libéral de gauche titulaire du prix Nobel en 2008 jouissent d’une belle audience. « Un mea culpa commence à se faire jour dans la presse, analyse Laurence Ruiz, co-fondatrice du cabinet d’experts-comptables Orbiss aux États-Unis. Dans cet article, Paul Krugman évoque cette erreur d’interprétation. Si la démission a été surprenante, le retour en entreprise s’est fait très vite. Si les salariés américains ont changé de travail, c’est pour aller en chercher un meilleur ailleurs, généralement associé à des avantages sociaux (« benefits ») liés au poste, à l’image des assurances santé ou dentaires… Contrairement à la France, aucun amortisseur social n’existe aux États-Unis. Sans travail, pas de couverture sociale. Cela fait six mois que l’on écrit n’importe quoi ! La contribution des 25 à 54 ans au produit intérieur brut (PIB) américain est même supérieure à celle de 2019. » De ce côté-ci de l’Atlantique, cette notion d’erreur est notamment reprise par Jean Pralong, titulaire de la chaire compétences, employabilité et décision RH à l’École de management (EM) Normandie. « Une erreur de lecture », note-t-il. « Le vrai indicateur valable, c’est le volume de ruptures conventionnelles. Sa progression est apparente. Le ministère du Travail en accepte davantage, mais le nombre de salariés à en demander reste stable. Si le sujet de la grande démission occupe l’espace médiatique, aucun chiffre ne la démontre pour le moment. La Dares a toujours 12 mois de décalage. »
« Les mouvements sont très liés à l’état du marché de l’emploi métier par métier, poursuit Jean Pralong. Avec une économie qui va plutôt bien, les individus passent plus vite d’un état à un autre. On parle de mobilité d’accélération. Aux États-Unis, le marché de l’emploi est plus souple. Arrêter, essayer, repartir… sont autant d’étapes usuelles. En France, un trou dans le CV risque d’être compliqué à gérer. » L’appréhension du risque n’est pas la même qu’outre-Atlantique. Le cadre juridique n’a rien à voir. « L’essentiel de la vie professionnelle est structuré autour du contrat à durée indéterminée (CDI), rappelle Benoît Serre, vice-président de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH). Une raison technique qui fait que la France ne connaît pas cette grande démission. » L’expression « at will » résume bien cette spécificité américaine. Pas de CDI, pas de contrat à durée déterminée (CDD) non plus, pas plus de période d’essai, ni de préavis. L’employeur peut licencier un collaborateur du jour au lendemain. Le salarié peut le quitter sans raison non plus.
À la grande démission, l’expression de grande mobilité devrait être préférée dans l’Hexagone. En effet, aucun exode des actifs n’est à déplorer. Le marché de l’emploi ne se dégonfle pas telle une baudruche, avec des départs secs. À l’instar de ce qui se passait jusqu’au premier choc pétrolier, en 1973, la fluidité prend le dessus. C’est tout. Aux pots de départ succèdent les pots d’arrivée, non sans un coût certain. Entre le recrutement, la formation… le coût d’un turn-over varie entre 30 % et 40 % du salaire annuel. La sévérité de l’addition dope la créativité des entreprises. Développement de compétences transverses, cellules de discussion, sondages réguliers, congés illimités… Golden Bees, plateforme de recrutement programmatique, a fléché 5 % du chiffre d’affaires pour « the employee retention ».
L’approche de Benoît Raveleau est un peu différente : « Depuis 2016, les banques nous sollicitent pour savoir comment fidéliser les collaborateurs, rapporte le titulaire de la chaire RH Humanis à l’université catholique de l’Ouest (UCO). La question de la fidélisation va bien avant 2020. Simplement, la pandémie a rendu plus aiguë cette question-là ! Mais, de là à en faire quelque chose de nécessairement négatif ? Ne pourrait-on pas percevoir ce mouvement comme une vraie opportunité de recruter ? Ne pourrait-on pas se féliciter de ce retournement du rapport de force entre employeurs et employés ? Les lunettes des employeurs noircissent le tableau. » Et, plus surprenant, le professeur choletais avance que tout était écrit : « Quand les salariés sont invités à l’envi à être acteurs de leur vie pro, quand le Compte personnel de formation (CPF) est créé… On récolte aujourd’hui le fruit des dispositions prises depuis plusieurs années. » En 2021, 80 000 bilans de compétences ont été financés, selon les chiffres d’Orientaction, groupe de cabinets spécialisés dans l’accompagnement professionnel. Cet exercice se classe dans le top 5 des formations les plus demandées via le CPF, preuve de la montée en puissance du questionnement. Le chiffre était de 50 000 en 2020.
« Le défi de cette période est plutôt celui de la grande embauche, tient à souligner Chloé Karam, responsable de l’activité expérience collaborateur chez Willis Towers Watson. Tous ces gros titres qui font peur cachent un volume d’embauches bien supérieur à celui des démissions. Comment attirer les talents ? C’est la vraie question. » Selon une enquête du cabinet Deloitte, la difficulté à recruter les meilleurs talents constitue pour 73 % des dirigeants la première menace qui pèse sur les entreprises pour l’année à venir.
Et si le phénomène était déjà mort-né en France ? « Certaines entreprises imposaient beaucoup, déplore Caroline Elbaz, directrice des ressources humaines. On passe peut-être d’un excès à l’autre pour revenir ensuite à une forme d’équilibre, avec des entreprises au service des individus. Je ne suis pas inquiète. Cette période a de quoi remettre aussi du piment dans notre vie de DRH. Mais, on se prépare surtout à une grande embauche. Heureusement que tous les concepts américains ne s’appliquent pas en France. » La démission, finalement un moindre mal ? Déjà, les maux de demain ou d’après-demain sont nommés. Et la liste est longue. À chacun le sien. « Un certain nombre de verrous sont remis en cause, la situation peut vite déraper, confie Benoît Serre, entre ceux qui partent de l’entreprise, ceux qui veulent quitter l’Île-de-France. Le risque ? Avoir une entreprise sans murs et sans gens. » Vincent Meyer pointe l’inflation. « Méfiez-vous de ceux qui restent, lance quant à lui Jean Pralong, aux directeurs des ressources humaines. Le désengagement passif est plus terrible que la démission. »
(1) Qu’est-il arrivé à la grande démission ? […] Les quelques derniers mois de données ont pratiquement détruit le récit de la grande démission.