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Émotions des salariés « survivant » à une restructuration

Idées | Recherche | publié le : 01.04.2022 |

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Émotions des salariés « survivant » à une restructuration

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Utilisé dès le XVIIe siècle, pour désigner des états de détresse dus à des privations et à des conditions de vie éprouvantes, au cours du XXe siècle, le « stress » a été véritablement formalisé en premier lieu dans le domaine de la biologie, comme étant l’une des adaptations biologiques constatées au cours d’expériences auxquelles sont soumis des animaux à des agents nocifs, des chocs thermiques, des traumatismes physiques… Progressivement, divers champs de recherche s’en sont emparés, notamment le management, d’autant que confronté à tout changement, un salarié peut éprouver un sentiment de stress positif ou négatif.

Restructurations et stress

Dans le cas d’une restructuration, d’un plan de sauvegarde de l’emploi, nos travaux1 ont démontré qu’outre un sentiment d’injustice, les salariés, et notamment ceux dénommés les « salariés survivants » c’est-à-dire ceux restant dans leur entreprise après un PSE, peuvent éprouver un sentiment d’insécurité, voire un sentiment de stress. Selon Lazarus et Folkman2, le stress ressenti par un individu est un phénomène perceptuel, fonction d’une menace objective et d’une menace subjective. D’une part, l’évaluation objective du stress induit par un plan social s’élabore à partir de nombreux facteurs « objectifs » d’insécurité : un ralentissement ou une récession économique, des restructurations, des fusions, des rachats, des fermetures d’entreprise, un essor de la digitalisation, de l’uberisation de la société, de nouveaux modes d’organisation du travail, pour n’en citer que quelques-uns… Face à cette menace objective environnementale, le salarié ressent des niveaux d’insécurité différents, en fonction de sa perception et de son évaluation de l’environnement objectif dans lequel il se situe. D’autre part, l’évaluation subjective du stress est fonction d’une multiplicité de facteurs tels que les caractéristiques innées ou acquises de l’individu, les conditions matérielles dans lesquelles il vit, les succès ou échecs rencontrés avec ses différentes relations (familiales, professionnelles ou amicales…) et sa tendance à la vulnérabilité, en partie déterminée par ses expériences, mais également par son niveau d’estime de soi qui va minorer ou majorer l’évaluation du caractère stressant de la situation.

À partir de ces évaluations objective et subjective, le « salarié survivant » met en œuvre une stratégie, appelée « stratégie de coping », afin de « faire face » au stresseur, de négocier la menace ressentie, de la tolérer, de la maîtriser et/ou de la réduire par la mobilisation de ressources internes et/ou externes. Le « coping » se réfère ainsi à un « ensemble d’efforts cognitifs et comportementaux de l’individu c’est-à-dire orientés vers l’action qui vise à « gérer » (maîtriser, tolérer, réduire) les demandes internes et celles de l’environnement ainsi que leurs contradictions, qui grèvent ou dépassent les ressources de la personne » (Lazarus et Folkman). Le « coping » peut être envisagé selon trois approches cognitives. La première peut suivre une orientation temporelle (« temporal orientation »), selon qu’elle se situe dans le passé ou le futur : une perte passée sera supportée, réinterprétée dans le contexte présent ; alors qu’une menace future nécessitera des efforts pour maintenir un statu quo ou pour prévenir celle-ci par une action visant à la maîtriser ou à la neutraliser. La deuxième peut avoir une orientation instrumentale (« instrumental focus ») : les efforts de « coping » peuvent être centrés soit vers l’environnement soit vers soi, consistant à se changer soi-même. Enfin, la dernière peut avoir une orientation évaluative (« appraisals ») d’abord dite primaire, puis dite secondaire. L’évaluation primaire consiste, pour un salarié « survivant », à évaluer dans quelle mesure la situation induite par le plan social peut mettre en danger son propre bien-être. Cette phase permet de mettre en évidence la perception ou non d’une insécurité, d’un stress pour lui-même, selon sa propre analyse subjective. L’évaluation secondaire consiste pour le salarié « survivant » à s’interroger quant aux moyens à mettre en œuvre pour prévenir, maîtriser ou enrayer le stress perçu.

À partir de ces deux évaluations, le salarié « survivant » a la possibilité de développer de nombreuses stratégies afin de faire face au stress ressenti du fait d’un PSE. Selon Lazarus et Folkman, quatre actions de « coping » sont possibles : la recherche d’informations (par exemple, le salarié « survivant » cherche à connaître l’évolution stratégique de l’entreprise) ; l’action directe (par exemple, il s’engage dans le suivi de nouvelles formations professionnelles, il accepte une mobilité professionnelle et/ou géographique) ; l’inhibition de l’action (par exemple, il ne rencontre plus ses anciens collègues licenciés) ; les modes intrapsychiques qui se réfèrent aux réflexions que mène le salarié « survivant » pour se sentir mieux (par exemple, il ne se considère pas comme responsable de la mobilité, du départ ou du licenciement de ses collègues). Selon Paulhan et Bourgeois3, peuvent être envisagés un « coping de confrontation »qui consiste à exprimer sa colère à la personne à l’origine du problème, la direction et/ou le supérieur hiérarchique ; un « coping de mise à distance » qui consiste à traiter la situation, le plan social, à la légère ; un « coping de contrôle » qui consiste à garder pour soi ses sentiments ; un « coping de fuite-évitement » qui consiste à espérer un miracle et être moins impacté par le plan social, à essayer de se sentir mieux en mangeant plus, en fumant plus, en prenant plus de médicaments ; un « coping de résolution de problème » qui consiste à rechercher un plan d’actions pour remédier au problème, aux difficultés provoquées par la mise en œuvre des mesures du plan social ; un « coping de réévaluation positive » qui consiste à redécouvrir les éléments importants dans sa vie.

Restructurations et « roue émotionnelle »

Mais quelles que soient les stratégies de « coping » développées, les salariés « survivants » ressentent de multiples états affectifs. Ceux-ci, intenses ou diffus, sont fonction de deux dimensions : une « tonalité hédonique » selon des « sensations de plaisir-déplaisir » et une « intensité affective (activation ou « arousal ») », selon la force avec laquelle ils sont ressentis. En retenant deux dimensions, la valence (ou le caractère plaisant ou déplaisant d’une émotion) et l’intensité (ou la force avec laquelle celle-ci est ressentie et exprimée), les états affectifs de l’individu peuvent être représentés graphiquement par un modèle circulaire, nommé « modèle circomplexe des affects », par Russell4, formant une roue émotionnelle. À 0° se place le « plaisir », à 45° l’« enthousiasme », à 90° l’« excitation », à 135° la « détresse », à 180° le « mécontentement », à 225° la « dépression », à 270° la « torpeur » et à 315° la « décontraction ».

Dans le cadre d’un changement, en intégrant les émotions, quatre réponses comportementales sont alors observées selon Oreg et al.5. D’une part, une « acceptation du changement » induit des adjectifs émotionnels tels que calme, détendu, satisfait, serein ; un certain nombre de recherches retenant également comme terme la « volonté » ou l’« intention de soutenir le changement », l’« ouverture au changement ». D’autre part, un « désengagement du changement » induit des adjectifs émotionnels tels que désespéré, triste, assisté, se traduisant par des absences, des erreurs, évoquées par Hirschman ou Farrell6, voire par un « silence complaisant » sous la forme d’une rétention d’informations importantes ou une « voice » complaisante sous forme d’une résignation. Une « résistance au changement » induit des adjectifs émotionnels tels que stressé, énervé, en colère, se traduisant par les stratégies « voice » et « exit », voire des stratégies agressives, critiques, de grève, de sabotage. Enfin, une « proactivité de changement » induit des adjectifs émotionnels tels qu’excité, ravi, enthousiaste, en mobilisant une motivation intrinsèque des salariés et un lieu de contrôle externe, ceux-ci encourageant et/ou accompagnant son déploiement.

C’est ainsi qu’à l’heure des nombreux bouleversements humains et organisationnels provoqués par la crise Covid, les émotions ressenties jouent un rôle majeur dans le succès ou l’échec d’un changement, et la prise en compte de cette dimension émotionnelle est primordiale et incontournable pour comprendre les réactions des salariés confrontés à de permanentes restructurations.

(1) Philip de Saint Julien D. (2010) Les plans de sauvegarde de l’emploi, Liaisons sociales, coll. Entreprise et carrières

(2) Lazarus R. et Folkman S. (1984) Stress, appraisal and coping, Springer-Verlag

(3) Paulhan I. et Bourgeois M. (1995) Stress et coping : les stratégies d’ajustement à l’adversité, PUF Nodules

(4) Russell J. (1980) À circumplex model of affect, Journal of personality and social psychology, n° 39, p. 1161–1178 ; Le cercle commence sur l’axe horizontal à droite et tourne dans le sens inverse d’une montre ; 90° étant l’axe vertical en haut

(5) Oreg S., Bartunek J., Lee G. et Do B. (2018), An affect-based model of recipients’ responses to organizational change events, Academy of management review, vol.43, n° 1, p. 65-86

(6) Hirschman A. (1995) Exit, voice, loyalty – Défection et prise de parole, Éditions de l’Université de Bruxelles

Farrell D. (1983) Exit, voice, loyalty and neglect as responses to job dissatisfaction : A multi-dimensional scaling study, Academy of management journal, n° 26, p. 596-607