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Un luxe de grandes boîtes ?

Dossier | publié le : 01.04.2022 | Lucie Tanneau

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Un luxe de grandes boîtes ?

Crédit photo Lucie Tanneau

Multinationales, ETI, PME, start-up, fonction publique… Les salariés sont-ils égaux devant le travail hybride ? La crise a rebattu les cartes et la majorité des travailleurs éligibles a pu tester… avec des conditions et donc une acceptation, qui dépend beaucoup des moyens que leur entreprise a pu allouer pour repenser ou organiser cette nouvelle norme.

Avant la crise, les entreprises qui signaient des accords avec plus d’un jour de télétravail étaient perçues comme des pionnières. Souvent des grands groupes, avec un service RH bien capé. Ceux qui en bénéficiaient étaient des chanceux. Désormais, et après deux ans de télétravail encouragé partout où il était possible pendant des mois, le travail hybride est mis en discussion, notamment à la demande des salariés, partout où il est possible. C’est-à-dire pas partout. « Les secteurs du tertiaire, de la restauration, de l’artisanat, du bâtiment, échappent au télétravail », souligne en préambule Amandine Mathivet, sociologue du travail. Dans les grandes entreprises de ces secteurs, certains métiers pourraient se faire en mode hybride, notamment les fonctions supports, mais la culture d’entreprise n’est souvent pas encore passée au mode hybride. Dans le transport routier par exemple, si « 10 % des salariés peuvent télétravailler, ils ne le font souvent pas », constate Benoit Serre, vice-président de l’ANDRH.

À l’inverse, si le full remote (100 % télétravail) apparaît dans de nombreux articles de la presse généraliste, il ne concerne en fait que de très rares entreprises. Seuls 1 % des répondants de l’enquête ANDRH-BCG de février 2022 sur le futur du travail envisagent ainsi un « tout-télétravail » pour leurs salariés. Dans les faits, ce sont surtout des start-up de la Tech, de moins de 200 salariés (et souvent guère plus de 50) qui choisissent ce mode de fonctionnement. Certains l’avaient d’ailleurs adopté avant la crise sanitaire. « Ils utilisent des coworking ou des tiers-lieux et, pour eux, le site est même parfois l’exception », rapporte Catherine Pinchaud, secrétaire nationale CFDT en charge du sujet travail.

Pour les entreprises plus classiques, une des premières différences, selon la taille des structures, dans la transition vers le travail hybride réside dans la signature ou non d’un accord. La CGT recense ainsi « seulement 8 000 accords de télétravail signés sur les 100 000 entreprises qui pourraient s’en doter ». « Mais, en France, on n’est pas obligé de passer par un accord. Dans les PME, par exemple, il n’y a pas d’accord, mais leurs salariés font quand même du travail hybride, note Benoit Serre. Les PME en zone urbaine s’y sont mises rapidement », remarque-t-il, car le télétravail permet d’alléger le temps de transport certains jours, « mais il y a encore des dirigeants vraiment réticents, car cela perturbe le management. On a un modèle à la française très présentéïste et s’ils sont obligés de s’y mettre, c’est à marche forcée », note-t-il alors qu’il se dit « curieux » de voir si le nombre de télétravailleurs « va rester à 30 % dans les mois à venir ou descendre à 15 % ».

L’essayer ou l’adopter, pour le travail hybride, cela passe donc surtout par une organisation tant sur site qu’à domicile, qui dépend des moyens alloués par l’entreprise. Si le travail hybride n’est aujourd’hui pas le luxe des grandes multinationales, l’équipement des salariés à domicile (lire dans les pages suivantes) et l’organisation de ce nouveau mode de travail dépendent, eux, beaucoup de la taille de l’entreprise. « Le télétravail et sa performance dépendent de la qualité des outils. Les grandes entreprises peuvent investir dans les technologies et dans la formation. Les organisations très éclatées rendent aussi plus pertinent le choix du télétravail, souligne Bruno Mettling, fondateur du cabinet de conseils Topics. Dans les petites structures, il y a une culture de proximité et une localisation souvent plus proche du domicile qui rendent moins pertinent le télétravail. Et, souvent, les plus petites entreprises n’ont pas de services RH ou de services informatiques dédiés, et la complexité administrative et matérielle de gérer le télétravail freine le développement de l’hybride. »

Plus d’hybride, moins de bureaux

Le DRH d’InVivo, Sébastien Graff, assure que l’hybridation est développée de la même manière en matière de mobilier ou d’organisation sur les grands ou les plus petits sites du groupe agroalimentaire. Mais si son application est homogène, l’utilisation de ce choix de travailler ou non sur site, elle, l’est beaucoup moins. « Entre les grands sites urbains et la campagne, un des pivots importants est vraiment le trajet : quand vous êtes à cinq minutes de vélo de votre travail entre Rouen et le Mont-Saint-Aignan, ou à une heure de RER de Paris depuis Rambouillet, vous ne recherchez pas l’équilibre de la même manière, même si la demande de travail hybride existe sur toutes les sites », note-il. Exemple : son assistance personnelle, qui, trop attachée à la « proximité », refusait avant la crise toute idée de télétravail. « Le fait d’être forcée lui a ouvert de nouvelles possibilités, une nouvelle qualité de vie au travail et une nouvelle efficacité : elle gagne trois heures de transports par jour en ne venant plus qu’un jour par semaine au bureau », détaille-t-il. Sur un petit site, proche de son domicile, elle aurait certainement continué à travailler comme avant, sans hybridation.

Reste que les grandes entreprises doivent relever le défi de faire revenir sur site leurs collaborateurs, et notamment ceux qui goûtent le plus à ce nouveau mode de travail depuis chez eux. « On doit vraiment repenser les espaces de travail », résume Dominique Delatre-Dometz, directrice de l’environnement de travail au siège de Saint-Gobain et membre du Comex de l’Association des directeurs de l’environnement de travail (Arseg). Pour elle, « la réduction d’espaces est une conséquence logique et intelligente du travail hybride, compte tenu du coût de l’immobilier », qui implique non pas de supprimer tous les postes de travail, mais de repenser les espaces avec des cloisons modulables, plus de salles de réunion, de créativité, de convivialité. Ces aménagements seront très certainement réalisés de manière plus rapide ou plus spectaculaire dans les grands groupes. Avec une différence, là aussi, entre les locataires qui réfléchiront en fonction de leurs baux 3-6-9, et les propriétaires, notamment les PME familiales qui ne connaissent pas les mêmes enjeux de loyer ni ne pourront « rendre » des surfaces.

La sociologue Amandine Mathivet met en garde sur les inégalités qui peuvent être créées par le travail hybride selon la taille de l’entreprise, mais surtout le pouvoir des syndicats en interne. « Dans celles où les syndicats sont forts, ils pourront négocier et obtenir des conditions de travail correctes ou des indemnités pour permettre aux salariés de financer l’énergie, le matériel, la restauration, ou de signer des accords qui organisent les conditions du travail hybride. » Des avantages qui peuvent venir du rapport de force, « qui dépend aussi de la taille de l’entreprise », souligne-t-elle.

Quant à la fonction publique, « la crise a permis d’y faire un bond », remarque Catherine Pinchaud (CFDT), même si « ce qui était simple dans le privé a été plus compliqué dans le public ». Le premier confinement a souvent été synonyme de débrouille personnelle, avec des fonctionnaires – et notamment les gestionnaires de l’Éducation nationale pour qui le télétravail n’existait pas ! – venus récupérer leur unité centrale (tour) et leurs fichiers papiers pendant les premiers jours pour les amener dans leur salon. « Ce fut du bricolage, mais peut-être certains vont-ils l’adopter dans leur pratique. Cependant, beaucoup d’administrations ont encore un défaut d’équipement technique. J’espère qu’ils vont combler ce retard, c’est notre rôle qu’il se modernise », ajoute la syndicaliste.

« La direction générale des Finances publiques, déjà plus avancée sur des sujets d’innovation, a développé une culture du service et de la transformation, on l’a vu avec le prélèvement à la source. Pour d’autres administrations, qui n’ont pas fait ce chemin au même rythme, c’est plus compliqué. La rigidité du dialogue social dans le secteur public se conjugue difficilement avec l’agilité, et la diversité de mise en œuvre que nécessite une approche par activité, et les marges de manœuvre données à la ligne managériale ou hiérarchique sont souvent plus limitées », confirme Bruno Mettling. Si les fonctionnaires des ministères travaillent de plus en plus en mode hybride, de même que les fonctionnaires des grandes collectivités, ceux des Départements et communes beaucoup moins. Dans le public, le travail hybride est donc bien plus une affaire de taille.

Auteur

  • Lucie Tanneau