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Le modèle du tout-présentiel dépassé

Dossier | publié le : 01.04.2022 | Lucie Tanneau

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Le modèle du tout-présentiel dépassé

Crédit photo Lucie Tanneau

Les restrictions liées à la crise sanitaire se lèvent peu à peu. Le télétravail, lui, n’a plus rien d’une obligation mais il reste plébiscité par les salariés, au moins quelques jours par semaine. Avec cependant des conséquences, sur l’organisation, le management et l’action syndicale.

« Les DRH ne s’étaient pas trompés. Comme ils l’anticipaient en 2020, le travail hybride s’est normalisé. » Audrey Richard, la présidente nationale de l’Association nationale des DRH (ANDRH), elle-même directrice des ressources humaines chez Up, s’appuie sur une enquête menée en février 2022 auprès de 588 responsables RH en France sur le futur du travail pour conforter ce qui était à l’époque une conviction. Selon l’étude réalisée par le Boston Consulting Group (BCG) et l’ANDRH, 39 % des responsables RH prévoient que plus de la moitié de leurs salariés télétravailleront au minimum un jour par semaine d’ici 2025. Soit huit points de plus que ce qu’ils anticipaient en 2020. Conclusion qui s’impose à 76 % de ces professionnels RH : proposer des modalités de travail hybride aux salariés constitue un enjeu important, voire indispensable.

Fini donc le bricolage pour s’adapter à la situation de crise, le travail hybride devient la norme, avec un temps de travail partagé entre l’entreprise et le domicile (ou autre) du salarié, selon les journées ou les activités. Mais le chantier est encore loin d’être achevé : seuls 8 000 accords de télétravail ont été signés dans les 100 000 entreprises (selon la CGT) qui seraient susceptibles de mettre en place de telles mesures, et l’organisation de l’hybridation est encore, dans une grande majorité d’entreprise, à l’état de réflexion.

Pour Bruno Mettling, ex-DRH d’Orange, et fondateur du cabinet Topics, spécialisé dans la transformation numérique et sociale des organisations, « il est nécessaire de sortir d’une vision centrée sur le seul télétravail pour vraiment penser le travail hybride : sans opposer les deux temps, présentiel et télétravail, mais en repenser l’organisation et les activités en fonction de la présence ou de la distance », encourage-t-il. « Il faut progressivement cesser de raisonner en métiers télétravaillables ou non, mais penser par activité », poursuit-il citant l’exemple de Safran où les ouvriers qui construisent à la chaîne des moteurs d’avion exercent des métiers non télétravaillables, mais peuvent, par exemple, suivre leurs formations à distance. Même chose en agence bancaire : l’accueil doit se faire en présentiel. La gestion privée pas nécessairement. « Pour un dossier de fond qui ne mobilise pas les autres collaborateurs, vous serez mieux chez vous, mais pour un brainstorming, même si cela peut se faire en visioconférence, vous serez mieux sur le site », résume Gaëlle Féchant, directrice offres et pédagogie d’Unow, un organisme de formation en ligne, qui repense actuellement ses modules pour s’adapter au travail hybride. Pour elle, « tout le monde doit être formé à la gestion des tâches, du temps, de la communication et les managers en premier lieu. Ce n’est pas nouveau, mais l’organisation est tellement bouleversée qu’il faut revenir à ces bonnes pratiques et les adapter », appuie-t-elle.

Le management à revoir

Car si le travail hybride présente des avantages (concentration et équilibre de vies personnelle et privée, performance collective, suppression du temps de transport, gain de temps pour les loisirs ou la famille, économies d’essence, garde d’enfant, etc.), il a aussi ses inconvénients qui exigent de définir vraiment la façon dont il est mis en œuvre. « L’employeur a une obligation de sécurité vis-à-vis de ses salariés, même s’ils travaillent depuis leur domicile », rappelle la sociologue Amandine Mathivet qui compile les témoignages sur le télétravail et les diffuse depuis décembre 2019 dans son podcast « Au turbin ! ». Selon elle, « le renversement du paradigme » que représente le cas des salariés passant plus de temps à domicile qu’au bureau (avec trois jours de télétravail) mérite d’être suivi de près. « Dans quelques années, on risque d’observer une hausse des troubles musculo-squelettiques, car les employés sont moins bien installés chez eux, sans disposer des mêmes fauteuils ergonomiques qu’au bureau », explique-t-elle. Autre risque : la perte d’informations qui déstabilise le collectif. « Même si l’on n’est pas à 100 % à distance, l’organisation hybride crée une distorsion du collectif de travail », met en garde Fabrice Angeï, secrétaire confédéral de la CGT. Si le syndicat « préconisait » l’hybride plutôt que le tout-télétravail – car il « limite certains écueils comme l’isolement et allège les transports » – il exige une réflexion « sur l’aménagement des villes et des lieux (notamment des tiers lieux, NDLR) et sur la culture d’entreprise ». « Pour les jeunes recrues, l’intégration est plus difficile car la transmission de la culture, des savoir-faire et des apprentissages est plus dure si une partie de l’équipe est à distance », note aussi Christophe Nguyen, psychologue expert en risques psychosociaux et dirigeant du cabinet Empreinte humaine. « Pour les managers, c’est aussi difficile de suivre les équipes sans les voir : la productivité de long terme dépendra des réponses apportées », assure-t-il.

Ces réponses commencent à poindre. Au sein de son cabinet, par exemple, les 50 collaborateurs ont réalisé « une cartographie des activités à faire sur place ou au bureau » et tous ont été invités à être « plus vigilants » à la dimension sociale et collective de l’entreprise, qui organise des événements pour rassembler ses troupes. « Le manager doit aussi se réinventer » encourage Christophe Nguyen. Il est en effet un des maillons de l’organisation le plus touché par cette hybridation.

« Il serait dangereux d’installer deux formes de management différentes avec plus de confiance à distance et plus de contrôle sur place, ce qui encouragerait les gens à ne plus venir », alerte Benoit Serre. L’Oréal, dont il est le DRH France, s’est doté d’un accord qui autorise jusqu’à deux jours de télétravail par semaine avec la validation du manager et des règles de management définies. Par exemple, « celui qui anime une réunion doit être en présentiel », détaille-t-il en s’étonnant que l’organisation du travail ne soit pas un sujet abordé dans les programmes présidentiels. « Tout a changé, le modèle, l’organisation, la comptabilisation du temps, la responsabilité en cas d’accident… Il n’y a que le Code du travail qui ne change pas », regrette celui qui est également vice-président de l’ANDRH. Sur la question du management, Amandine Mathivet note aussi un besoin d’accompagnement des managers, « qui perdent un côté de leur travail alors que les salariés gagnent en autonomie à domicile : cela renvoie à la question de l’utilité de certains, ce qui est très violent », constate-elle. Pour y faire face, le groupe de protection sociale Apicil a choisi de porter une attention particulière à ses managers, alors qu’avec « 72 % de télétravailleurs » en interne, l’hybride est devenu « la norme ». « On a organisé un accompagnement pour poser le débat au sein des équipes pour voir ce que cela change et comment l’organiser », détaille Sylvain Martinet, le responsable du développement du capital humain. « Les managers doivent donner plus de feed-back, mais l’inverse est vrai aussi », remarque-t-il alors qu’il a organisé des échanges entre pairs « pour utiliser l’intelligence collective ». « L’idée est vraiment de trouver des solutions en collectif, sur les postures, sur les réunions en mode hybride, l’organisation du travail, les questions de cohésion d’équipe… », cite-il.

Les syndicats chamboulés

Des thèmes sur lesquels se penchent aussi beaucoup les organisations syndicales, les salariés étant, peut-être encore plus que les managers, bouleversés par le changement d’organisation induit par la crise. « Nous n’avons pas encore de règles pour les syndicats, même s’il y a une volonté forte de revenir sur site, mais sans urgence, alors même qu’il ne serait venu à l’idée de personne de faire une visioconférence il y a trois ans », indique Sylvain Martinet. « C’est vrai que nous avons des inquiétudes sur les relations entre salariés et IRP », confesse Fabrice Angeï. La CGT s’en est d’ailleurs ouverte auprès de la ministre du Travail. Parmi ses exigences figure notamment l’obligation pour l’employeur d’ouvrir des accès numériques aux représentants du personnel afin de diffuser les informations syndicales aux salariés. En la matière, les solutions apportées aujourd’hui par les entreprises sont encore souvent balbutiantes… voire inexistantes. « Nous demandons depuis longtemps que les syndicats aient accès aux adresses e-mail des salariés, mais c’est un tabou absolu pour le patronat », regrette Catherine Pinchaud, secrétaire nationale CFDT et cheffe de file des discussions sur le télétravail pour le syndicat, qui regrette d’ailleurs la signature d’« accords télétravail » plutôt que d’« accords qui traitent de l’hybridation du travail ».

Alors que certaines entreprises se réfugient derrière le règlement général sur la protection des données (RGPD) pour refuser de communiquer les adresses numériques des salariés aux représentants syndicaux, d’autres imaginent des solutions, comme des fils de discussions dédiés sur les messageries instantanées, des forfaits d’e-mails envoyés par les service RH ou des pages dédiées sur l’intranet. InVivo a ainsi prévu un espace dédié dans son bureau virtuel. « Au lieu de tracter devant des sites où il n’y a plus grand monde, les syndicats peuvent diffuser leur communication sur le BVI », se félicite le DRH, Sébastien Graff, qui a signé un accord de droit syndical pour préciser ces sujets en mars 2022. Au sein du groupe ADP, la DRH Élodie Gourmellet a, elle, fait le choix de mettre en place des « panneaux numériques électroniques sur le site de l’entreprise », mais les syndicats n’ont pas la possibilité d’écrire des e-mails directement aux collaborateurs. « Quand ils tractent, les gens ont le choix de prendre le tract, ou non, or l’e-mail ne laisse pas le choix », explique-t-elle pour motiver cette organisation. « En revanche, chaque salarié peut se créer une alerte sur l’intranet pour lire les nouveaux affichages », encourage-t-elle. Chez Unow, les syndicats demandent aux salariés s’ils veulent leur communiquer leur adresse e-mail ou s’en créer une spécifique pour recevoir l’information. « Cela me semble être la meilleure solution », affirme Gaëlle Féchant. Si sur ce dossier, les DRH et les syndicats n’en sont encore qu’au partage d’expérience et à la phase de réflexion, avec souvent beaucoup de craintes, la CGT note toutefois un point positif. « Quand on faisait des réunions d’information, certains salariés ne venaient pas de peur d’être identifiés. La visio est beaucoup plus anonyme et les réunions sont plus suivies », se réjouit-il. Est-ce un avantage de la distance ou est-ce une conséquence de la période chamboulée qui a motivé les salariés à s’informer davantage ? Le bilan sera intéressant dans quelques mois.

L’hybridation du travail n’en est en effet qu’à ses débuts, même si les DRH commencent à anticiper des conséquences de plus en plus nombreuses. Flex office, dématérialisation, digitalisation… « On observe des réactions en chaîne, c’est spectaculaire », constate ainsi Gaëlle Féchant d’Unow, qui prévoit des besoins forts en formations. « Depuis deux ans, on a répondu à la crise, mais pas repensé l’entreprise, souligne Benoit Serre. Il faut maintenant s’installer dans cette nouvelle norme. Les employeurs qui ne proposeront pas d’organisation adaptée se priveront de candidats, très en demande de travail hybride. »

Auteur

  • Lucie Tanneau