logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Entre progrès social et indépendantisme, que défendent les syndicats ultramarins ?

Décodages | Syndicalisme | publié le : 01.04.2022 | Frédéric Brillet

Image

Entre progrès social et indépendantisme, que défendent les syndicats ultramarins ?

Crédit photo Frédéric Brillet

 

Dans les grands territoires de la France d’outre-mer, les revendications portées par les syndicats locaux débordent fréquemment sur le terrain politique.

« Renforcer la formation et la qualification de nos jeunes Martiniquais »… « Agir auprès de nos salariés afin de renforcer leurs qualifications pour de meilleures perspectives d’évolution de carrière ». Telles sont les ambitions on ne peut plus classiques que portait Bernard Édouard, président du Medef Martinique pour les entreprises de ce territoire lors de la présentation de ses vœux au début de cette année. Des ambitions que n’importe quelle région, ou département, pourrait revendiquer mais aux Antilles il y a toujours un bémol : « Nous sommes conscients que toutes ces ambitions ne pourront se réaliser que dans un climat social apaisé. »

Un vœu pieux, sachant que depuis la fin des années 1960, les territoires d’outre-mer se trouvent régulièrement perturbés par des ouragans de contestation qui les submergent avec force blocages, grèves, manifestations et affrontements avec la police. Le dernier mouvement social qui a déferlé à la fin de l’an dernier en Guadeloupe et en Martinique trouve sa source dans le refus de l’obligation vaccinale pour les soignants et les pompiers. Mais, très vite et comme à l’accoutumée, le mouvement s’est emparé de plus anciennes revendications politiques et sociales, avec une demande d’ouverture de négociations avec les autorités sur le chômage des jeunes, la vie chère, les prix de l’énergie, le manque de services publics de santé ou d’éducation, la chlordécone, la pêche. Certaines de ces revendications étaient déjà présentes lors de la grève générale de l’hiver 2009. À l’époque, les syndicats se mobilisaient pour dénoncer la « pwofitasyon », entendue comme l’exploitation capitaliste et colonialiste des Antillais qui se traduirait par des prix élevés, des salaires trop bas et la mainmise de quelques grandes fortunes sur les richesses de l’île.

En 2007, un rapport parlementaire pointait déjà cette hégémonie. Aux Antilles, « les circuits d’importation et d’exportation sont bien souvent dans les mains d’un petit nombre d’entreprises, parfois familiales, qui se partagent un marché captif… Monopoles et oligopoles conduisent à des prix de vente disproportionnés et complètement injustifiables, non fondés sur les coûts de production », concluaient les parlementaires. À la richesse de quelques-uns répondrait un taux de pauvreté élevé. « De tous les territoires de la République, les départements, régions d’outre-mer, ainsi que les collectivités d’outre-mer (Drom-Com) sont, sans conteste, les espaces où la pauvreté est la plus prononcée […]. Cette pauvreté n’est pas sans rapport avec les différents mouvements sociaux secouant régulièrement ces territoires », pointait la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dans un rapport publié en 2017 sur ce sujet. Cela dit, il faut relativiser : la prime pour vie chère qui accroît de 40 % la rémunération des fonctionnaires et des salariés de grandes entreprises, les privilèges fiscaux, les subventions venues de métropole, le climat qui permet de se passer de chauffage, les jardins familiaux, l’importance des solidarités familiales, amortissent l’impact de la vie chère. Dans un rapport de juin 2017, la Cour des comptes considérait même excessif le montant de cette prime, l’écart de prix avec la métropole s’étant réduit ces dernières années.

Indépendantisme, anticolonialisme, anticapitalisme.

Demeure tout de même le taux de chômage élevé des territoires ultramarins (20 % aux Antilles). Un contexte historique où plane le souvenir de l’esclavage. Et le scandale retentissant de la chlordécone, ce pesticide qui a empoisonné durant des décennies les travailleurs des Antilles dans le secteur emblématique de la banane, tenu par les grandes familles locales. Un scandale qui mobilise la CGTM martiniquaise, prompte à dénoncer sur son site le « mépris et la morgue d’un État bourgeois, qui n’a que faire quant à la réparation […] des vies ouvrières qu’il a de ses mains brisées ». Cet exemple, qui pointe la responsabilité de l’État, illustre une constante des syndicats locaux dont les revendications indépendantistes, anticolonialistes et anticapitalistes dépassent le cadre de l’entreprise. « Les luttes sociales y sont souvent la continuation du combat politique par d’autres moyens », résume le sociologue et docteur en science politique Pierre Odin, spécialiste des Antilles1. « Cette forte politisation de la vie syndicale se trouve facilitée par le fait que les mouvements sociaux surgissent à l’appel de coalitions d’acteurs hétérogènes portées par des collectifs regroupant des syndicats, des associations, et parfois des organisations politiques. Cette diversité se reflète dans leurs revendications », poursuit le chercheur. Ainsi, aux Antilles, l’Union générale des travailleurs de la Guadeloupe (UGTG), le premier syndicat de l’île, proche du mouvement indépendantiste, affirme « militer contre l’exploitation de l’homme par l’homme, pour abolir les rapports, de type capitaliste et colonial que nous imposent la France, l’Europe et le capital international ». Élie Domota, son leader historique, est par ailleurs le porte-parole du LKP, un collectif d’une cinquantaine d’organisations syndicales, associatives, politiques et culturelles à l’origine de la grève générale de 2009 qui avait paralysé l’île plusieurs semaines. Ce même tropisme conduit les syndicats à s’intéresser plus qu’ailleurs aux discriminations, dans un contexte local et historique sensible. En 2021, un testing mené à grande échelle par des chercheurs affirmait que les Ultramarins pâtissaient sur leur propre territoire de discriminations dans l’accès à l’emploi. 3 468 candidatures fictives avaient été envoyées à plus de 1 000 restaurants en Guadeloupe, Martinique, à La Réunion et à Paris pour des postes de serveur, un métier pourtant en tension. Toutes choses égales par ailleurs, les profils venus de métropole obtenaient toujours de meilleurs taux de réponse que les Ultramarins, que le poste soit situé dans la France d’outre-mer ou à Paris. Cela dit, les pratiques discriminatoires ne suffisent pas à expliquer la surreprésentation des métropolitains aux postes d’encadrement qui est aussi un héritage du passé, quand, faute de qualification ou d’expérience adéquate, beaucoup d’autochtones ne pouvaient postuler.

Quoi qu’il en soit, leur faculté à s’emparer ou à s’associer à des revendications très diverses assure aux syndicats ultramarins une influence respectable. Influence qui se trouve confortée dans ces territoires par la place plus importante des salariés du secteur public (37 % de l’ensemble des salariés contre 23 % en moyenne nationale). Ceux-ci manifestant une plus forte propension à se syndiquer, le taux de syndicalisation dans les départements d’outre-mer atteint 24 % de l’ensemble des salariés des DOM hors Mayotte (Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion). Soit un chiffre très supérieur à celui observé en métropole apprend-on dans une étude de la Dares publiée en 2016. En revanche, cet organisme pointe d’autres singularités dont on peine à trouver une explication. Par exemple, le taux de syndicalisation est deux fois plus élevé dans le secteur marchand et associatif (18 %) qu’en métropole, malgré la faiblesse du secteur industriel, traditionnellement plus syndiqué. Il est aussi supérieur de 14 points à la moyenne nationale dans les trois fonctions publiques (34 %), et les femmes y sont aussi syndiquées que les hommes. On peut y voir là un effet d’entraînement : parce qu’ils perçoivent tous une prime pour la vie chère, les salariés les mieux lotis. Mais du fait de spécificités locales, les syndicats qui émergent d’un territoire d’outre-mer à l’autre ne portent pas les mêmes appellations ni revendications qu’en métropole. Les grandes confédérations syndicales métropolitaines peuvent être confrontées lors des élections professionnelles avec des syndicats locaux, souvent proches de partis indépendantistes, tels que l’Union générale des travailleurs guadeloupéens (UGTG), l’Union des travailleurs guyanais (UTG), la Confédération générale des travailleurs de Martinique (CGTM), la Centrale syndicale des travailleurs martiniquais (CSTM). D’où des stratégies d’alliance à géométrie variable avec les centrales parisiennes. En Guyane, l’UTG (Union des travailleurs guyanais) qui soutient le principe de l’indépendance a succédé à la CGT locale, mais reste affiliée à cette dernière dans le cadre des élections professionnelles. En Martinique la CGTM (CGT Martinique) demeure le premier syndicat. En revanche en Guadeloupe, c’est l’UGTG distincte de la CGT locale qui domine le paysage.

Rapport de force.

Autre particularité ultramarine, les mouvements sociaux portés par les syndicats appellent régulièrement à la grève générale et à des blocages, relativement faciles à réaliser : du fait de la configuration géographique, un simple barrage routier peut en effet suffire à paralyser un port et les approvisionnements d’une île. À plus petite échelle, des entreprises, notamment dans la grande distribution, se trouvent à l’arrêt parce que les grévistes en bloquent les accès. « Ce mode d’action qui vise à établir un rapport de force précède souvent l’ouverture des négociations », constate Yannick Plante, fondateur et directeur général du cabinet de conseil en ressources humaines et en recrutement Alizés RH. Pour y remédier, des ateliers paritaires rassemblant syndicats et employeurs avaient été organisés aux Antilles pour y développer une culture de la négociation et de prévention des conflits à la suite du conflit de 2009. « On a depuis constaté une baisse de la conflictualité », poursuit Yannick Plante qui perçoit une évolution positive des relations sociales dans les entreprises implantées dans les territoires ultramarins. L’arrivée d’une nouvelle génération d’employeurs plus ouverts à la promotion interne d’une part, et l’élévation du niveau d’éducation des Ultramarins très connectés qui reviennent au pays après avoir étudié et effectué une première partie de leur carrière en métropole d’autre part, changent en effet la donne. Source de frustration, le vieux schéma employé/ouvrier ultramarin subordonné à un manager venu de métropole qui prendrait la place d’un enfant du pays a du plomb dans l’aile. « Les employeurs peuvent recruter beaucoup plus facilement sur place pour les postes qualifiés qu’il y a vingt ans. Et ils ont intérêt à le faire, car les cadres autochtones connaissent mieux les codes culturels locaux. Ici le rapport à la hiérarchie est différent. » Et dans les territoires ultramarins, la prise en compte du management interculturel est loin d’être inutile pour les cadres venus de métropole qui veulent s’épargner un conflit avec les syndicats locaux.

(1) Auteur de « Pwofitasyon : luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique » (La Découverte) et contributeur de l’ouvrage collectif « 75 ans de départementalisation outre-mer » (L’Harmattan).

Auteur

  • Frédéric Brillet