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Enfin une vraie politique de prévention ?

Dossier | publié le : 01.03.2022 | Gilmar Sequeira Martins

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Enfin une vraie politique de prévention ?

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

La santé au travail va-t-elle enfin mettre l’accent sur la prévention afin de réduire les accidents du travail et les maladies professionnelles ? C’est l’ambition de la loi portée par les députées LREM Charlotte Parmentier-Lecocq et Carole Grandjean. Faisant suite à l’ANI du 9 décembre 2020, elle doit entrer en vigueur fin mars. Si ses ambitions sont saluées, les doutes persistent quant aux dispositifs mis en place et aux moyens mobilisés.

La santé au travail vit-elle un changement de paradigme avec la loi du 2 août 2021, qui s’inspire de l’accord national interprofessionnel (ANI) conclu par les partenaires sociaux le 9 décembre 2020 ? Le Medef, par la voix de Jean-Luc Monteil, co-chef de file patronal dans la négociation sur la santé au travail, s’en montre convaincu : « Elle opère une transformation fondamentale du système de santé au travail : elle repense l’offre des nouveaux « services de prévention et de santé au travail interentreprises » (SPSTI) autour d’une colonne vertébrale, la prévention, au bénéfice des employeurs comme des salariés. » La CFDT estime de son côté « intéressantes » les dispositions prévues par la loi, « que ce soit la conservation du document unique (DU), le passeport formation, le renouveau de la gouvernance ou la prévention de la désinsertion professionnelle ».

La conservation désormais obligatoire du document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp) revêt une importance particulière selon Pierre-Yves Montéléon, responsable confédéral de la CFTC chargé de la santé : « La trace des expositions collectives pouvait être facilement perdue car la visite médicale pouvait avoir lieu à un moment où le salarié ne se trouvait pas exposé. S’il était exposé entre deux visites et que le DU venait à disparaître, il ne restait aucune trace de ces expositions. La conservation du document unique est donc une avancée importante puisqu’il permettra une meilleure traçabilité des expositions et il sera plus facile de faire reconnaître le lien entre une maladie et une exposition. »

Pour autant, alerte Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail représentant la CGT à la commission des maladies professionnelles du Conseil d’orientation et des conditions de travail (COCT), le risque persiste de voir le Duerp rester un document purement administratif et théorique, souvent élaboré par des prestataires : « Ce risque est d’autant plus grand que la loi ne prévoit pas d’accompagnement des entreprises, en particulier des TPE/PME dans l’évaluation concrète des risques professionnels du travail réel. Le ministère du Travail délègue l’obligation constitutionnelle de préservation de la santé des travailleurs à des associations d’employeurs (les services de prévention et santé au travail, SPST) mais ces associations n’ont pas les moyens pour accompagner les entreprises. Comment vont-ils accompagner les entreprises alors qu’ils n’ont procédé à aucun recrutement conséquent des professionnels spécialistes de la prévention des risques ? Les SPST devront assumer à moyens constants l’obligation de conseil aux entreprises sur l’évaluation des risques professionnels. Cela signifie que cette obligation n’aura aucune effectivité réelle. Les SPST n’ont pas les moyens d’accompagner les entreprises. Cette loi ambitieuse ne prend pas en compte la réalité des entreprises et des services de santé au travail. Comme c’est déjà le cas aujourd’hui, les employeurs vont encore se retrouver seuls face au Duerp. »

Accompagner les entreprises

Si elle suscite des appréciations positives parmi les organisations patronales et syndicales, la visite médicale de milieu de carrière, censée anticiper le risque de « désinsertion professionnelle », tel n’est pas le cas pour les professionnels de santé, estime Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de santé au travail (SNPST) : « Quel est le but affiché de cette visite ? Voir si les salariés peuvent encore supporter les risques liés à leur poste et aider éventuellement les salariés en difficulté dans une reconversion dans un autre emploi dans une autre entreprise. En quoi cela va-t-il contribuer à l’amélioration des conditions de travail ? Aider un salarié à se reconvertir n’a rien de scandaleux mais c’est une façon d’aider l’employeur à ne pas remplir son obligation de reclassement et à ne pas agir en prévention primaire des conditions de travail. C’est tout le contraire de la prévention et cela explique pourquoi il y a beaucoup moins de salariés de plus de soixante ans en France que dans d’autres pays. » Moins acerbe, Jérôme Vivenza, de la CGT, déplore que ce dispositif reste « ne permette pas un traitement collectif des conditions de travail qui sont à l’origine de ces risques de désinsertion professionnelle ».

De son côté, Jean-Michel Sterdyniak estime contre-productive l’inclusion de thématiques de santé publique dans la prévention santé au travail : « Si on se met à parler de sport ou d’alimentation, on ne parle plus du travail et des mauvaises conditions de travail qui provoquent les maladies ou les accidents du travail. Quel est l’objectif de cette loi ? Elle vise à alléger les obligations de l’employeur et à le sécuriser juridiquement plutôt que de le pousser à mettre en place des politiques de prévention par une action réelle sur les conditions de travail. »

La définition d’une « offre socle », censée assurer aux entreprises des prestations homogènes sur l’ensemble du territoire suscite aussi des inquiétudes. « Le risque d’une offre socle a minima existe, admet Catherine Pinchaut, secrétaire nationale de la CFDT. Il faut se mettre d’accord sur son contenu. La visite médicale n’est pas l’alpha et l’oméga de la prévention. Pour nous, la santé au travail ne se limite pas à la visite médicale et les SPSTI ne se résument pas aux médecins du travail, il y a toute une équipe pluridisciplinaire. L’enjeu est d’être en prise avec la réalité et de voir comment les équipes accompagnent les entreprises sur le terrain, aussi bien les employeurs que les salariés et les représentants du personnel s’il y en a. Quand les SST fonctionnent bien, les employeurs sont disposés à payer le bon prix. Il y a la question de l’offre socle mais aussi celle des moyens pour concrétiser cette offre socle. À un moment, il faudra voir comment les services fonctionnent et éventuellement réorienter les moyens vers les vraies missions des SPST. »

Pour pallier la pénurie de médecins du travail, la loi prévoit le recours à des « infirmiers en pratique avancée » (IPA) et des « médecins praticiens collaborateurs » (MPC). « Ce sont des palliatifs, en aucun cas une solution, souligne Serge Legagnoa, secrétaire confédéral de Force Ouvrière. Cette pénurie peut entraîner une baisse de compétences et de la qualité des réponses apportées aux salariés. C’est un réel enjeu. » La CFE-CGC, sans être favorable aux MPC, souligne de son côté la nécessité de « définir exactement, à travers les mesures réglementaires, comment cette collaboration peut s’opérer avec les services de prévention et de santé au travail inter-entreprises (SPSTI) ». « Les MPC ne doivent pas être généralisés sur tout le territoire sauf à vouloir qu’ils se substituent aux médecins du travail, prévient Mireille Dispot, secrétaire nationale confédérale de la CFE-CGC. Ce n’est pas ce que nous voulons. »

Vigilance autour des décrets

Au-delà des débats autour des moyens restent encore à définir les modalités d’application réelle de la loi, qui se concrétisera à travers une quarantaine de décrets qui devraient être publiés avant la fin du mois de mars. Une étape cruciale, surveillée comme le lait sur le feu. « Nous sommes vigilants à ce que la préparation des 47 décrets d’application qui doivent permettre le déploiement de la réforme d’ici mars se fasse en pleine concertation avec les partenaires sociaux », souligne Jean-Luc Monteil, du Medef. La vigilance est aussi de mise du côté de la CFE-CGC qui fait état d’un « risque de lobbying », regrette Mireille Dispot : « Certains décrets ou projets de décrets ont déjà été soumis pour avis aux partenaires sociaux. Nous déplorons qu’ils ne respectent pas les termes de l’ANI de décembre 2020 ou de la loi sur les modalités de fonctionnement du CNPST, la « mise à disposition » du Duerp ou la prise en charge par les OPCO de l’intégralité des frais de formation des élus CSE. Par ailleurs, des projets de règlements intérieurs sont diffusés par certains SPSTI en totale discordance avec les cadrages adoptés dans l’ANI et dans la loi. Nous prendrons nos responsabilités selon la nature des divergences identifiées. »

Résultat d’un long processus de concertation entre partenaires sociaux, cette loi a peu de chance de produire des effets tangibles à court terme. Parmi les médecins du travail, c’est une vision pessimiste qui prédomine : « En France, le niveau global de l’espérance de vie est élevé mais chez les ouvriers, l’espérance de vie en bonne santé est inférieure à celle de l’Allemagne et des pays scandinaves, rappelle Jean-Michel Sterdyniak. Pour améliorer l’état de santé des salariés, il faut une politique volontariste en matière de conditions de travail. Aujourd’hui, les employeurs qui ne préoccupent pas des conditions de travail n’encourent aucune sanction. Il faut une politique qui combine une incitation, avec des subventions ou un autre dispositif, et une sanction si aucune amélioration n’est apportée. Sans sanctions, il n’y aura aucune amélioration. » Faute de résultat, les pouvoirs publics devront-ils se résoudre à reprendre la main et ouvrir la voie à une étatisation du dispositif ? « Dès 1995, l’inspection médicale du travail avait tiré la sonnette d’alarme sur la question de la démographie des médecins du travail », rappelle Jean-Louis Zylberberg, pour qui la dynamique actuelle tend vers des services de santé au travail dont les prestations seront réalisées essentiellement par des infirmiers et des intervenants en prévention des risques professionnels qui n’ont pas le statut de salarié protégé ni l’indépendance professionnelle des médecins. « C’est une porte ouverte à l’externalisation du coût des effets du travail sur la santé », prévient-il. Soit un changement de paradigme très différent de celui affiché initialement.

Faut-il revoir le schéma global de la santé au travail ?

La médecine du travail doit-elle rester du ressort des partenaires sociaux et du ministère du Travail ? Pour Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de santé au travail (SNPST), ce système introduit un « terrible biais » que l’affaire de l’amiante a illustré : « Le gouvernement a délégué aux partenaires sociaux la gestion du problème en créant le « comité permanent amiante ». Que s’est-il passé ? Les employeurs ont défendu leur industrie et les syndicats l’emploi. Résultat : l’amiante, qui aurait dû être interdit dès 1982, ne l’a été qu’en 1996, soit quatorze ans durant lesquelles les victimes se sont multipliées. Les partenaires sociaux font de la médecine du travail une variable d’ajustement de leurs négociations. Le plus souvent, la santé des salariés est sacrifiée sur l’autel de l’emploi. » Pour le secrétaire général du SNPST estime que la santé au travail doit être tout simplement réintégrée dans la santé publique. « Autrement, les réformes vont continuer à se succéder », prédit-il.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins