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« Un message puissant envoyé aux travailleurs des plateformes »

Actu | Entretien | publié le : 01.03.2022 | Muriel Jaouën

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« Un message puissant envoyé aux travailleurs des plateformes »

Crédit photo Muriel Jaouën

Les premières élections professionnelles pour les chauffeurs VTC et les livreurs en deux-roues auront lieu entre le 9 et le 17 mai 2022. À la manœuvre, l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), créée par décret le 8 novembre 2021. Entretien avec son président.

Vous êtes une figure centrale du processus qui a abouti à la programmation en mai prochain des élections professionnelles pour les chauffeurs et livreurs des plateformes. Ce processus s’est-il déroulé correctement ?

Bruno Mettling : Je le pense, autour d’un double engagement très fort de la part de l’État : premièrement les élections devaient avoir lieu au premier semestre 2022, deuxièmement les négociations devaient se dérouler durant le second semestre. Le premier engagement est tenu, puisque le premier conseil d’administration de l’ARPE s’est réuni le 17 janvier en présence de la ministre du Travail Élisabeth Borne, et a acté la date du scrutin du 9 au 17 mai prochains. En ce qui concerne le deuxième engagement, l’objectif politique reçu de la ministre et que l’on s’emploie à honorer, est que la négociation collective débouche avant la fin de l’année sur la création de premiers droits supplémentaires pour les travailleurs des plateformes.

Ce cheminement peut sembler long si on se place du point de vue des travailleurs. Mais si on tient compte du fait qu’il aura fallu deux passages au Parlement, établir plus d’une dizaine de textes d’application et organiser de toutes pièces un scrutin inédit, sans aucune liste préalablement constituée, le tout sous la responsabilité des pouvoirs publics – et je remercie en particulier ici la Direction générale du travail – on peut affirmer que l’opération a été et est menée dans une dynamique très volontariste. Mais le plus important, c’est qu’en organisant ainsi un dispositif électoral dédié, en engageant sa responsabilité avec des votes au Parlement, la puissance publique envoie un message puissant de reconnaissance de leur dignité et de leur légitimité à toute une population de nouveaux travailleurs. À cet égard, la démarche française est unique en Europe, sans doute même au monde.

Le Sénat a souhaité que le dialogue reste centré au niveau des seuls secteurs de chauffeurs VTC et de livreurs, alors que le Gouvernement avait envisagé un dialogue étendu aussi à chacune des plateformes…

B. M. : Cela me semble plutôt pertinent. Pour faire une comparaison à grands traits, c’est un peu comme décider de démarrer le dialogue au niveau des branches pour imposer une norme commune à tous et ensuite laisser les entreprises organiser leur propre dialogue social, au-delà de ce socle.

Quels seront les sujets ouverts à la négociation ?

B. M. : La rémunération, les conditions d’activité (notamment l’utilisation des algorithmes), la formation, les conditions de travail, les dispositifs de protection attachés à la représentation des travailleurs… D’évidence, le sujet prioritaire est celui des revenus. La première grande négociation devrait donc porter sur l’établissement d’un socle minimal de rémunération.

Et la question du statut ?

B. M. : Ce sujet n’est pas directement celui de l’ARPE, puisqu’en la matière la France a déjà fait un choix, en misant sur le statut de l’indépendance, considérant qu’à bien des égards il est adapté eux enjeux des métiers ici concernés. Toutefois, prenant acte de la situation de déséquilibre en matière sociale qui existe pour cette catégorie de travailleurs et les plateformes elles-mêmes, la puissance publique a souhaité que la négociation collective permette le rééquilibrage et l’octroi de droits nouveaux. Lorsque l’on observe les dispositions prises ailleurs en Europe, on constate qu’il y a deux attitudes. La première consiste à ne pas réguler, avec pour conséquence des situations sociales inacceptables. La seconde privilégie le salariat. La France a choisi une voie médiane.

Choisir le salariat, n’était-ce pas la voie du mieux-disant social ?

B. M. : Dans le cadre de la mission que j’ai conduite avec Mathias Dufour et Pauline Trequesser en amont de la création de l’ARPE, et au fil des concertations, j’ai acquis deux convictions. La première est que les plateformes sont porteuses d’une opportunité d’accès à l’emploi pour des dizaines de milliers de personnes qui en sont socialement très éloignées. Si on basculait le secteur sur le statut salarié, on verrait fondre la partie la plus fragile de la population des livreurs et les trois quarts des chauffeurs VTC, qui sont très majoritairement attachés au statut d’indépendants. Ma seconde conviction est que les pays ayant opté pour le salariat l’ont fait en réalité en développant un tiers statut. En l’occurrence un statut de salarié au rabais, avec des droits très appauvris. En Grande-Bretagne par exemple, les employeurs ne sont même pas tenus de fournir une durée de travail à leurs « salariés ». C’est peu ou prou la même chose en Italie.

En fait, la véritable alternative était la suivante : soit tordre le statut de salarié en créant un tiers statut dégradé et en prenant le risque de fragiliser la situation de millions de salariés en France ; soit miser sur la capacité des parties prenantes à faire émerger, par la négociation collective, des droits sociaux supplémentaires, sans fragiliser le statut de salarié. Le choix de la puissance publique me semble donc le bon à une condition : il faut que ça marche. Car si jamais la négociation n’aboutissait pas, le déficit de droits qui caractérise la situation actuelle des travailleurs des plateformes ne laisserait sans doute pas d’autre choix à la puissance publique que de faire basculer le secteur dans le salariat, avec les risques que je viens d’évoquer.

Comment percevez-vous l’implication des grandes centrales syndicales dans cette démarche ?

B. M. : C’est un peu compliqué pour elles. Leur modèle est historiquement construit et leur position définie autour des salariés et du salariat. L’émergence des activités de type VTC et de livraison et plus globalement le développement du statut d’indépendant sont porteurs de réels risques sociaux et les syndicats peuvent légitimement hésiter à entrer dans une logique de négociation avec les plateformes donneuses d’ordre. Pour autant, les centrales ne peuvent pas être indifférentes à une réalité dont elles savent qu’elle va s’amplifier et qui concerne les intérêts de plusieurs centaines de milliers de travailleurs. Et il faut saluer l’attitude très responsable qui a été la leur, car toutes, au-delà des critiques qu’elles peuvent formuler, se sont montrées intéressées par la démarche. Compte tenu de ces réticences et de cet intérêt mêlés, on devrait voir émerger, à l’occasion des dépôts de listes, des structures associatives adossées aux centrales ou soutenues par elles, mais aussi des collectifs de travailleurs farouchement attachés à leur indépendance. Les organisations syndicales et associations désireuses de participer à ce scrutin à tour unique devront candidater entre le 24 janvier et le 18 février. Seules celles qui recueilleront au moins 5 % des suffrages exprimés seront reconnues représentatives.

À quel taux de participation vous attendez-vous ?

B. M. : C’est le grand défi. C’est sans doute là-dessus que l’on jugera du succès ou pas de la démarche. La référence souvent citée est celle des TPE (même capillarité démographique et même éloignement des pratiques de négociation). Dans les TPE, la participation aux élections tourne autour de 5 %. C’est peu, mais c’est toujours plus satisfaisant qu’une légitimité autoproclamée et cela permet un processus de désignation clair des représentants. L’une des clés est évidemment la qualité des actions de sensibilisation et de communication qui seront conduites par l’ARPE en particulier en amont du scrutin et qui vont démarrer sans délai.

Bruno Mettling

Diplômé de l’IEP et de la faculté de droit d’Aix-en-Provence, inspecteur général des finances, Bruno Mettling réalise une première partie de carrière dans les cabinets ministériels, avec une parenthèse au groupe La Poste, comme directeur financier adjoint, directeur du contrôle de gestion. En 1999 il rejoint le privé comme directeur des ressources humaines de la caisse nationale des Caisses d’Épargnes, avant d’intégrer le groupe Banque Populaire en 2005. En 2010, il reprend en main les ressources humaines du groupe Orange alors en pleine crise sociale. En 2018, Il fonde la société de conseil en stratégie Topics. Fin 2021, il est nommé président de l’ARPE, l’établissement public chargé de réguler les relations sociales entre les plateformes de livraison et du secteur des VTC et leurs 100 000 travailleurs indépendants.

Auteur

  • Muriel Jaouën