Capitaliser les connaissances, partager les expériences, rendre l'information accessible…, la philosophie du « knowledge management » est diablement séduisante. Mais c'est une opération de longue haleine qui ne marche que si chacun joue le jeu. Pas facile quand l'implication des salariés n'est pas valorisée.
Au rancart le reengineering, passé de mode l'empowerment, oubliés les grands discours sur le total quality management… Depuis deux, trois ans, les entreprises ne jurent plus que par le knowledge management. En français, la « gestion des connaissances ». Objectif recherché : ne pas réinventer la poudre, éviter de refaire sans cesse les mêmes erreurs ou de perdre du temps à des tâches répétitives. D'où l'idée de rendre l'information plus accessible à l'ensemble des salariés, de capitaliser les savoirs des experts de l'entreprise, de recenser les meilleures pratiques internes, de partager les expériences entre unités. Cette nouvelle méthode de management est d'autant plus en vogue que le choc démographique des années à venir va entraîner un renouvellement sans précédent des effectifs.
En France, le pionnier s'appelle EDF-GDF. L'entreprise publique, qui a adopté le knowledge management dès 1992, mène une centaine de chantiers de front. Le pôle clients de la direction internationale collecte ainsi les bonnes pratiques marketing pour épauler les filiales. Dans la région Ouest, la DRH d'un service d'ingénierie a monté un projet de transfert des connaissances entre les anciens et les jeunes, dans le cadre du passage aux 35 heures. Autre exemple : une vingtaine d'experts ont introduit sur intranet leurs connaissances sur la production d'énergies solaire, éolienne, et sur la cogénération pour les rendre accessibles à un réseau de 500 personnes concernées. Car le knowledge management n'a d'intérêt que si les connaissances profitent au plus grand nombre. Mais les mettre en commun et organiser leur partage n'est pas une sinécure. Des années sont souvent nécessaires avant d'obtenir des résultats tangibles.
Impossible de brûler les étapes. Il faut d'abord identifier les savoirs clés dans l'entreprise, définir un outil technique, extraire les connaissances, les formaliser et, enfin, les diffuser. Un marathon sans fin puisque les informations recueillies doivent être régulièrement actualisées. Le bureau d'études énergie et fluides des Chantiers de l'Atlantique est ainsi sur le pied de guerre depuis deux ans. Et le programme devrait encore s'étaler sur une année. « Aller vite est le meilleur moyen d'échouer, affirme Ludovic Pério, responsable du projet. Nous ne voulions pas nous contenter d'empiler des techniques inutiles, l'important est de nous approprier le dispositif et de le faire vivre dans la durée. » Pour éviter les pertes de savoir liées aux mutations et aux départs en retraite et pour accélérer les formations des jeunes recrues, le chef du projet rassemble les connaissances internes dans 17 disciplines prioritaires (combustible, incendie, assèchement…). Cela après avoir démarré sur un cas pilote, les circuits à vapeur. Les experts sont interrogés par groupes de trois, à raison de deux séances hebdomadaires de deux heures, avec l'aide d'un consultant du cabinet Cegos Kadatech. Huit semaines sont nécessaires pour couvrir un seul thème. « Au début, ils y consacraient une journée entière par semaine, ce qui prenait beaucoup trop de temps », rapporte Ludovic Pério. Validées par les experts, les connaissances sont ensuite diffusées en libre-service sur intranet. Des correspondants internes vont être nommés par thèmes pour prendre le relais des experts afin de suivre les remontées d'expérience du personnel.
Cap Gemini Ernst & Young n'est pas peu fier de sa base de données, qui contient aussi bien des informations sur les meilleures missions des consultants que sur les technologies disponibles ou les offres faites aux clients. Pour René-Charles Tisseyre, directeur de l'offre gestion des connaissances, la société de conseil « dispose aujourd'hui d'un outil qui la fait passer, aux yeux des clients, pour une pionnière ». Mais la firme est partie en campagne… il y a six ans. Le temps nécessaire pour installer au niveau international un intranet commun, définir les bases de connaissances sur les projets, concevoir des annuaires, lancer les expérimentations et, enfin, structurer le dispositif.
Si la gestion des connaissances est chronophage, c'est parce qu'elle ne se limite pas à la mise en place d'outils techniques rassemblant des données documentaires et des référentiels de métiers accessibles à tous. « Les premiers projets de knowledge management ont été pris à la légère, à très court terme, en pensant qu'il suffisait d'introduire un outil sophistiqué pour faire évoluer les mentalités, observe Guillaume Petit, directeur général de Cegos Kadatech. Les entreprises ont investi des millions de francs dans des systèmes que les salariés ont boudés ou alimentés plus ou moins sérieusement. » Sous peine de rester à l'état de concept, le knowledge management doit être associé à une démarche de ressources humaines.
En clair, impossible de créer un pot commun de connaissances et d'expériences si les salariés ne sont pas prêts à jouer le jeu, à livrer leurs « secrets », à en discuter et à intégrer dans leurs pratiques les apports des autres. « Tout se joue sur le volontariat et la motivation. Vous ne pouvez pas imposer le partage ; la confiance est donc indispensable », estime Joël Frigière, responsable du knowledge management chez Usinor, qui supervise différentes expériences en cours entre les unités industrielles dans des secteurs de production comme la conduite des hauts fourneaux. Par peur de se voir dépossédés de leur savoir, donc d'une partie de leur pouvoir, voire de perdre leur place, beaucoup sont réfractaires à l'exercice. « C'est comme si vous demandiez à un cuisinier la façon dont il prépare son plat », explique Jean-Michel Saussois, professeur à l'ESCP. Autre forme de réticence : ingénieurs ou techniciens acceptent difficilement de prendre pour argent comptant ce qui a été inventé ailleurs. « L'idée est de restituer des connaissances pour aborder des problèmes nouveaux, et non d'appliquer des recettes », plaide Jean-Louis Ermine, président du club de la gestion des connaissances qui réunit une trentaine de grandes entreprises. Un message difficile à faire passer. Les salariés sont jugés sur des critères de productivité individuelle, relevant d'un service défini et dépendant d'un responsable hiérarchique donné. Le temps passé à des activités transversales, comme le transfert de connaissances, n'allège pas, bien au contraire, leur charge de travail.
Rien d'étonnant, donc, à ce que les chefs ne voient pas toujours d'un très bon œil « cet emprunt » de collaborateurs qui, à leurs yeux, nuit au rendement immédiat. Redoutant d'être dessaisis de leur rôle de courroie de transmission de l'information, ils répugnent à ce que leurs troupes entrent dans des réseaux qui échappent à leur autorité. « Les logiques de territoire et d'organigramme sont antagonistes de la connaissance et de la compétence. Un management trop autoritaire met toujours une chape de plomb sur les expérimentations », indique Jean-François Ballay, conseiller en gestion des connaissances d'EDF-GDF. Du coup, le knowledge management peut révéler les carences de l'entreprise. « Quand nous avons testé le concept, on a bien vu ceux qui travaillaient en équipe et les baronnies qui restaient en retrait », reconnaît René-Charles Tisseyre, de Cap Gemini Ernest & Young.
Pour éviter les frustrations et lever les blocages, il faudrait valoriser les hommes, impliquer tous les niveaux hiérarchiques par des contrats d'objectifs et communiquer pour développer une véritable dynamique. Or les systèmes RH sont souvent à la traîne. Les entreprises récompensent rarement l'implication des salariés en termes de parcours professionnel ou de carrière. Pour lever l'obstacle, Cénergys, une société d'ingénierie informatique, mène de front une démarche de gestion des compétences et des connaissances. D'un côté, les ingénieurs et commerciaux déclinent leurs savoir-faire à travers une matrice ; de l'autre, l'entreprise formalise les projets et stocke les missions réalisées avec les mêmes mots. Une logique gagnant-gagnant puisque les collaborateurs devraient se voir attribuer des missions en fonction de leurs compétences. « Ils pourront aussi mieux gérer leur carrière, ayant une meilleure visibilité sur leurs savoir-faire et les projets de l'entreprise », affirme Valérie Guimard, la DRH.
Le partage des connaissances est également rarement pris en compte dans les entretiens annuels d'évaluation. À quelques exceptions près. Dans les filiales anglo-saxonnes de Cap Gemini Ernst & Young, la capitalisation fait désormais partie des points pris en compte dans l'évaluation des cadres. De son côté, la Cegos va introduire des indicateurs pour mesurer la capacité des managers à développer le capital intellectuel de leurs équipes et à montrer l'exemple. Mais, comme le constate une étude d'Arthur Andersen auprès de 72 grands groupes, la reconnaissance de l'entreprise se traduit le plus souvent par des petits cadeaux, des séminaires, des voyages. Rarement par du cash. « Je ne suis pas convaincu que la rétribution financière soit la solution. Je ne crois pas plus à un système de reconnaissance formalisé, observe Jean-François Ballay. Pour susciter une véritable motivation, le projet doit être bien ciblé et ancré dans le métier de chacun. »
Pour Laurent Veybel, responsable de l'offre knowledge management d'Arthur Andersen, « il est impératif de mettre en place des expériences autour d'individus qui ont des besoins opérationnels réels, quitte à les « challenger » sur des objectifs réalisables par le partage des connaissances ». Beaucoup d'entreprises laissent l'initiative au terrain. « Nous centrons nos actions sur des métiers où les acteurs de terrain ont difficilement accès à la connaissance détenue par le groupe. Ils peuvent ainsi gagner en efficacité et en réactivité », explique Thierry Chambolle, directeur associé de Suez. En citant comme exemple les clauses juridiques dans les contrats internationaux sur l'eau et l'assainissement. « Je ne suis pas du tout favorable à une approche descendante, indique, pour sa part, Thierry Monteil, responsable qualité et partage des connaissances de Cofinoga. Nous sommes partis du terrain et nous avons dévidé la pelote en cherchant à simplifier le quotidien des salariés. » Il supervise avec une petite équipe le déroulement de plusieurs projets, aujourd'hui sur le point d'être achevés. Il a ainsi fait plancher 10 groupes par métier pour éviter les pertes d'expertise avec la mise en place d'une nouvelle organisation en business units. Objectif : créer une base de données utile à tous.
La gestion des connaissances peut permettre de bâtir d'autres organisations autour de communautés d'intérêt liées au métier ou à l'expertise. Tous les salariés, où qu'ils se trouvent dans le monde, échangent alors des informations parce qu'ils ont des préoccupations communes. Pour favoriser la construction de cette toile d'araignée, certains, à l'instar de STMicroelectronics (voir encadré), créent des petites cellules de conseil chargées d'apporter les outils, les méthodes et la formation nécessaires aux communautés naissantes.
Mais lorsqu'il s'agit de mettre en place des grands principes d'organisation et de déployer des moyens pour généraliser le knowledge management à toute l'entreprise, la direction générale reprend la main. « Nous avons testé le concept pendant deux ans, mais la démarche était trop empirique, raconte René-Charles Tisseyre. Le manque d'homogénéité ne permettait pas au système de décoller. » Une deuxième phase a alors été engagée selon une méthodologie précise abordant aussi bien les aspects techniques qu'humains du projet. Aujourd'hui, plus de 300 knowledge managers répartis par communautés de savoir ou de métier travaillent à temps plein dans le monde. « Ils récupèrent auprès des chefs de projet les informations les plus importantes et les mettent dans le système », raconte Dominique Dupré, global knowledge manager. Même type d'approche chez Arthur Andersen, où le knowledge management est devenu le principe d'organisation de la société de conseil, structurée autour de communautés d'expertise, en e-learning ou gestion des talents, correspondant aux besoins des clients. « Ma participation à la communauté knowledge est le meilleur antidote dans mon travail », affirme Laurent Veybel. Alors, vive le « KM » !
« Pour nous, les communautés d'intérêt ne sont pas un effet de mode, mais une nouvelle façon de travailler que nous souhaitons encourager », précise Michel Lauféron, directeur TQM (« total quality management ») du fabricant de composants électroniques. La firme en compte 150, dont 60 actives couvrant l'ensemble de ses préoccupations technologiques. Les échanges des 1500 salariés (2000 fin 2001) qui cogitent à distance sur des préoccupations communes, indépendamment de toute hiérarchie, doivent nourrir la démarche qualité. Pour introniser ces communautés dans la culture d'entreprise, la firme veut agir en profondeur sur les mentalités, en épaulant les salariés moteurs et en montrant aux managers qu'ils y trouvent leur compte. Plutôt que de déployer un dispositif lourd et contraignant, l'entreprise a préféré créer une petite cellule de conseil pour aider les expérimentations spontanées à se développer et à garder de la vigueur. Cette cellule porte la bonne parole sur le terrain, grâce à un réseau de 80 correspondants locaux. Elle peut ainsi se centrer sur ses missions d'expertise. « Nous fournissons aux communautés qui en font la demande des outils, des méthodologies et des formations », relate Karen Duhart, knowledge assistant. Ainsi, 2000 personnes ont déjà été formées à la pratique des forums de discussion. Des recueils de « success stories » liées à la pratique du knowledge management ont également été concoctés pour les managers. Le partage des connaissances devient également un élément d'appréciation des collaborateurs à côté du travail en équipe ou des suggestions émises. Sur les 92 diplômes récompensant en 2000, les meilleures pratiques d'entreprise, 8 concernent le knowledge management. Un bon début.