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Vie des entreprises

Ces salariés qui souffrent de la violence au quotidien

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.06.2001 | Antoine Couder

Conducteurs de bus, postiers, caissières, employés de péages autoroutiers ou concierges… un nombre croissant de salariés sont victimes d'agressions verbales ou physiques. Certaines entreprises multiplient suivis psychologiques et formations. D'autres s'efforcent d'améliorer la qualité de l'accueil face à des publics de plus en plus difficiles.

Valérie n'en mène pas large. Cette jeune femme qui dirige un bureau de poste « sensible » du 10e arrondissement de Paris est intervenue pour défendre ses guichetières contre un client irascible. Passablement énervé, ce dernier a menacé la chef d'agence de s'en prendre à sa petite fille, qu'il croise régulièrement dans le quartier. Le bureau de Bonne-Nouvelle fait pourtant figure de modèle : les locaux viennent d'être entièrement réaménagés pour améliorer l'accueil de la clientèle et les conditions de travail des agents. Disparue, la vitre qui isolait le receveur et obligeait le client à parler fort. Désormais, le guichetier est sensiblement à la même hauteur que son interlocuteur, de manière à ne pas se sentir en situation d'infériorité. Les 34 employés ont été largement associés à cette opération de rénovation. Certains d'entre eux sont même allés visiter des bureaux allemand et britannique…

Les postiers ne sont pas les seuls salariés exposés aux agressions verbales et même physiques. Conducteurs de bus, caissières d'hypermarché, travailleurs sociaux, employés de banque, la liste des métiers à risque ne cesse de s'allonger. Les concierges et gardiens d'immeuble en font partie. Selon un sondage de leur syndicat professionnel, le nombre de gardiens déclarant une agression physique est passé de 10 à 20 % entre 1997 et 2000. Et huit concierges sur dix se disent victimes d'agressions verbales. Cette montée de la violence sur les lieux de travail n'est pas spécifique à la France. Dans sa dernière enquête, réalisée au printemps 2000, la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de travail souligne que 6 millions de personnes ont fait l'objet de violences physiques de la part d'individus n'appartenant pas à l'entreprise.

Reste que la tentation est encore grande pour les entreprises d'attendre l'incident pour ouvrir le dossier de la violence au travail ou le traiter de façon approfondie. « Depuis un an, la fréquence des agressions augmente. On commence vraiment à réfléchir au problème », reconnaît Jacky Trubert, secrétaire général du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail de Cofiroute. Mais la plupart des sociétés d'autoroute hésitent à aborder le stress dont sont victimes les salariées des péages qui subissent quotidiennement des insultes à caractère sexuel. « Les entreprises commencent à investir dans la gestion de ce risque social et environnemental », note cependant Martine Leboulaire, consultante de l'association Entreprise et Personnel. La RATP fait figure de pionnière, avec son Institut d'accompagnement psychologique post-traumatique, de prévention et de recherche. L'hiver dernier, elle s'est signalée en distribuant un « petit guide de la sérénité » aux voyageurs et en les invitant à une séance de massage relaxant.

La Poste n'est pas en reste. Outre les 3 milliards de francs investis sur trois ans pour améliorer l'accueil du public, elle a lancé un programme d'ouverture de 600 agences en zone urbaine, dont une soixantaine dans des quartiers difficiles. Les 16 000 agents amenés à travailler sur ces points sensibles vont recevoir à partir de cette année une formation à la gestion des relations avec les publics à problèmes. Les postiers bénéficient par ailleurs de mesures « réparatrices », comme le remboursement des frais lorsque leur véhicule personnel est détérioré…

Filtrage des passagers agressifs

Quant aux compagnies aériennes, elles prennent très au sérieux la multiplication des incidents en vol. Air France a réagi parmi les premières en confiant dès 1997 à un de ses cadres, Lionel Roux, un programme sur la prévention et la sécurité des vols. Formation du personnel, renforcement des règlements internes, filtrage au sol des individus « agressifs », soutien psychologique pour les passagers en manque de nicotine ou simplement alcoolisés, tous les moyens sont bons pour réduire les risques.

L'enseigne Carrefour a amorcé, dès 1994, en collaboration avec l'Anact et l'INRS, une réflexion sur l'organisation du travail et l'ergonomie des caisses qui a, petit à petit, débouché sur les relations avec les clients. « On est parti du matériel, on a fini sur du management », résume Jean-Pierre Naudan, le DRH de Carrefour. Après la mise au point d'un nouveau mobilier, en cours d'installation dans l'ensemble des magasins, le groupe a chargé Christophe Libert, le responsable national des caisses, de mettre en place avec l'Anact des formations destinées à mieux gérer le stress. Au programme de l'année 2001 : « la circulation énergétique et l'équilibre biologique ».

Autre cas d'école : celui du secteur bancaire, dont le personnel de guichet est autant sujet à l'angoisse de l'agression verbale qu'au risque de hold-up. Un accord-cadre, signé en 1996, a renforcé le rôle des médecins du travail, qui ont très rapidement identifié de nombreux cas de stress post-traumatique provoqués par une agression, même ancienne. À la Société générale, au Crédit lyonnais ou encore à la Caisse d'épargne, des cellules de débriefing ont permis la prise en charge de personnes choquées par une agression. Ces entretiens à effet libératoire ont réellement soulagé les salariés et réduit les risques d'absentéisme. « L'important, c'est de reconnaître le stress, résume Mathilde Nurbel, médecin et coordinatrice au Crédit lyonnais. Les gens ont enfin l'impression d'être entendus. »

Dorénavant, les cadres dirigeants n'hésitent plus à rencontrer directement les personnes agressées afin de leur manifester le soutien de l'entreprise. L'hypothèse d'une constitution de partie civile dans les cas d'agressions, même bénignes, fait son chemin. C'est l'une des préconisations du rapport du Conseil économique et social, présenté en 1999 par Michel Debout. Mais le Crédit lyonnais n'a pas retenu que l'agression comme facteur de stress. « Dans cette entreprise durement déconsidérée, 25 % des salariés sont stressés, estime Mathilde Nurbel. Il y a imbrication de l'angoisse du hold-up, de frustrations personnelles, de peur pour l'avenir. » L'entreprise, qui a découvert à cette occasion qu'un cinquième du personnel n'avait pas beaucoup de loisirs, propose donc des sessions de relaxation et de yoga très prisées.

Hormis les cas extrêmes d'agression physique, l'exposition quotidienne aux formes d'incivilité, aux insultes, suffit parfois à faire basculer des salariés déjà fragilisés, lorsqu'ils sont confrontés à des situations sur lesquelles ils n'ont pas de prise. Le soir du 31 décembre 2000, le succès du billet de TGV à 100 francs a pris de court les services commerciaux de la SNCF et donné lieu à des échauffourées et à des mouvements de foule qui resteront dans la mémoire des agents. À France Télécom, la nouvelle organisation des agences, qui a réintroduit les files d'attente, met la pression sur le personnel d'accueil. « Les clients contestent l'ordre de passage. Ils se disputent et en viennent parfois aux mains », raconte le sociologue et consultant Guy Friedmann. À EDF-GDF, l'embauche massive de jeunes diplômés d'école de commerce, davantage préoccupés par le marketing que par le contact avec les clients, fait renâcler les troupes. Résultat : « Le jour où un responsable d'agence décide de faire des coupures de courant, on a immédiatement un afflux de clients agressifs qui débarquent aux guichets. On laisse ainsi reposer sur les agents d'accueil les problèmes de la clientèle démunie », explique Marc Perrufel. Ce responsable de formation à l'agence Paris Aurore propose des stages aux agents d'accueil afin de « connaître leurs propres émotions et leurs conséquences sur la relation avec le client. »

Gare à ceux, administrations ou entreprises, qui négligent l'importance de l'accueil. À Pontoise, le tribunal de grande instance a recruté une dizaine d'agents d'accueil, des étudiants en droit de toutes origines ethniques, ce qui a considérablement réduit l'agressivité des usagers de la justice. « Je n'ai pas embauché des gros bras, mais plutôt des jeunes femmes. Il y a une jeune Africaine qui a été animatrice au Club Med. Quand vous la voyez sourire, vous n'avez vraiment pas envie de l'agresser », explique Christian Filippi, le greffier en chef, maître d'œuvre de cette petite révolution. Pour « un peu moins de 40 000 francs », le TGI de Pontoise a fait repeindre les locaux, épingler des posters, installer des plantes vertes et améliorer l'éclairage…

La confrontation avec la clientèle sensible des plus démunis devrait se renforcer avec le développement de l'administration électronique. À l'heure actuelle, près de 36 % des formulaires administratifs peuvent être remplis en ligne. Mensualisation de l'impôt, inscription au permis de conduire, déclaration de TVA… Vingt nouvelles téléprocédures sont mises en œuvre cette année. Le cœur de cible de l'accueil au guichet reste donc plus que jamais ceux que l'on nomme pudiquement « les publics difficiles ».

Il faut savoir résister au stress

Face à cette catégorie de clients ou d'usagers, la formation n'est pas toujours la panacée. À la direction régionale du travail et de l'emploi de Rhône-Alpes, les syndicats sont à la fois demandeurs de formation et réservés sur leur réelle portée. « Si on explique à un agent qu'il ne doit plus avoir de problèmes de stress parce qu'il a bénéficié d'une formation ad hoc pendant deux jours, alors je comprends que les syndicats s'inquiètent », estime Georges Brunet, le sous-directeur, qui a notamment relevé « un certain désenchantement à l'égard des formations en psychologie, aux techniques de contrôle des émotions » dans cette administration « fréquemment confrontée à l'agressivité ». Qu'il s'agisse des inspecteurs du travail dans les entreprises qu'ils contrôlent ou des agents de la Cotorep face aux candidats à l'allocation adulte handicapé.

Pour compléter son offre de formation, le cabinet Demos travaille avec une animatrice spécialisée dans l'accueil des personnes handicapées qui s'intéresse aux mécanismes de peur et de surprotection des agents d'accueil. Dans le département de la Somme, Philippe Faillie, médecin inspecteur du travail, constate lui aussi que les administrations ont tendance à mettre en face des gens dit « difficiles » des personnes formées à l'accueil des handicapés. Être souriant et bien dans sa peau va devenir une véritable « compétence » pour les métiers de l'accueil et du commercial. Y compris pour les téléopérateurs. Chez France Télécom, un conseiller téléphonique doit « savoir résister au stress et aux situations conflictuelles ». De la résistance, il en faut pour répondre, après deux jours de formation express, aux interrogatoires des drogués du portable sur les 49 options de leur outil préféré.

En droit, l'intention suffit

Dans une note datant de 1998, le Bureau international du travail indiquait que « la notion de violence au travail est en train d'évoluer en ce sens que l'on accorde désormais autant d'importance aux comportements psychologiques qu'aux comportements physiques ».

Dans le droit français, ce ne sont d'ailleurs plus les coups qui caractérisent un acte de violence, mais une simple intention. Selon la Cour de cassation, en effet, un acte de violence se concrétise par un geste ou une attitude. Il n'est plus nécessaire de justifier d'une incapacité temporaire de travail pour être reconnu victime de violence. Dès 1999, une circulaire de la Caisse nationale d'assurance maladie a attiré l'attention des médecins des caisses régionales sur les « personnes quotidiennement menacées ou insultées » qui subissent des actes d'agressivité répétés pouvant entraîner des « traumatismes psychologiques ». Reste que le stress dit post-traumatique n'est pas inscrit au tableau des maladies professionnelles. Mais la situation pourrait rapidement évoluer avec l'adoption, avant l'été prochain, de la loi de modernisation sociale qui introduit la notion de harcèlement moral dans le Code du travail.

Plus récemment, le Conseil économique et social a rendu un avis qui préconise, entre autres, de préciser dans le Code du travail que « le chef d'établissement prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».

Auteur

  • Antoine Couder