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Politique sociale

Le superhôpital Pompidou moins malade qu'il n'y paraît

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.06.2001 | Isabelle Moreau

De l'hôpital Georges-Pompidou, l'opinion n'a retenu que l'architecture ultramoderne, les bugs informatiques et les cas de légionellose. Mais c'est aussi une énorme opération de restructuration, aujourd'hui bouclée, qui a permis de fermer trois vieux établissements parisiens et de faire travailler autrement le personnel hospitalier.

Trois établissements fermés, le personnel transféré dans un nouveau site, des effectifs réduits d'un tiers : sur le papier, le regroupement de Boucicaut, Broussais et Laennec au sein du tout nouvel Hôpital européen Georges-Pompidou contient tous les ingrédients de ces fusions d'entreprises dont le secteur privé est régulièrement le théâtre. D'ailleurs, la création de l'HEGP, comme l'appellent déjà les familiers, est la plus grosse restructuration hospitalière jamais engagée par l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Une opération qui a accumulé les revers: reports successifs de l'ouverture du nouvel hôpital du XVe arrondissement, envolée de la facture passée à 2,2 milliards de francs, bugs informatiques à répétition et, pour couronner le tout, apparition de cas de légionellose dans cet établissement de soins du XXIe siècle – début mai, un cas faisait d'ailleurs l'objet d'une information judiciaire après le dépôt d'une plainte par la famille d'un patient décédé. « On a toujours dit que l'HEGP était le must du must, la vitrine des hôpitaux de Paris. On se devait d'être nickel », critique Jean Benedetti, permanent de SUD Santé, premier syndicat de l'hôpital devant la CGT et la CFDT.

Des couacs, l'hôpital en a effectivement connu une longue série. Quasi inévitable dans un paquebot flambant neuf de 120 000 mètres carrés, conçu par l'un des architectes du Stade de France, Aymeric Zublena, avec des couloirs de 225 mètres de long et ses neufs corps de bâtiment regorgeant d'informatique et fourmillant d'innovations. Comme ce système de bornes inspiré des taxis, alertant le brancardier le plus proche qu'il y a un malade à convoyer. Ou ces chariots consignés, poussés par les « Kangourous », des emplois jeunes de la Croix-Rouge, qui aident les visiteurs les moins mobiles à se déplacer dans le bâtiment aux allures d'aéroport, avec sa verrière monumentale et sa rue piétonne tout en granit gris perle. Lorsqu'un patient se présente à l'HEGP pour une consultation ou une hospitalisation, on le dirige automatiquement, en fonction de sa demande, vers l'un des 12 points d'accueil médico-administratifs, les Poma. Objectif ? Réduire l'attente au maximum. Ce qui n'est pas encore probant, même si l'hôpital ne tourne pas à plein régime. Sur les 827 lits de l'HEGP (412 de moins que Boucicaut, Broussais et Laennec réunis), 550 seulement sont ouverts.

Mais, à la décharge de Louis Omnes, le directeur de Georges-Pompidou, et de son équipe, le monde hospitalier, avec ses castes, ses lourdeurs et sa forte culture syndicale, est traditionnellement rétif aux restructurations. Or, contrairement à d'autres regroupements qui traînent en longueur un peu partout en France, la fusion de Boucicaut, Broussais et Laennec est pratiquement achevée. Sans heurts significatifs. Ce qui ne veut pas dire que l'ouverture de Georges-Pompidou n'ait pas été émaillée de conflits, comme celui des brancardiers, à la veille de l'inauguration de l'hôpital par le président de la République, en décembre 2000. Un mouvement qui s'est soldé par la création de 14 postes supplémentaires.

Le tiercé d'arrivée à l'HEGP devait être, dans l'ordre, Laennec, Boucicaut, Broussais. C'est pourtant ce dernier qui a emménagé le premier en juillet 2000, devançant Laennec de deux mois et Boucicaut de quatre. La raison ? « Des médecins de Laennec ont réagi très tardivement à des problèmes techniques réels qui auraient pu être constatés avant. Ils ont refusé de déménager en premier. Ce coup de force a fichu le bazar », explique Odile Kientzy, ancienne administrative de Boucicaut et permanente CFDT de l'HEGP.

Trois postes pour chaque agent

En revanche, le redéploiement des 3 800 salariés des trois hôpitaux parisiens voués à la fermeture et le reclassement de 2 400 d'entre eux à l'HEGP s'est globalement bien déroulé. Il faut dire que l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris s'en est donné les moyens. L'ancienne DRH puis directrice de l'hôpital Boucicaut, Chantal de Singly, a été chargée de piloter un projet social répondant au nom de code « BBL-HEGP ». « Nous avons signé en octobre 1998 un protocole d'accord avec les organisations syndicales », explique Chantal de Singly, directrice actuelle de l'hôpital Trousseau. Ce qu'il prévoyait ? « La mise en place pour tous les agents d'un dossier professionnel personnel ayant pour but d'évaluer leurs compétences et de connaître leurs souhaits en termes d'évolution de carrière », indique Claude Le Presle, alors responsable de formation à Laennec. Chaque agent a eu le choix entre au moins trois postes, formation informatique en sus. Certains ont saisi l'occasion pour changer d'activité ou de service. Les demandes des agents ont été globalement satisfaites, à Georges-Pompidou ou ailleurs, puisque ceux qui n'étaient pas volontaires pour tenter l'aventure ont été redéployés dans d'autres établissements de l'AP-HP.

Au hit-parade, le pôle de biologie a remporté tous les suffrages. « Tout le monde avait envie d'y travailler », se souvient Chantal de Singly. Il faut dire qu'avec la robotisation de certains examens c'est l'un des points forts de Georges-Pompidou. Cadre médico-technique en biochimie, Marie-Anne ne regrette pas d'avoir fait le voyage de Boucicaut à l'HEGP. Arrivée en avril 1998, elle a été rejointe par son équipe peu avant Noël. Et, aujourd'hui, il lui tarde que l'informatique fonctionne à plein régime. Chef du service anesthésie-réanimation de Pompidou, Denis Safran n'éprouve pas non plus la nostalgie de Laennec, où il a travaillé pendant vingt-cinq ans, même s'il lui arrive de pester contre les ratés de l'informatique. Autre secteur où la mise en route de l'activité a été plutôt chaotique : la radiologie. « La transmission des images radio était trop longue et certains blocs de consultation ne disposaient même pas d'ordinateur », rappelle Guy Frija, chef du service de radiologie.

Trop d'infirmières au bloc ?

Ces cafouillages ont apporté de l'eau au moulin des syndicats, qui ont ferraillé avec la direction du futur hôpital sur la délicate question des effectifs. Ces derniers réclament au minimum 2 700 équivalents temps pleins pour faire tourner l'HEGP en vitesse de croisière. « C'est le personnel qui est nécessaire quand le tout informatique et le tout automatisé ne fonctionnent pas », explique Odile Kientzy. Mais elle reconnaît que le compte y est presque avec les contractuels. Au final, l'hôpital emploie en effet 2 500 agents (2 400 équivalents temps pleins), auxquels s'ajoutent quelque 200 contractuels prenant en charge des opérations comme l'entrée manuelle des informations destinées à constituer les dossiers médicaux numérisés des patients. Lesquels seront bientôt disponibles sur l'intranet de l'hôpital.

« Avec les contractuels, on déguise dans certains secteurs un renforcement d'effectifs », avoue Marie-Noëlle Gerain-Breuzard, la DRH de l'hôpital. Mais elle reconnaît aussi que « cela tire dans les personnels administratifs, les archives, l'économat, le standard, les ressources humaines, où l'informatique n'a pas apporté grand-chose puisque les services étaient déjà informatisés ». Quant à Louis Omnes, le directeur de l'hôpital, il admet bien volontiers des tensions dans la « fonction hôtelière », une nouvelle filière qui décharge les aides-soignantes des tâches d'entretien. Mais il pointe un taux d'absentéisme élevé, d'environ 15 %, qui reporte la charge de travail des hôteliers sur les aides-soignantes. « Il y a des ajustements à faire, concède-t-il, mais je regrette qu'on ne parle jamais des sureffectifs dans tel ou tel domaine. » Dans le collimateur ? Les infirmières de bloc opératoire, jugées trop nombreuses pour faire tourner les salles d'opération dont 15, sur 24, fonctionnent actuellement.

Autre casse-tête pour l'équipe de Louis Omnes, la résistance du corps médical à la nouvelle organisation du travail. Un sacré chambardement ! Outre l'introduction massive de l'informatique, l'hôpital Georges-Pompidou expérimente en effet une refonte totale des activités médicales qui s'articule autour de quelques idées-force : partage des moyens techniques (lits, plateaux, secrétariat, etc.) entre les médecins, désignation d'un médecin référent pour chaque malade et regroupement des lits entre spécialités voisines. Au grand dam des mandarins, on ne parle plus du service du professeur Untel, mais du service de cardiologie ou du service d'orthopédie. Chaque service est intégré dans l'un des trois pôles cliniques de l'hôpital (cardio-vasculaire, urgence réseau et cancérologie-spécialités) qui comporte également trois pôles médico-techniques (biologie-pharmacie-sang, imagerie, anesthésie-réanimation) et un pôle de services regroupant toutes les fonctions logistiques de l'hôpital.

Arrivés pour la plupart avec leur équipe, les anciens chefs de service de Broussais, Boucicaut et Laennec ont souvent cherché à reproduire à l'HEGP leur ancienne façon de travailler. « Les personnes ont transféré ici des modes de gestion qui leur étaient propres, ce qui a suscité des difficultés majeures. Mais la sauce entre les équipes ne prend pas si mal », estime le professeur Jean-Yves Fagon, ancien de Broussais et président actuel du comité consultatif médical, l'interlocuteur de la direction pour le corps médical. « Au début, raconte Françoise, cadre en soins infirmiers de 52 ans (dont trente passés à l'hôpital Broussais), c'était un peu difficile car les gens n'avaient pas la même histoire, le même mode d'organisation ni les mêmes méthodes de soins. »

Tous ceux qui ont décidé de rejoindre Georges-Pompidou n'ont cependant pas encore fait le deuil de leur vieil hôpital. Plus critique, Jean Benedetti, de SUD, estime que « des nouveaux locaux, trois équipes différentes, une nouvelle organisation du travail, cela fait beaucoup. Beaucoup trop ». Son homologue de la CGT, Gilbert Piques, évoque un turnover élevé. « Faux, rétorque la direction. Il n'est pas supérieur à celui de Laennec. »

L'une des difficultés majeures a consisté à trouver un terrain d'entente entre les services de même spécialité provenant d'hôpitaux différents. Pour résoudre l'équation et éviter les querelles entre médecins, la direction de Georges-Pompidou a maintenu à leur poste les chefs de service. Résultat, ils sont trois en cardiologie, deux en chirurgie cardio-vasculaire, contre un seul patron en radiologie et en anesthésie-réanimation chirurgicale. Les départs en retraite de certains mandarins permettront de diminuer le nombre de « chefferies » et de réorganiser les services. En douceur.

Des nuages à l'horizon

Autre sujet sensible pour les médecins : le maintien de l'activité privée, condition nécessaire pour que les hôpitaux publics puissent conserver les meilleurs éléments. Une partie des praticiens ont redouté que leur activité privée soit mise à mal avec le déménagement sur les quais de Seine. Mais les choses sont vite rentrées dans l'ordre. Plusieurs services privés ont rapidement été réorganisés. À tel point que des médecins craignent que Georges-Pompidou ne devienne « la plus belle clinique privée du XVe arrondissement », car certains de leurs confrères dépasseraient le seuil autorisé de 20 % d'activité privée pour un hospitalo-universitaire. En guise de réponse, Louis Omnes rappelle l'existence de commissions ad hoc chargées de vérifier l'activité des médecins. Et de sanctionner les éventuels abus.

Pour la direction de l'HEGP, l'essentiel est dorénavant d'ouvrir l'ensemble des 827 lits, en principe d'ici à la fin de l'année, et de parvenir à maîtriser l'équipement informatique. « Le bébé commence à marcher », affirme Frédéric Boiron, l'adjoint de Louis Omnes, qui quittera ses fonctions le mois prochain avec le « sentiment du devoir accompli, car l'hôpital est sur les rails ». Ce qui ne veut pas dire que la restructuration des trois hôpitaux parisiens est un exercice probant sur le plan financier. La création de Georges-Pompidou devait être autofinancée grâce à la cession des actifs immobiliers. Or seul Laennec a déjà fait ld'une promesse de vente à un promoteur, la Cogedim.

Autre challenge à relever, la direction devra respecter un budget d'exploitation annuel de 1,28 milliard de francs, soit une économie de 130 millions par rapport aux dépenses cumulées de Broussais, Boucicaut et Laennec. Louis Omnes affiche un optimisme sans faille. « Les nuages sont derrière nous », affirme le patron de l'HEGP. Mais le ciel pourrait s'assombrir avec le périlleux chantier des 35 heures qui se profile à l'horizon.

Le casse-tête des 35 heures

« SUD dit oui aux 35 heures… avec les moyens et sans cadeau empoisonné », indique un tract de l'organisation syndicale majoritaire à l'HEGP. Le ton est donné. Les négociations sur les 35 heures à l'Hôpital européen Georges-Pompidou, qui viennent d'être lancées, s'annoncent délicates. Très délicates. « Nous allons entrer dans une négociation pas facile, avec insuffisamment d'informations sur la charge de travail en fonctionnement à plein », remarque Louis Omnes, le directeur de l'hôpital. Il est vrai que les 35 heures, qui doivent être mises en place au 1er janvier 2002, comme pour l'ensemble de la fonction publique, se télescopent avec le démarrage de l'hôpital. « Il y a des secteurs où il est nécessaire d'avoir une continuité de fonctionnement 24 heures sur 24, poursuit le patron de l'HEGP. Là, nous serons toujours obligés d'avoir un effectif suffisant. Passer de 39 à 35 heures, cela implique une compensation en termes d'effectifs. Mais, pour les secteurs administratifs, techniques et médico-techniques ou les activités programmées, comme la chirurgie ou l'ORL, on peut imaginer de mettre en place des plages de fermeture. » Une annualisation du temps de travail, en quelque sorte. Reste que « le vrai débat, ce sera celui des médecins », prédit Louis Omnes. « Les 35 heures vont faire changer l'hôpital, prédit le professeur Jean-Yves Fagon, président du comité consultatif des médecins. Si on réfléchit, on peut en tirer des bénéfices. Il faut redessiner un hôpital moderne à partir de cette contrainte. » Parallèlement à la mise en place d'une équipe projet sur les 35 heures pour le personnel non médical, un groupe de travail composé de médecins verra bientôt le jour. Et « un diagnostic local sera fait avant l'été », annonce la directrice des ressources humaines, Marie-Noëlle Gerain-Breuzard. Tout le monde attend le cahier des charges fixé par l'AP-HP. Mais la cédétiste Odile Kientzy espère tout de même qu'à l'HEGP « on aura un peu de souplesse grâce à la négociation locale ».

Auteur

  • Isabelle Moreau