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Politique sociale

En Irlande, les salariés sont les rois

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.06.2001 | Sandrine Foulon

Avec un chômage à 3,5 %, ce sont les salariés qui font la loi en Irlande. Voiture de fonction, congés supplémentaires, places de parking…, les employeurs ne savent plus quoi inventer pour attirer une main-d'œuvre qui arrive aujourd'hui du monde entier. Revers de la médaille : les grèves réapparaissent et la xénophobie menace.

Deux semaines pour trouver un job deux fois mieux payé. Telle est la recette du nouveau cocktail irlandais. Confronté depuis deux ans à d'énormes pénuries de main-d'œuvre, le tigre celtique courbe l'échine devant des candidats à l'embauche archicourtisés. « Nous sommes dans un employee market, résume Ken Lee, l'un des directeurs d'Eden, une grosse agence de recrutement installée sur les quais dublinois. Les salariés font la loi. » Dans l'un des pubs branchés de Dublin, bien calée devant un whiskey chaud, Maura McMahon, 23 ans, étudiante en comptabilité, fait partie de ces proies trop convoitées. Elle a déjà effectué trois brefs passages en entreprise. Et elle se paie le luxe de toujours choisir les meilleures conditions. « Dans mon job précédent, je n'apprenais pas suffisamment. En plus, on demandait aux stagiaires de travailler sans compter, les heures sup non payées. J'ai donné ma démission sans même avoir trouvé un autre emploi. » Maura a contacté quelques agences de recrutement – en quatre ans elles sont passées de 150 à Dublin à plus de 500 – et, en moins de deux semaines, l'affaire était bouclée. Elle a trouvé un CDI chez un opérateur téléphonique et a réalisé, au passage, une belle opération, son salaire bondissant de 52 000 à 168 000 francs par an.

Jim Power a lui aussi profité du boom économique de la petite république d'Irlande. À son arrivée chez AIB au début des années 80, cet économiste pensait effectuer l'essentiel de sa carrière dans la grande banque irlandaise. En 1991, son départ pour la Bank of Ireland en a étonné plus d'un. Mais, il y a quelques mois, lorsqu'il a succombé aux sirènes de Friends First, où il est directeur de la stratégie d'investissement, personne n'a été surpris. « Pourquoi je suis parti ? Mais pour l'argent ! Comme tout le monde ici », plaisante ce quadra. Dans la corbeille de bienvenue, il a trouvé une assurance santé privée prise en charge par la banque, une voiture de fonction, vingt-cinq jours de vacances et un salaire confortable de plus de 1 million de francs annuels, le double de sa rémunération précédente.

Le Far West pour les employeurs

La fidélité à l'entreprise n'est plus la vertu principale des salariés irlandais. Dans des secteurs comme les hautes technologies, et, dans une moindre mesure la finance, le turnover frôle les 50 %. « Ces derniers mois, j'ai vu trois cadres partir coup sur coup après deux mois à peine dans la boîte », explique Jeremie, risk manager français de 28 ans embauché dans l'une des entreprises financières de la « City dublinoise » installée dans les anciens docks. Les préavis sont réduits à la portion congrue : une semaine, parfois deux, voire un mois tout au plus. « C'est le Far West pour les employeurs comme pour les employés, mais on se sent plus libre par rapport à son travail », poursuit ce jeune cadre.

En position de force, les salariés se focalisent sur la rémunération, quitte à en oublier la faiblesse du régime local de protection sociale. Et la situation se corse pour les intérimaires, les salariés en CDD et les free-lances, qui n'ont pas droit aux prestations de santé et de retraite accordées aux employés permanents. À eux de souscrire des assurances privées sur leurs propres deniers. Mais le niveau des salaires compense ces lacunes. Lorsqu'un charpentier ou un plombier occasionnel est payé quatre fois plus que le salaire de référence dans la profession, le reste n'a plus guère d'importance.

Du coup, en dépit d'une inflation assez forte (4,5 % en moyenne pour 2001), ce petit pays d'à peine 4 millions d'habitants cède à l'euphorie. Grâce à des aides européennes, mais surtout à une politique de baisse d'impôts et d'avantages fiscaux accordés aux entreprises, ces cinq dernières années, l'Irlande a attiré sur son sol plus d'un millier de sociétés étrangères, notamment américaines. Le seul moyen de sortir des 15,7 % de chômage, record atteint en 1993. Pari gagné. Championne du plein-emploi européen, elle affiche fièrement un taux de chômage de 3,5 %. Et le seul nuage noir qui pourrait freiner la croissance, c'est la difficulté à trouver cette précieuse main-d'œuvre et à la conserver. Selon les projections du gouvernement, il devrait manquer 200 000 personnes d'ici à 2006 pour satisfaire les besoins de l'économie. Tous les secteurs sont concernés : high-tech, chimie-pharmacie – Pfizer fabrique la partie active de son fameux Viagra sur le sol irlandais –, BTP, hôtellerie-restauration, tourisme… L'an dernier, les entreprises irlandaises ont proposé 78 000 offres d'emploi.

Aux entreprises de savoir séduire les candidats. Quitte à multiplier les avantages. Assurance santé et retraite privées, assurance vie, voiture de fonction, aides pour payer les crédits immobiliers ou l'éducation des enfants, jours de vacances en plus, abonnement au club de gym, place de parking – un bien inestimable dans un Dublin saturé où la circulation vire au cauchemar. Sans oublier tout l'arsenal des rémunérations périphériques : stocks, actions, bonus, golden parachute… Pour rivaliser avec les Intel, Dell, IBM et autres H-P, Schneider Electric Irlande a dû ficeler un solide package. « Nous essayons surtout de retenir les salariés, constate Maire Mc-Evoy, la DRH des deux sites irlandais qui emploient près de 500 personnes. Le turnover atteint 30 % pour les opérateurs, extrêmement sollicités, et oscille entre 5 et 10 % pour le personnel administratif et les cadres. En dehors des hausses de salaire de 7,5 % cette année, nous leur proposons une série d'avantages. Schneider prend en charge les cotisations retraite et santé. Un médecin consulte même sur le site. L'entreprise abrite également un restaurant d'entreprise à prix compétitifs. Mais surtout, les horaires sont davantage family friendly. » Alors que chez les géants américains les journées de travail atteignent souvent douze heures, du lundi au samedi, Schneider pratique des journées de huit heures, du lundi au vendredi. Au-delà, toute heure travaillée est payée en heure supplémentaire. L'argument est convaincant pour des Irlandais abonnés aux trois semaines de congés payés par an.

Les syndicats battent le rappel

Pour trouver la main-d'oeuvre manquant à l'appel, tout le monde se retrousse les manches. À commencer par le FAS, l'agence nationale pour l'emploi et la formation, mélange d'ANPE et d'Afpa, créé en 1988 et financé par le gouvernement et le Fonds social européen. Son but : favoriser l'emploi, mais aussi repérer et former toutes les populations susceptibles de travailler. Parmi ses nombreux programmes, le Fitness IT, qui consiste à former des jeunes en difficulté aux nouvelles technologies. « L'opération est un succès, reconnaît Heidi Lougheed, au service politique sociale de l'Ibec, le patronat irlandais. Certains de ces jeunes n'avaient jamais vu une souris d'ordinateur et sont aujourd'hui programmeurs. D'autres, qui n'ont jamais mis un pied à l'étranger, sont formés aux langues étrangères et envoyés trois mois dans un pays d'Europe. Ils en reviennent confiants et trouvent plus facilement du boulot. »

Le gouvernement de Dublin a également mis en place un programme pour inciter les chômeurs de longue durée et les parents isolés à revenir sur le marché du travail. « Tout en travaillant, ces personnes peuvent conserver une partie de leurs allocations chômage (75 % la première année, 50 % la deuxième) », explique Anne McManus, au département des affaires sociales, communautaires et familiales. Du côté des syndicats, on ne chôme pas non plus. Des unités mobiles sont mises en place pour aller au contact des publics dans les banlieues, notamment à Tallaght, banlieue dublinoise. « Il s'agit de remettre sur les rails ceux qui ne se déplacent jamais dans les agences, n'ont jamais travaillé, qui ont connu la prison ou des problèmes de drogue… », explique Oliver O'Donohoe, porte-parole de l'Ictu (Irish Congress of Trade Unions), la centrale irlandaise qui regroupe près de 50 syndicats.

C'est le monde à l'envers

Autre gisement de main-d'oeuvre, les Irlandaises, longtemps cantonnées aux tâches du foyer, sont invitées à entrer ou à revenir en force sur le marché du travail, avec moult incitations fiscales à la clé. Les plafonds de double imposition ont ainsi été relevés pour leur permettre de garder l'essentiel de leur salaire. À 50 ans passés, la mère de Maura a commencé à travailler chez un fabricant américain de composants électroniques, à Galway. Depuis deux ans, l'activité féminine a grimpé de 20 %. « Cela étant, tous les problèmes sont loin d'être résolus, souligne Rosheen Callender, du syndicat Siptu. Les systèmes de garde d'enfants sont peu développés et il n'y a pas de réelle volonté politique à cet égard. »

Dernière piste explorée : ramener au pays les Irlandais exilés et attirer les étrangers qualifiés. Le FAS a ainsi multiplié les grands forums de recrutement à New York, Moscou, Durban… D'autres sont prévus en Inde, en Nouvelle-Zélande ou en Australie… « En 1999, près de 6 000 permis de travail ont été délivrés à des citoyens non communautaires. L'an passé, ils sont passés à 18 000 et, à la fin 2001, leur nombre devrait dépasser 30 000 », explique Derek O'Byrne, responsable de la campagne Jobs Ireland du FAS. Quant aux citoyens de l'Union européenne qui circulent librement, impossible de connaître leur nombre exact. En tout, près de 48 000 étrangers débarquent chaque année sur l'Île. « C'est le monde à l'envers, explique John, la trentaine, Irlandais pure souche, qui a vu une partie de sa famille et quasiment tous ses camarades d'université quitter le pays avec armes et bagages. Pour la première fois de son histoire, l'Irlande est un pays d'immigration. »

Sur Grafton Street, la principale artère commerçante de Dublin, il n'est pas rare de croiser Nigérians, Lituaniens et Espagnols… Des communautés entières ont investi certains secteurs d'activité. Derrière les caisses et les comptoirs des McDo et des Quick s'affairent des serveurs asiatiques. Les ouvriers des abattoirs viennent pour la plupart du Brésil et de Pologne. Les bataillons d'ouvriers de la construction irlandais partis suer sang et eau ériger les gratte-ciel new-yorkais sont supplantés sur les innombrables chantiers irlandais par des… Anglais venus de métropole mais aussi d'Irlande du Nord, longtemps seule enclave réellement industrialisée de l'île. Dans les pubs, les clients commandent parfois leur Guinness à des barmen à l'anglais hésitant. Le pays, royaume des centres d'appels, recherche désespérément des germanophones, des francophones, des hispanophones… Et, dans les entreprises de haute technologie, informaticiens et autres ingénieurs canadiens, russes ou indiens contribuent à alimenter un melting-pot toujours renouvelé.

Retombée moins sympathique de cette nouvelle immigration, le petit dragon vert vit ses premières heures xénophobes. L'an passé, des agressions perpétrées contre des étrangers ont secoué l'opinion. En mars dernier, le gouvernement a été contraint de lancer une campagne contre le racisme sur le lieu de travail. Beaucoup d'étrangers occupent les postes les moins qualifiés. « Ils sont les seuls à accepter des salaires aussi bas et des conditions de vie aussi précaires », analyse Rose, une Irlandaise employée en free-lance dans une entreprise de presse. Fin mars, 54 infirmières philippines ont fait la une des quotidiens. Elles vivaient entassées dans des chambres minuscules et dans des conditions sanitaires déplorables. « On n'y mettrait même pas des cochons », ont déclaré les services d'hygiène qui les ont relogées. Un exploit dans une capitale où le manque de logements est criant et dont les prix n'ont presque plus rien à envier aux tarifs londoniens.

Dissuasifs pour les étrangers, ces loyers suscitent la grogne des Irlandais les moins bien payés. « Le niveau de vie a augmenté pour tout le monde mais pas dans les mêmes proportions, note Oliver O'Donohoe, du syndicat Ictu. Et l'écart continue de se creuser. » Rien à voir entre le salaire d'un consultant informatique à 3 200 francs par jour et celui d'un téléacteur qui gagne huit fois moins. Et, dans une capitale sortant d'une longue léthargie, où les pubs et restaurants ne désemplissent plus et les voitures flambant neuves sillonnent les rues, tout le monde veut avoir sa part du gâteau.

Du coup, les mouvements sociaux que le gouvernement, les syndicats et le patronat avaient réussi à apaiser en faisant la paix (voir encadré) font leur réapparition. Les brasseurs de Guinness ont débrayé en avril pour manifester contre une fermeture de site. Et après la grève des infirmières, celle des conducteurs de bus, puis celle des profs du second degré, ce sont les avions d'Aer Lingus qui sont restés, à plusieurs reprises, cloués au sol. La modération salariale est sérieusement malmenée. Le gouvernement du Taoiseach, le Premier ministre, va devoir se montrer imaginatif. « La bonne santé actuelle ne doit pas dispenser le gouvernement et les partenaires sociaux de penser sur le long terme, commente un analyste financier. Au lieu de continuer à baisser les impôts, il faudrait investir dans les infrastructures – les transports sont désastreux chez nous –, mais aussi dans la santé, la formation et surtout les retraites, dont le dossier est explosif. »

L'herbe plus verte qu'ailleurs

Pour l'heure, les Irlandais, qui devront se « contenter » d'une croissance déjà exceptionnelle de 7,5 % en 2001 (après 11 % l'an dernier), voient poindre deux menaces à l'horizon : la fièvre aphteuse et le ralentissement américain. « Si l'épizootie devait se répandre en Irlande [début mai, un seul cas était recensé, NDLR], la croissance économique serait amputée d'un point et demi, pronostique Jim Power. Le tourisme, notamment, en serait affecté. Mais c'est un phénomène ponctuel. » Quant à la décélération américaine et à l'« e-krach », les Irlandais en perçoivent déjà les signes avant-coureurs. Webdesigner dans une start-up, Sam n'est plus payée qu'à la semaine. « Tous les lundis on reçoit un e-mail qui nous précise s'il y aura du boulot la semaine suivante. »

Pour autant, les salariés des filiales américaines ne craignent pas de licenciements massifs. « Les exportations représentent 80 % du PIB irlandais. Ces sociétés américaines qui ont choisi ce pays comme tête de pont vers l'Asie, le Moyen-Orient, mais surtout l'Europe, seront moins tentées de fermer ces sites. Car la zone euro reste prospère et achète », analyse Erik Egnell, conseiller économique à l'ambassade de France. Une douche tiède qui n'est pas pour déplaire à tout le monde. « Il faut savoir freiner la surchauffe, note Maire McEvoy, chez Schneider. Cela stabilise un peu le marché de l'emploi. » Même si les lendemains peuvent déchanter, rien ne semble entamer l'optimisme des Irlandais. L'herbe y est vraiment plus verte qu'ailleurs.

Un partenariat social sur la sellette

En 1987, dans un contexte de crise économique aiguë, gouvernement, syndicats et patronat ont enterré la hache de guerre pour mettre en place un partenariat social. À l'époque, il s'agissait d'introduire la modération salariale, de mettre un terme aux conflits sociaux et de sortir de la crise grâce à une réforme de la fiscalité. Ces programmes tripartites successifs ont relativement bien fonctionné – l'Irlande a introduit le salaire minimum l'année dernière (36 francs l'heure) – jusqu'à la croissance booming actuelle. Chacun revendique aujourd'hui des augmentations de salaire, surtout dans la fonction publique où la modération salariale n'est plus au goût du jour. Avec son cortège de mouvements sociaux dont les Irlandais avaient perdu l'habitude, cette revendication a sonné le glas de la stabilité.

À l'automne dernier, le Programm for Prosperity and Fairness (PPF) (« programme pour la prospérité et l'équité »), le cinquième programme triennal signé entre l'État, les syndicats et le patronat, a ainsi connu son premier vrai baptême du feu. Les augmentations de salaire prévues (15 % sur trois ans) n'ont pas résisté à une inflation galopante. Les syndicats sont ainsi remontés au créneau pour obtenir une nouvelle hausse de 2 % à appliquer en avril 2001, et de 1 % supplémentaire en avril 2002. « S'il nous faut renégocier tous les six mois, le système va vite devenir intenable », explique-t-on à l'Ibec, le patronat irlandais.

Hésitant entre le simple lifting et l'abandon d'un système qui a fait son temps, gouvernement, syndicats et patronat sont convenus qu'il fallait réfléchir sur l'avenir du partenariat social à l'irlandaise. En attendant, les partenaires sociaux entendent dynamiser les accords d'entreprise, encore trop peu nombreux.

Auteur

  • Sandrine Foulon