Avec la croissance, l'intensification du travail et la montée de la précarité, gare à la recrudescence des accidents du travail. Renforcement des contrôles et de l'arsenal législatif, montée au front des partenaires sociaux et des branches, voici comment nos voisins européens luttent contre ce fléau.
Vive émotion aux Chantiers de l'Atlantique, à Saint-Nazaire. L'année 2000 s'est soldée par deux accidents mortels. Le traumatisme a été d'autant plus rude que cela faisait plus de dix ans que le chantier naval n'avait pas connu pareille tragédie. L'embellie conjoncturelle dont il bénéficie n'est pas étrangère à cette inquiétante recrudescence : forte augmentation de la production de bateaux de croisière, arrivée massive de jeunes recrues dans l'entreprise et recours accru à la sous-traitance sont autant d'éléments d'explication. D'ailleurs, le phénomène n'est pas purement local et circonscrit à la construction navale. Si le nombre d'accidents du travail a baissé dans les pays européens entre 1994 et 1998, les experts prévoient au mieux une stabilisation et vraisemblablement une hausse en 1999, dont le bilan sera bientôt connu.
Outre le retour de la croissance, plusieurs facteurs laissent en effet craindre une inversion de la courbe : les exigences accrues de compétitivité, l'intensification de la charge de travail et l'envolée des contrats précaires. La troisième enquête sur les conditions de travail de la Fondation de Dublin (agence européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail) est explicite. « Le pourcentage de salariés qui ont déclaré des blessures varie du simple au double selon que ceux-ci travaillent à un rythme de travail intense (11 %) ou non (5 %). Même différence entre les salariés qui doivent répondre à des échéances très courtes (10 %) et ceux qui ne sont pas soumis à ces délais très courts (5 %) », observe Pascal Paoli, chercheur et coordinateur de l'enquête.
Pas question donc pour l'Europe de baisser la garde dans le domaine de la prévention. À cet égard, tous les pays européens n'en sont pas au même stade. Au sud, l'Espagne et l'Italie, mauvais élèves de l'Union avec le Portugal, semblent apparemment décidées à prendre le problème à bras-le-corps. Les pays du Nord, comme l'Allemagne et les pays scandinaves, traditionnellement plus rigoureux sur la prévention, n'entendent pas perdre leur avance. D'autant qu'ils voient avec inquiétude monter les maladies professionnelles liées au stress. Panorama des politiques de nos voisins pour améliorer la sécurité dans le travail.
Quelle entreprise n'aimerait pas afficher le bilan de Volkswagen en matière de protection du travail ? « En 2000, nous avons eu 724 accidents du travail, contre 1143 en 1997, soit environ deux accidents signalés par jour pour plus de 100 000 employés », souligne le docteur Bodo Marschall, directeur du service santé de VW. « Chaque année, nous publions un objectif à atteindre et réalisons des compétitions entre nos usines. Nous prenons aussi en charge des séminaires spécialisés destinés aux employés qui veulent arrêter de fumer ou à ceux qui ont des problèmes de dos ou de poids. La diminution du nombre d'accidents s'est accélérée pendant la dernière décennie avec une politique de prévention participative et l'engagement accru de l'encadrement et des salariés. Aujourd'hui, l'analyse des causes montre que la plupart des accidents sont dus à une erreur humaine ou à un moment de fatigue. Des facteurs difficilement influençables. À l'avenir, nous aurons plus de mal à améliorer nos scores. »
Si toutes les entreprises allemandes ne sont pas aussi vigilantes, l'Allemagne a l'an dernier établi un record historique, avec le nombre le plus faible d'accidents mortels jamais enregistré. Et le nombre global des accidents et maladies du travail a encore diminué (– 2,8 %) pour s'établir à 1 334 400. « Cette performance s'explique par un système qui responsabilise fortement l'entreprise », observe Jörg Feldmann de l'Agence fédérale pour la protection et la médecine du travail (BAuA). Dès 1884, l'Allemagne bismarckienne se dote en effet d'une loi sur la protection du travail, qui prévoit que les entreprises se regrouperont en associations par branches et seront chargées d'assurer les travailleurs contre les accidents du travail. Le dispositif fonctionne toujours. D'un côté, le gouvernement fédéral définit les lois et les règles, et les administrations régionales contrôlent leurs applications. De l'autre, le système d'assurance et de prise en charge est entièrement financé et géré par les entreprises via une cinquantaine d'assurances professionnelles de branche, qui assurent la majorité des contrôles. « Les entreprises sont collectivement responsables. Elles ont donc tout intérêt à ce que les lois soient appliquées avec la même rigueur partout », explique Andreas Baader, porte-parole de l'Association fédérale des caisses professionnelles (HVBG).
En outre, les caisses d'assurances sont à la fois responsables du versement des dédommagements et des pensions, des soins et de la réinsertion socioprofessionnelle. « Pour des raisons humanitaires mais aussi économiques, nous avons tout intérêt à soigner nos malades vite et bien », ajoute Andreas Baader. Résultat : en quarante ans, la cotisation des entreprises n'a cessé de diminuer. Elle ne représentait plus que 1,36 % du salaire brut en 1998, contre 1,51 % en 1960.
En 1996, la législation a franchi une étape supplémentaire, en élargissant les compétences des caisses d'assurances professionnelles. Leurs interventions en matière de prévention ne se limitent plus aux seules maladies professionnelles mais s'étendent à tous les problèmes de santé. Des questionnaires ont été distribués par la HVBG dans les entreprises. Objectif : dépister les risques sanitaires possibles sur chaque poste de travail. « Ce dépistage systématique doit permettre une meilleure prise en compte des problèmes, notamment dans les PME », précise Jörg Feldmann.
Avec le développement du secteur des services et la progression relative des maladies psychosomatiques, l'avenir de la protection du travail en Allemagne se situe désormais dans le renforcement de la prévention et le développement d'une approche plus psychosociale. • Thomas Schnes, à Berlin
Eka Chemicals est une entreprise qui prend très au sérieux l'environnement du travail. Résultat : cette multinationale de l'industrie chimique, qui emploie 820 personnes en Suède, peut se targuer d'un nombre très faible d'accidents du travail. Des études de risques sont systématiquement réalisées sur la poussière, l'ergonomie, le poids des charges transportées. « Nous sommes allés très loin, explique Helena Vander, chargée de la sécurité au travail. Mais nous sommes maintenant confrontés aux problèmes psychosociaux, ce qui est nouveau pour nous. » Dès 1999, Eka Chemicals a organisé pour les chefs de service et la cinquantaine de délégués à la sécurité une formation de trois jours sur le stress, l'épuisement et le harcèlement.
Au niveau national, les accidents « lourds » du travail sont en diminution. La Suède est fidèle à sa réputation de pays qui ne badine pas avec la sécurité. La première loi sur l'hygiène et la sécurité du travail remonte à la fin du XIXe siècle. Adoptée en 1978, la loi en vigueur a instauré le droit pour les délégués à la sécurité (ils sont 100 000 dans les entreprises de plus de cinq salariés) de faire cesser le travail en cas de « danger grave et imminent ». « Nous avons donc une loi-cadre, mais ce sont les partenaires sociaux qui prennent leurs responsabilités », explique Henrik Lindhal, directeur de Prevent, qui regroupe LO, la confédération syndicale du travail ; SAF, la confédération patronale ; et PTK, le cartel des employés et cadres du secteur privé.
En 2000, 40 travailleurs ont trouvé la mort en Suède, contre 10 de plus un an auparavant. Dans les années 60, il y avait en moyenne 320 décès par an. « Ce résultat positif s'explique par une stricte réglementation et un intérêt croissant pour les questions d'environnement du travail à tous les niveaux, estime Kenth Pettersson, directeur général de l'agence pour l'environnement du travail. Nous pouvons encore faire mieux avec un travail systématique dans ce domaine. Sinon, la tendance peut s'inverser. C'est ce qui se passe avec les maladies professionnelles. »
Car si les accidents « traditionnels » diminuent, le bilan est beaucoup plus mitigé en ce qui concerne la charge de travail. Pendant la récession des années 90 en Suède, « l'environnement du travail est passé au second plan », souligne Catarina Edgar, également de l'agence pour l'environnement du travail. « On n'a pas pu empêcher la montée du stress, note Henrik Lindhal. Les maladies liées au stress augmentent aujourd'hui de façon dramatique et il faut bien reconnaître que l'avance de la Suède n'est plus aussi importante qu'auparavant. »
Dans le secteur privé, 15 % des employés de bureau de moins de 35 ans en arrêt maladie de longue durée sont placés en retraite anticipée. « Un chiffre effarant », s'inquiète Birgitta Rolander, responsable d'Alecta, un organisme spécialisé dans les retraites. Actuellement, le salaire des deux premières semaines de maladie est à la charge de l'employeur à hauteur de 80 %. Vu l'ampleur des dégâts psychosociaux, on envisage aujourd'hui d'allonger cette période à un ou deux mois, pour « motiver » encore plus les employeurs. La proposition n'est pas complètement formulée, mais le gouvernement doit prochainement se prononcer.
• Olivier Truc, à Stockholm
De la Castille à la Galice, le ras-le-bol est général. Chaque jour, trois Espagnols perdent la vie sur leur lieu de travail. Et une trentaine sont victimes d'accidents graves. En février, les ouvriers du secteur de la construction ont débrayé pendant deux jours. Et le 27 avril dernier, 2 millions de salariés ont manifesté dans tout le pays. Débats publics, conférences et colloques ne cessent de décréter l'état d'urgence. Car, en la matière, le pays signe un triste record. Les accidents du travail y sont deux fois plus nombreux que dans le reste de l'Europe. La centrale UGT a publié des chiffres alarmants : 7,8 % de hausse entre 1999 et 2000. Et, selon ce syndicat, les accidents du travail ont augmenté de 10 % en janvier et février par rapport aux deux premiers mois de 2000.
Pour autant, les partenaires sociaux – et surtout les syndicats – ne restent pas les bras ballants. Depuis cinq ans, ils effectuent un important travail de sensibilisation. Et la pression syndicale a débouché en 1998 sur un plan de prévention contre les accidents du travail. En 2000, le plan antiaccidents mené en Aragon a fait baisser le taux de mortalité de 1 %. Le service de prévention des risques au travail de cette province s'est rendu compte que 2 % des entreprises concentraient le tiers des accidents (et, au niveau national, 40 000 entreprises, soit 2 %, totalisent plus de la moitié des accidents). Des actions de formation et des visites de sites ont ainsi été réalisées, des normes de sécurité ont été mises en place dans ces entreprises. Le ministère du Travail a étendu cette initiative à l'ensemble des provinces.
Mais les syndicats n'entendent pas en rester là : ils réclament aujourd'hui des investissements forts en formation et une transparence totale des assurances d'entreprise qui gèrent les accidents du travail. « Leurs conseils d'administration sont composés de représentants du patronat, explique Javier Torres, responsable du département santé au travail du syndicat Comisiones Obreras. Nous souhaiterions aller vers un système paritaire à l'allemande. »
De son côté, la justice espagnole s'est dotée en mai d'un nouveau service spécifiquement dédié aux accidents du travail. Dans chaque province, un ou plusieurs magistrats sont uniquement chargés de les suivre. En outre, les inspecteurs du travail et les centres médicaux sont désormais invités à communiquer à la justice les rapports d'accidents. « De telle sorte que la police judiciaire puisse se présenter sur les lieux et éviter que les preuves ne disparaissent », souligne Javier Torres. Des sanctions pénales seront prises contre les entreprises frauduleuses. Car, à ce jour, « la plus grande partie des accidents s'est soldée par l'impunité des entreprises », reconnaît Fernando Herrero, secrétaire technique du ministère public.
Les Espagnols ont du pain sur la planche. D'autant que la précarité (un salarié sur trois est en CDD ou en intérim) ne leur facilite pas la tâche. Le taux d'accidents du travail est deux à trois fois supérieur pour ces populations. C'est ce qu'a démontré un récent rapport du Conseil économique et social pour le gouvernement Aznar. Celui-ci recommande de changer la loi sur les accidents du travail et d'améliorer la prévention, en renforçant notamment le nombre des inspecteurs du travail. L'Espagne compte en effet un inspecteur pour 27 000 salariés, alors que la moyenne européenne est de un pour 7 000. Il propose également que l'employeur supporte financièrement une partie de l'arrêt de travail. Le coût faramineux des accidents du travail pour l'économie espagnole (14 milliards de francs) pourrait inciter le gouvernement à prendre, enfin, le taureau par les cornes. • S.F.
Le 12 mars 2001, un jeune artisan se tue sur le toit d'une entreprise de céramique, en Émilie-Romagne. Le lendemain, un ouvrier de 38 ans est pris dans un éboulement sur un chantier en Sardaigne. Le 20 avril, un ouvrier de 41 ans trouve la mort dans une carrière de marbre en Lombardie. Trois victimes qui s'ajoutent à la liste déjà longue – 1 300 décès par an – des accidents du travail en Italie. Oubliant leurs divisions, les trois confédérations syndicales, la CGIL, la CISL et l'UIL, ont défilé ensemble le 1er Mai : cette année, la fête du Travail était consacrée à la sécurité au travail.
Le travail au noir, une législation mal appliquée, un nombre trop faible d'inspecteurs expliquent ces piètres performances. Longtemps sous-estimé par les partenaires sociaux et les pouvoirs publics, le dossier est aujourd'hui prioritaire. Un plan gouvernemental pour la santé et la sécurité au travail a été approuvé voilà un an. Une loi interdit désormais les offres moins-disantes en réponse à des appels d'offres publiques, de façon à rendre incompressibles les coûts du travail et de sa sécurité. Des dispositions réglementent et facilitent le droit à l'information des « représentants des travailleurs pour la sécurité » dans les entreprises. La sécurité entre de plein droit dans la formation, à tous les niveaux (entreprises, secteurs, bassins territoriaux). Pour renforcer les contrôles, le gouvernement a créé cette année 1 000 postes d'inspecteurs du travail. Une campagne de sensibilisation a été lancée à l'automne 2000, avec spots TV, messages radio et diffusion de 4 millions d'opuscules.
Une enveloppe de 2 milliards de francs a été débloquée pour l'Inail (Istituto Nazionale Infortuni sul Lavoro) : « Les trois quarts de cette somme sont destinés à aider les PME pour des investissements structurels : organisation, processus de production, machines… Le dernier quart financera des actions de formation et d'information dans tous les secteurs », explique Giuseppe Mazzetti, qui suit cette initiative à l'Inail. L'institut récompense les entreprises les plus vertueuses, qui paient moins de cotisations pour la couverture des AT si elles adoptent des mesures de prévention.
Selon l'Inail, 289 accidents mortels ont été enregistrés au premier trimestre 2001, soit 40 de moins qu'un an auparavant, et ils ont régressé de 20 % dans le Nord-Est, le cœur de l'industrie italienne. Il reste cependant beaucoup à faire : « L'État ne respecte pas ses normes pour ses propres salariés, et l'organisation patronale Confindustria traîne les pieds », estime Giovanni Guerisoli, secrétaire confédéral de la CISL. • Marie-Noëlle Terrisse, à Milan
La Grèce occupe la quatrième place au niveau européen pour la prévention des accidents du travail (voir graphique, page 38). Un rang plutôt flatteur qu'il convient de relativiser. Beaucoup d'accidents ne sont en effet pas déclarés, d'un commun accord entre le salarié et son employeur.
Même si la sécurité au travail n'est pas la priorité du moment, notamment pour des syndicats davantage mobilisés par le maintien du système de retraite, les pouvoirs publics grecs ne restent pas inactifs. Un nouveau corps d'inspecteurs du travail a été créé il y a deux ans. Mais ils ne sont encore que deux par département. Quant aux visites médicales annuelles prévues par la législation, elles ne concernent encore qu'un salarié sur cinq.
Selon une enquête menée au niveau européen en 2000, 48 % des salariés grecs estiment que leur santé ou leur sécurité sont en danger sur le lieu de travail, contre 50 % en 1995… et 27 %, en moyenne, pour les salariés européens. En revanche, il y a de moins en moins de salariés exposés à de fortes températures : 37 % en l'an 2000, contre 40 % en 1995. Et de moins en moins d'ouvriers exposés à un niveau de bruit trop élevé : un tiers en 2000, contre 38 % en 1995.
En 2000, l'institut pour la santé et la sécurité du travail, l'Elinyae, a tenu à récompenser plusieurs entreprises, dans le cadre d'un programme de prévention des accidents du travail lancé dès 1974, notamment les Ciments Herakles pour le traitement des substances chimiques, BP Hellas pour ses efforts sur le stress dans les lieux de travail, et les sociétés des eaux de Ioannina et les ateliers de tissage de Naoussis pour la prévention des pathologies musculosquelettiques.
• Angelique Korounis, à Athènes