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Enquête

CES CADRES QUI FUIENT LA PROMOTION

Enquête | publié le : 01.06.2001 | Sandrine Foulon

Quand on leur propose de prendre du galon, de plus en plus de salariés font la fine bouche. Avoir des responsabilités n'est plus une consécration. Du coup, certaines entreprises valorisent des filières d'expert comme alternative aux fonctions d'encadrement.

Deux nuits blanches à méditer. Charlotte, 32 ans, consultante dans une agence de communication, ne sait pas si elle doit sauter au plafond ou sombrer dans la déprime. Son patron vient de lui proposer de devenir associée. Une offre sacrément alléchante : 40 % de plus en fin de mois. Revers de la médaille : des responsabilités en pagaille, un fil à la patte autrement plus solide et, surtout, vingt-deux jours de RTT au panier, statut de cadre dirigeant oblige. Adieu, donc, les week-ends prolongés au soleil et les stages de plongée en mer Rouge. Car prendre du galon est incompatible avec ces petits à-côtés pourtant bien sympathiques qui permettent d'échapper à un travail prenant. Difficile de faire marche arrière quand on a réussi à construire une vie équilibrée, rythmée par les semaines " de folie " et les escapades loin de Paris. Mi-figue, mi-raisin, Charlotte ne " pousse pas à la roue " et réserve encore sa décision.

Philippe, lui, n'a pas hésité une seconde. Devant son chef médusé il a refusé illico la promotion qu'on lui proposait. Âgé de 36 ans, chef de projet dans une société de services, il a décliné des responsabilités plus commerciales. " Pour 2 000 francs de plus, pourquoi faire un boulot qui ne me plairait pas ? " Il en a même profité pour solliciter un mi-temps et se consacrer à son hobby, l'écriture de livres pour enfants. " Mon patron, fondateur de sa boîte, a jugé mon attitude démissionnaire, suicidaire. Content de mon travail, il a eu le sentiment que je le trahissais. Il n'a vraiment pas compris. " Il y a encore dix ans, quel cadre aurait osé prendre un temps partiel et, crime de lèse-majesté, refusé de monter un à un les échelons hiérarchiques ? Y penser secrètement, sans doute. Mais pas question de sauter le pas. La pression sociale était trop pesante. On a toujours pardonné aux mères de famille de ne pas jouer des coudes pour arriver au sommet. Mais les hommes boudant une promotion pour ne pas renoncer à un coin de paradis, sacrifier une vie de famille ou leur passe-temps étaient, de facto, rangés dans la catégorie des dilettantes. La nouveauté est que les salariés sont aujourd'hui légion à se demander ouvertement si le jeu en vaut la chandelle, à revendiquer de ne plus placer leur carrière devant tout le reste et à ne plus souhaiter être calife à la place du calife.

Certains DRH avouent qu'il ne suffit plus d'agiter un titre pour convaincre un collaborateur de prendre des responsabilités. Lors de ses derniers entretiens d'évaluation, Dassault Systèmes a constaté avec étonnement que seuls 15 % de ses jeunes ingénieurs désiraient devenir managers, contre 25 % attendus. Christophe Lunacek, directeur du cabinet de conseil Acte II et auteur d'ouvrages sur le management, constate le désarroi des DRH. " Il y a encore cinq ans, la question posée lors des séminaires de formation était ' comment acquérir des responsabilités ? '. Aujourd'hui c'est plutôt ' comment inciter les salariés à en prendre ?' "

Public et privé dans le même bateau

Trop galvaudé, pas assez reconnu, le statut de chef ne fait plus rêver. Public et privé sont, pour une fois, dans le même bateau. À en croire une récente enquête du Centre national de la fonction publique territoriale, les candidats ne se pressent plus à la porte des mairies. Plus de la moitié des communes interrogées avouent de sérieuses difficultés à trouver des recrues. Le phénomène touche surtout, et c'est nouveau, les agents de catégorie A (encadrement). Faible salaire, manque d'attractivité des communes peuvent freiner les élans. Mais les élus et responsables de structures publiques invoquent aussi les trop lourdes responsabilités, voire les sanctions pénales.

Dans le privé, les freins sont d'un autre ordre. " On est tous sur des sièges éjectables. Qu'on s'investisse le jour, la nuit et les week-ends n'empêchera jamais une boîte de nous virer ", résume François, 34 ans, cadre dans un groupe agroalimentaire. Échaudés par des expériences malheureuses, ou tout simplement réalistes, les salariés ont décroché. " Les sacrifices qu'exige la réussite n'ont pas porté leurs fruits, rappelle Florence Osty, chercheuse au Laboratoire de sociologie du changement des institutions (LSCI). L'ancien modèle ne fait plus recette. Et, aujourd'hui, les gens qui savent prendre le temps et les distances avec leur boulot ne sont plus considérés comme des perdants, y compris aux yeux de leurs enfants. "

Pour les DRH, la pilule est dure à avaler. " Nous avons récemment organisé une rencontre de responsables de ressources humaines, explique un consultant en management. Certains se sont lâchés, mettant ces attitudes sur le compte de la jeunesse. À leurs yeux, les juniors n'ont aucune résistance à la frustration et ne cherchent plus à prouver quoi que ce soit. Au point qu'ils espèrent secrètement une bonne récession pour pouvoir reprendre l'ascendant. " Selon un sondage réalisé par Manpower auprès de 800 DRH, l'image des jeunes s'est considérablement ternie à leurs yeux. 70 % d'entre eux considèrent qu'ils sont moins dynamiques et la moitié affirment qu'ils sont moins impliqués qu'avant ! Frédéric Agenet, chargé du développement personnel à la DRH France d'EADS, est plus nuancé. " L'intérêt du travail continue à les motiver. Mais leurs choix sont devenus pluriels. On trouve encore des candidats pour des postes à responsabilités, d'autres n'en veulent pas. Mais tous veulent intégrer davantage les notions d'équilibre de vie. Il est plus difficile de les motiver et de les fidéliser. "

Bien au clair sur ses propres aspirations, Abel n'est pas de ceux qui bayent aux corneilles en attendant le chèque de fin de mois. " Le tout est de s'arrêter à temps, de prendre du recul par rapport à son job, explique cet informaticien qui apprécie son boulot, mais aussi l'aïkido, l'écriture, la poésie, le récit. J'ai obtenu mes vendredis. Mon implication n'a pas varié d'un iota. Mais il faudrait vraiment qu'on m'offre des sommes mirobolantes pour que je change de vie. Et encore... " Impliquée, Patricia a aussi le sentiment de l'être totalement. Iconographe en free-lance, elle a sciemment refusé des propositions de CDI à temps plein pour mieux maîtriser son temps et se consacrer à la photo, sa passion. Sans toutefois négliger son activité principale. " Quand j'effectue un remplacement, j'endosse les mêmes responsabilités, avec la même conscience, explique-t-elle. À force de passer d'entreprise en entreprise, on acquiert une expertise. Il m'arrive de régler des problèmes, de former des jeunes recrues à certains logiciels. "

Le manque d'empressement de nombreux cadres à lorgner le haut de l'échelle est un sérieux retour de balancier après la sacralisation du leadership dans la décennie 80. " C'était l'ère des gagneurs, explique Christophe Lunacek. On inculquait aux gens les mille et une façons de rayer le parquet. Puis, dans les années 90, c'était la mode de la responsabilisation pour optimiser les ressources humaines. On est tombé dans la mode de la gestion par projet, qui, en définitive, requiert des qualités d'encadrement. Et faute de managers, dont on manquait, on a poussé trop de monde vers le haut. " Couplées avec une forte intensification du travail dans tous les secteurs d'activité, ces promotions éclairs ont engendré des bataillons de déçus, voire de stressés. Trop exposée, la fonction est devenue " casse-gueule ". " Les échelons hiérarchiques ont fondu comme neige au soleil. Ceux qui restent ont hérité d'énormes responsabilités, constate Régine Bercot, chercheuse à l'Iresco et professeur de sociologie des organisations et du travail à l'université Paris VIII. Ils n'ont plus nécessairement envie d'en rajouter. Pourquoi stresser et moins bien dormir la nuit ? "

Intérêt et autonomie du poste d'abord

Plus hédonistes, en quête de réalisation personnelle, beaucoup privilégient désormais l'ambiance au travail, le climat des équipes, la qualité des relations professionnelles... Toutes les enquêtes d'opinion convergent : les responsabilités hiérarchiques arrivent derrière l'intérêt des missions et l'autonomie du poste. Idem pour la rémunération, en queue de peloton. Et les déclarations d'intention sur le manque d'intérêt pour les responsabilités se vérifient, tous les jours, sur le terrain. " Nos sondages internes confirment cette tendance, remarque Jacques Samson, directeur de la gestion de l'encadrement chez Usinor. Du coup, il nous faut offrir d'autres espaces de développement que la progression verticale. Nous n'avons plus de clivage strict entre ceux qui conçoivent et ceux qui décident. On confie aux experts et aux cadres techniques des missions de management de projet. À l'opposé, les managers s'appuient moins sur un statut et doivent faire preuve de charisme auprès des équipes. "

Seules quelques rares entreprises ont compris qu'il fallait mettre en place des alternatives à la progression verticale. Trop souvent, techniciens et ingénieurs doivent retirer les mains du cambouis pour prendre, à regret, des responsabilités d'encadrement auxquelles ils n'ont pas été formés. Renault, EADS ou Snecma Moteurs ont donc choisi de placer sur un pied d'égalité expertise et management. " Les entreprises se mettent à créer des filières d'experts, analyse Christophe Lunacek. Et on observe toute une série de cadres qui s'avouent soulagés de ne plus avoir à faire semblant de jouer au manager. " Chez Snecma Moteurs, à Villaroche, trois filières ont ainsi été mises en place. " Et elles sont aussi valorisées financièrement que le management, explique Bertrand Delahaye, directeur adjoint des ressources humaines. L'idée n'est pas que tous nos ingénieurs s'y engouffrent ni que certains viennent y dormir, mais qu'ils puissent évoluer. " Car la mobilité est devenue le cheval de bataille de ces groupes internationaux.

L'objectif, c'est de se réaliser

Pour autant, dans la plupart des entreprises, il reste difficile d'échapper au carcan de la structure pyramidale. Jacques, ingénieur système, dépense à son goût trop d'énergie à régler des problèmes d'intendance. À plusieurs reprises au cours de sa carrière, il a pris un temps partiel, mais il a été rattrapé par le temps complet et les responsabilités managériales. " On m'a fait comprendre qu'au-delà de 380 000 francs annuels il fallait passer manager. Un technicien ne peut pas gagner plus. Et j'en gagne 420 000. Entre l'organisation des plannings et les tâches administratives d'une équipe de 10 personnes, j'essaie de me garder une part technique. Mais ça devient difficile. " Il caresse toujours le rêve de passer à quatre cinquièmes. Abel, lui, a franchi le pas. Mais en négociant ses vendredis pour écrire, il a fait le choix de perdre 20 % de son salaire. " Il y a quelque chose d'injuste dans le quatre cinquièmes. La frontière avec le plein-temps est ténue, la quantité de travail fourni à peu près la même pour un salaire moindre. " Même constat pour Philippe, qui oeuvre dans la pub. Sur un mi-temps, il a concentré le même gros budget et s'est réorganisé pour être plus efficace. " Financièrement, mon patron y gagne. Et pourtant, il n'apprécie guère. "

Insaisissables et plus matures, ces nouveaux salariés n'attendent plus que les entreprises réagissent. Ils se construisent leurs propres trajectoires, effectuent des sauts de puce fonctionnels et géographiques, au gré de leurs envies. L'objectif n'est plus de monter en grade mais de se réaliser ici et maintenant. Et ça marche. " Il y a quatre ans, en prenant un temps partiel, on m'a dit que je me fermais des portes, se souvient Abel. Au final, cela ne m'a pas nui. Au contraire. Si clients et responsables sont satisfaits d'un gros projet que j'ai mené, ils m'en confient d'autres. Et, en interne, le fait que de plus en plus de gens prennent des quatre cinquièmes commence à porter ses fruits. Je pense avoir autant d'opportunités qu'un autre. "

Pendant dix ans, les entreprises ont seriné aux salariés qu'ils allaient connaître des " ruptures " et qu'ils devaient prendre en main leur employabilité. Portés par une conjoncture favorable, ces nouveaux ambitieux leur rendent la monnaie de leur pièce. À la différence des Anglo-Saxons, plus ouverts aux parcours atypiques, les DRH français vont devoir apprendre à lire les CV autrement. Et à abandonner les étiquettes. Les loosers ne sont peut-être plus ceux qu'on croit.

" Des responsabilités, juste ce qu'il faut "
Jean-Guilhem ne veut pas sacrifier sa famille pour devenir chef d'équipe à EDF

Un vrai papa poule. Il y a trois ans, Jean-Guilhem, salarié chez EDF, a préféré suivre sa femme au Danemark et s'occuper de leurs deux enfants là-bas plutôt que de rester à Paris et devenir chef d'équipe. " Après cinq ans au poste, c'était une suite logique dans mon parcours. Mais j'ai toujours cherché à obtenir un équilibre entre ma vie professionnelle et ma vie privée. Prendre suffisamment de responsabilités pour que le job soit intéressant, d'accord. Stresser toute la journée, partir à 19 heures pour arriver chez soi à 20 heures sans voir les enfants, non, vraiment pas. " Titillés par une expérience à l'étranger et le besoin de respirer hors de Paris, Jean-Guilhem, 36 ans à l'époque, et sa femme ont préparé leur départ. Lui a demandé un congé sabbatique suivi d'un congé de formation sans solde. Elle, cadre chez British Telecom, a fait bouillir la marmite pendant que lui jouait les nounous à plein-temps.

Au Danemark, les enfants sortent de l'école à 14 h 30. " Une expérience étonnante. Tout le monde, et surtout ceux qui ont recruté ma femme, semblait s'inquiéter pour nous. Un homme qui fait un break, ça fait peur. Les relations ont été très faciles à nouer avec les mères de famille. En revanche, lorsqu'un homme me demandait ce que je faisais et que je répondais " rien ", la conversation tournait vite court. " Pourtant Jean-Guilhem estime s'être enrichi. Il a développé ses qualités relationnelles, s'est montré plus adaptable, plus débrouillard. Une expérience qui n'entre pas encore dans la validation des acquis professionnels.

Et comme beaucoup d'expats, il a fait l'expérience délicate du retour. Car, dans l'intervalle, loin de Copenhague, les réformes ont balayé EDF. Résultat : ses anciens patrons ont été mutés et un nouveau poste l'attendait. " Pas nécessairement celui que j'aurais souhaité. On m'a quand même reproché d'avoir un peu trop papillonné. Les carcans ont la vie dure. Après neuf mois dans ce premier boulot, je commence dans un nouveau service qui me plaît beaucoup plus. Mais il faut repartir de zéro. " Pour aller où ? Jean-Guilhem n'en a cure ; il vit au présent et selon les opportunités.

" Gravir les échelons, très peu pour moi "
Excepté dans le karaté, Patrick n'a jamais couru après les responsabilités

Lignard " sans avoir jamais grimpé un poteau ", Patrick, 46 ans, est entré à France Télécom en 1975. Aujourd'hui, il travaille au 12, au service de renseignements téléphoniques de Pau, gagne 10 000 francs net par mois. Et ne s'en porte pas plus mal. Bien noté, consciencieux dans son boulot, il pourrait aspirer à devenir responsable d'équipe, mais n'en a guère envie. D'abord par conviction personnelle. " Je travaille dans un service où on reçoit 60 appels par heure d'une durée moyenne de quarante secondes. Le service est vieillissant et parfois certaines femmes pètent les plombs, font de la spasmophilie. Même les jeunes en CDD finissent par stresser. Je ne cautionne pas ça. Pourquoi devenir chef dans ces conditions ? " Patrick ferait bien une formation pour devenir conseiller Wanadoo mais n'a pas non plus intérêt à gravir les échelons car il lui faut rester quinze ans à un même grade pour pouvoir accéder à la cessation progressive d'activité, autrement dit la préretraite. Il a bien essayé de partir de l'entreprise, a obtenu son diplôme de maître nageur sauveteur, a réussi le concours de sapeur-pompier professionnel. Mais, faute de poste, il est resté. Serein, heureux dans sa vie avec sa compagne et une grande fille de 18 ans, les responsabilités professionnelles ne lui manquent pas. Il est vrai que le karaté, sa passion depuis vingt-cinq ans, l'occupe activement. Au 12, Patrick travaille pendant neuf jours d'affilée de 14 h 30 à 22 h 15 (interrompus par un jour de repos) suivis de cinq jours et demi de congés. Un rythme qui lui permet de préparer son quatrième dan, de donner des cours de karaté, d'être arbitre départemental des Pyrénées-Atlantiques, arbitre de ligue d'Aquitaine, secrétaire du comité départemental... Un agenda sportif de ministre. Patrick a calculé qu'il lui restait cinq à six ans dans l'entreprise.

En attendant, il veut chaque soir sortir du boulot " la tête libre ".

Auteur

  • Sandrine Foulon