Ce n'est pas de la science-fiction : d'un simple clic, un salarié peut désormais, sur l'intranet de son entreprise, évaluer ses compétences, suivre une formation, briguer un poste en interne et discuter de sa candidature avec le service des ressources humaines, communiquer ses notes de frais, gérer ses congés, tout en surveillant du coin de l'œil son plan d'épargne salariale. L'irruption des nouvelles technologies a déclenché une révolution qui n'a rien de virtuelle dans la gestion des effectifs. Selon notre sondage exclusif Liaisons sociales-France Télécom, réalisé par Ipsos début avril (1), près de deux tiers des entreprises (65 %) qui se sont dotées d'un intranet l'utilisent pour gérer les ressources humaines. L'industrie arrive largement en tête de ces utilisateurs, puisque 71 % des entreprises industrielles se servent de leur intranet pour gérer leur personnel. Loin devant les services et le secteur du commerce et de la distribution. Le bâtiment fermant la marche. Paradoxalement, si le réseau interne est devenu une réalité pour l'immense majorité des grandes entreprises (82 % des entreprises de 1 000 salariés et plus possèdent un intranet), celles-ci se font distancer par les entreprises de 500 à 999 salariés et, plus surprenant encore, par celles de moins de 200 salariés, lorsqu'il s'agit de développer un intranet RH : 62 %, contre respectivement 72 % pour celles de 500 à 999 salariés et 66 % pour celles de moins de 200.

Explication d'Alain Hensgen, directeur chez Pricewaterhouse Coopers (PWC) et auteur d'une étude sur le management des ressource humaines en Europe : « Les grands groupes privilégient d'abord la mise en place de systèmes d'information RH intégrés (Sirh). Un intranet RH suppose aussi une harmonisation des processus de ressources humaines. Or plus l'entreprise est grande, plus cette démarche est compliquée. »

L'utilisation de l'intranet pour les ressources humaines n'est pas le fruit du hasard. Elle était prévue dès l'origine du projet dans 73,5 % des cas. De même, 72 % des entreprises retardataires – celles dont l'intranet n'existe encore qu'au stade de projet – prévoient, elles aussi, de faire une place aux ressources humaines. Bref, même si – petit bémol – les DRH ne sont pas encore impliquées, la plupart du temps, dans l'élaboration de projets de réseaux internes, les informations distillées par leurs services semblent trouver naturellement leur place sur l'intranet de l'entreprise. Au point que la grande majorité des entreprises qui peaufinent actuellement un projet de réseau comptent y associer leurs responsables RH.

Si les intranets RH se développent aujourd'hui à grande vitesse dans les entreprises françaises, leur contenu apparaît encore bien timide au regard des immenses possibilités offertes par les nouvelles technologies. Certes, l'intranaute accède sans mal à des informations générales sur la majorité des sites (85 %), mais beaucoup plus rarement à des données ciblées, par catégories de salariés (43 %). En vrac, on trouve sur ces intranets essentiellement des annuaires d'entreprises (dans 70 % des cas), des outils pour la formation (59 %), des données sur le droit social et le droit du travail (51 %) et la mobilité interne (49 %). Mais plus rarement des outils pratiques destinés à gérer les remboursements de frais ou la prévoyance, ou plus sophistiqués pour la gestion du temps de travail – en dépit des 35 heures –, le recrutement externe, la gestion des compétences ou les relations sociales.

En bonne logique, au hit-parade des services utilisés, les salariés consultent en priorité les informations les plus fréquemment mises en lignes : d'abord l'annuaire de l'entreprise (46 %), puis les outils pour la formation (34 %) et les données sur le droit social et le droit du travail (29 %). En clair, ils se servent aujourd'hui de l'intranet comme d'un panneau d'affichage électronique. « Ces intranets RH de la première génération sont des outils documentaires », résume Pascal Saubion, consultant chez Expertel Consulting (filiale conseil de France Télécom). Résultat, les salariés restent plutôt passifs face à l'information délivrée. Dans moins de la moitié des entreprises concernées, les intranets RH comportent des services interactifs. Par exemple, la possibilité d'échanges directs avec le service des ressources humaines (45 %), de partager les connaissances par des forums ou des témoignages (32 %). Et la faculté, pour chaque employé, d'administrer son dossier personnel (jours de congé, RTT, formation, compétences, etc.) est quasi inexistante (moins de 8 % des cas). Question de temps ou de configuration, car les entreprises qui mènent un projet d'intranet envisagent en règle générale l'interactivité de leur futur réseau. « Les DRH manquent certainement d'imagination dans ce domaine, reconnaît Alain Hensgen, chez PWC. Mais nous en sommes aussi à la première phase de l'utilisation des intranets RH. Les entreprises y voient d'abord et surtout un nouveau média qui répond à leurs besoins de communiquer en temps réel avec leurs salariés. Chez Hewlett-Packard, par exemple, n'importe quel collaborateur peut y lire tous les jours le mot du président. » De fait, plus d'un tiers des DRH interrogés considèrent d'abord l'intranet comme un formidable vecteur de communication, permettant aux informations de mieux circuler.

En revanche, parmi les avantages cités spontanément par les responsables des ressources humaines, les gains de productivité (4 %) arrivent, et de loin, en queue de peloton. Les utilisateurs ne se font guère d'illusions. Parmi les entreprises qui projettent la mise en place d'un intranet, les motivations sont les mêmes. Elles n'attendent de cet outil ni amélioration de la production ni réduction des coûts. « Les intranets RH ont été conçus davantage comme des outils de communication que comme des outils de travail qui pourraient améliorer l'organisation de l'entreprise, rappelle Pascal Saubion, chez Expertel Consulting. Surtout, les DRH sont traditionnellement peu amenés à s'interroger sur le retour sur investissement. Pour les entreprises françaises, les ressources humaines restent en effet un coût et non une fonction à optimiser. Elles conservent un effectif RH par salarié supérieur à celui des entreprises américaines, par exemple, où les salariés gèrent directement, grâce à l'intranet, leur mobilité interne, leurs frais de déplacement, leurs avantages sociaux, etc. »

Ceci explique, en partie, que la mise en place de réseaux internes suscite guère de réactions négatives. Près des deux tiers des entreprises concernées n'ont perçu aucune réticence de la part de leurs salariés, et encore moins des responsables RH ou des managers opérationnels. Quand des difficultés apparaissent, elles sont liées la plupart du temps, chez les salariés, à une perplexité face à l'outil informatique. Et pour les managers ou les responsables RH, à la crainte d'une perte de contrôle de l'information ou d'une diminution de leurs prérogatives.

Il faut dire que les salariés français ont rarement eu leur mot à dire au moment de la conception de l'intranet : seules 40 % des entreprises ont consulté les futurs utilisateurs. « En fait, ces premiers intranets ont été conçus par les directions des grandes fonctions d'abord pour répondre à leurs besoins, pas à ceux des salariés », remarque Alain Hensgen, chez PWC. Et, retour de bâton, « les quelques échecs des premiers intranets sont notamment dus au fait que les utilisateurs n'ont pas été consultés », assure Pascal Saubion. Aujourd'hui, plus de 70 % des entreprises qui ont un projet d'intranet RH affirment vouloir prendre l'avide leurs troupes. Les organisations syndicales, en revanche, risquent de continuer à être exclues de la réflexion : seulement 13 % des entreprises qui possèdent déjà un intranet RH ont pris l'avis des syndicats au début du projet, 38 % les ont informés lors de la décision finale. Et 32 % d'entre elles ne les ont jamais consultés. Parmi les entreprises qui s'attellent actuellement à la création d'un intranet RH, seules 15 % prévoient de les associer à l'ensemble du processus. « Selon le Code du travail, les entreprises sont obligées de consulter le comité d'entreprise préalablement à tout projet important d'introduction des nouvelles technologies dès lors qu'il a des conséquences sur les conditions de travail, assure Yves Lasfargue, directeur de l'Observatoire des conditions de travail, assure Yves Lasfargue, directeur de l'Observatoire des conditions de travail et de l'ergostressie. Or, visiblement, les DRH estiment, à tort, que l'intranet ne va pas modifier l'organisation du travail. Mais ils ont une attitude paradoxale, puisqu'ils pointent également un certain nombre de transformations dues à l'intranet. » Effectivement, parmi les bénéfices majeurs de la mise en place d'un intranet RH, ils citent « une plus grande responsabilisation du manager en tant que gestionnaire des RH »…

Pas question non plus, pour les DRH, d'ouvrir un espace dédié aux organisations syndicales sur le réseau interne : 59 % des entreprises qui s'en sont déjà dotées ont clairement dit non. Avec une parfaite symétrie, 60 % de celles qui ont un projet

d'intranet RH ont déjà décidé de ne pas en ouvrir l'accès aux partenaires sociaux. « De plus, les rares entreprises qui consentent à laisser une place aux syndicats le font du bout des lèvres, assure Yves Lasfargue. En restreignant la mémoire qui leur est allouée et en refusant qu'ils utilisent l'interactivité, ce qui est un comble sur un intranet ! Cela pose un problème aux organisations syndicales, traditionnellement les premières à délivrer des informations en cas de résolution de conflits, par exemple, et qui commencent à se faire « doubler » par les directions. »

Si les intranets RH boudent les organisations syndicales, c'est sans doute aussi parce qu'ils n'ont pas vocation à servir le dialogue social dans l'entreprise ou à peser sur les relations sociales, mais bien davantage à proposer des services très individualisés. En effet, les directions de ressources humaines sont 86 % à envisager des outils pour la prévoyance, 84 % à certifier que la gestion de la mobilité interne se fera via l'intranet RH, 77 % à assurer que la paie et l'épargne salariale pourront être administrées en ligne, 68 % à prévoir des outils pour la formation, 62 % à en étudier pour la gestion du temps de travail et 58 % pour le remboursement des frais (voir page 85). Bref, le salarié, face à son écran, pourra gérer sa carrière et ses à côtés. « De plus en plus, nous nous orientons vers des intranets de type portail, qui offrent une meilleure visibilité de l'information et des orientations plus rapides. En clair, un accès personnalisé qui répond aux centres d'intérêt de chacun », assure Pascal Saubion, d'Expertel Consulting.

« Le salarié devient un consommateur zappeur qui pioche les services RH (évaluation, formation, mobilité…) dont il a besoin, renchérit Alai Hensgen, de PWC. La mue s'est déjà opérée aux États-Unis, où les intranets RH proposent quatre types de services : des services dédiés au salarié actionnaire (son plan d'épargne salariale, le cours de ses actions…), à l'employé (son plan de formation, ses jours de RTT…), au professionnel (informations liées à son métier), et au salarié en tant que membre d'une communauté (espace de communication avec les autres personnes qui occupent la même fonction dans le groupe, avec les salariés qui travaillent sur le même projet…). » Voire un espace personnel, avec une webcam qui permet la retransmission d'images vidéo en direct de la crèche des enfants…

Les DRH se montrent globalement optimistes sur l'apport des réseaux internes. Pour plus de 70 % d'entre eux, les salariés s'approprient plus facilement les messages et informations liés aux ressources humaines. Et ils renforcent leur sentiment d'appartenance à l'entreprise. Plus d'un tiers des DRH pensent même que les collaborateurs sont davantage responsabilisés grâce à la mise en place d'un intranet. Même bénéfice attendu chez les managers. Les responsables RH sont convaincus qu'une grande majorité d'opérationnels y gagnent en responsabilisation et en transparence, tant à l'égard des salariés qu'à celui des directions des ressources humaines.

Mais les enseignements du sondage Liaisons sociales-France Télécom sont encore plus probants pour la fonction RH elle-même, qui devrait rapidement connaître une profonde mutation. Ainsi, 61 % des DRH interrogés citent, parmi les bénéfices majeurs d'un intranet RH, un changement dans l'organisation et les processus de travail, et 53 % se réjouissent de l'intégration plus forte des ressources humaines dans la stratégie de l'entreprise. En revanche, les professionnels RH se montrent plus circonspects sur l'évolution de leur métier. Seulement 31 % d'entre eux anticipent des missions à plus forte valeur ajoutée. Et un tiers pronostiquent un redéploiement des personnels qui géraient auparavant les tâches administratives. « Pourtant, la question de la reconversion va se poser rapidement, assure Pascal Saubion, d'Expertel Consulting. Pour les acteurs des ressources humaines, l'alternative est la suivante : soit ils évolueront vers des tâches à plus forte valeur ajoutée, comme le conseil, soit ils devront trouver une place dans les autres services administratifs de l'entreprise. Et de nouveaux profils intégreront alors les ressources humaines. » Les intranets n'ont donc pas fini de bouleverser la vie des responsables de ressources humaines !