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Faut-il avoir peur de la Grande Sécu ?

Idées | Débat | publié le : 01.02.2022 |

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Faut-il avoir peur de la Grande Sécu ?

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Coup de bluff ou annonce d’une réforme programmée pour le prochain quinquennat en cas de réélection d’Emmanuel Macron ? La fuite d’un rapport du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM) sur une réforme de la Sécurité Sociale a fait l’effet d’une bombe. Le projet d’une Grande Sécu, qui étendrait le périmètre des soins pris en charge par l’assurance-maladie obligatoire et réduirait de facto le recours des particuliers aux complémentaires santé privées, a provoqué une levée de boucliers chez les assureurs. Les syndicats se méfient des effets pervers de la mesure.

Carine Milcent Économiste spécialiste des systèmes de santé, CNRS

Le système d’accès aux soins en France est complexe et unique au monde. Pour une prestation médicale donnée, le remboursement des soins allie une Sécurité Sociale basée sur des prélèvements indépendants de l’état de santé et des facteurs de risques et comorbidités de l’individu, avec une complémentaire santé basée sur l’état de santé des souscripteurs. L’iniquité induite par la coexistence de ces deux systèmes tient beaucoup à l’abondement de cotisations apporté par les entreprises, au bénéfice des seuls salariés1. Ainsi, la population ne rentrant pas de cette case – retraités, inactifs – les conduit à supporter une part de leurs dépenses bien plus importante ou à orienter leurs dépenses. Or, cette population est en grande partie composée de personnes socialement vulnérables. Par ailleurs, la société se transforme, amplifiée par la crise sanitaire. L’augmentation des travailleurs indépendants bouscule la vision classique du salariat et pose la question du poids de leurs cotisations sociales. La réponse d’une Grande Sécu apportée par l’HCAAM vise à amener à une plus grande égalité d’accès aux soins, au risque d’une augmentation des cotisations sociales. Cibler le panier de soins à couvrir est la clé de voûte de ce projet Grande Sécu. Aujourd’hui, le maillage spatial des établissements hospitaliers se réduit, le nombre de lits diminue. Il y a une insuffisance chronique de soignants, et cela, dans les établissements de santé et « en ville ». Toutefois, la transformation numérique de notre système de santé ouvre de nouvelles possibilités de prises en charge, élargit la palette et amène à décloisonner les soins entre la ville et l’hôpital. Cela implique d’intégrer la prévention en amont comme en aval du curatif. Le défi est d’inscrire dès à présent ces changements pour un panier intégratif d’une offre plus diversifiée.

Jocelyne Cabanal Secrétaire nationale CFDT à la santé

Le scénario de la Grande Sécu peut paraître séduisant car renforçant un organisme auquel nous sommes tous attachés. Mais il limite toute possibilité de coconstruire la solvabilisation de la santé, par les acteurs même qui l’ont façonnée, les partenaires sociaux et mutuelles. Pourtant, l’État n’est pas irréprochable. Il n’y a qu’à voir l’asphyxie actuelle des hôpitaux dont il était seul financeur…

Avec la Grande Sécu, le niveau de prélèvements obligatoires augmente de manière mécanique. En cas de pression politique et budgétaire sur le niveau de prélèvements obligatoires, le risque serait de dérembourser ou de transférer des dépenses vers les complémentaires, en dehors de tout panier de soins, et sans régulation collective.

Ce scénario est celui d’un système à deux vitesses selon les revenus, car la complémentaire santé deviendrait facultative, concentrée sur quelques postes. S’ensuivrait un phénomène massif de démutualisation et d’envolée des cotisations. Les assurés modestes seraient exclus de la couverture complémentaire.

Ce scénario nie la dimension « travail », et la capacité des partenaires sociaux et mutuelles, dans les entreprises et les branches à y développer de la solidarité et de la prévention, paradoxalement, quand les partenaires sociaux de la fonction publique viennent de démontrer l’inverse. Et dans la course aux exonérations, on voit mal dans le scénario Grande Sécu comment maintenir la contribution des employeurs.

Alors bien sûr, il y a des axes d’améliorations indispensables. La CFDT revendique d’organiser les complémentarités avec un renforcement de la gouvernance de l’intérêt collectif par les parties prenantes, en sortant du seul financement, pour penser l’organisation de notre système de santé.

Jean-Louis Touraine Député LREM du Rhône

En matière d’assurance santé, la France occupe une position singulière. Certains pays ont un système basé sur la solidarité nationale. D’autres ont développé des assurances contractées individuellement par les personnes, avec parfois une prise en charge partielle par les employeurs. La France, elle, a ajouté les deux systèmes, baptisant les assurances individuelles (dont les mutuelles) complémentaires santé.

Ce double système est onéreux à gérer, à promouvoir et à contrôler. Il peut laisser quelques trous dans la raquette et, depuis plusieurs années, des recherches sont conduites pour le faire évoluer différemment.

Le projet de Grande Sécu, regroupant toutes les prises en charge sanitaires, suscite les critiques et oppositions des assureurs mutualistes ou privés, de certains syndicats, etc. Ces critiques sont compréhensibles.

En revanche, il serait légitime de travailler à une autre répartition, moins dispendieuse, plus juste et équitable : supprimer les double prises en charge et distinguer ce qui est pris en charge par la Sécurité Sociale (car relevant de la solidarité nationale, à tous les sens du terme) de ce qui relève des complémentaires (par exemple, les cures thermales, les soins esthétiques, certains actes de prévention). Chaque structure aurait non seulement ses revenus propres mais encore ses missions spécifiques. Les duplications seraient évitées, les contributions de chacun pour tous les soins importants seraient plus justes, basées sur le niveau de revenus, les frais de gestion seraient moins importants et la place de chaque structure dans la santé serait mieux reconnue.

Ce qu’il faut retenir

// Contexte. La France a opté, voici 76 ans, pour un système de Sécurité Sociale « hybride » où assurance-maladie obligatoire et organismes complémentaires (assurances, mutuelles, institutions de prévoyance…) se partagent les remboursements des dépenses de santé sur une base 80 %/20 %. Cet équilibre pourrait être sérieusement remis en cause si le scénario de Grande Sécu, qui vise à élargir largement la couverture sociale des Français, venait à prendre corps. À l’origine de la commande de ce rapport du ministère de la Santé, deux constats : d’une, la complexité du système qui exige un double traitement des dossiers par les agents de la Sécurité Sociale et ceux des complémentaires (entraînant un surcroît de frais de gestion pour ces dernières de presque 8 milliards d’euros) ; de deux, les inégalités générées par ce double système constaté pendant la crise Covid-19, notamment chez les retraités trop pauvres pour pouvoir investir dans une assurance ou une mutuelle.

Problème : cette extension aurait un sérieux coût pour la collectivité. Selon le Haut Conseil, la facture annuelle monterait à 18,8 milliards. Une somme qui pourrait varier en fonction des différents scénarios de calculs présentés dans le rapport en cas de maintien ou de suppression des franchises. Colère des assureurs. Mais aussi de certains syndicats qui y voient une entourloupe. Pour la CGT, l’intention d’Olivier Véran de faire reposer le financement de la sécu sur l’impôt soumettrait le régime au plafonnement annuel du PLFSS « et peu importe si les besoins augmentent ». Secundo : le périmètre de remboursement serait réduit au panier de soins, lequel peut évoluer annuellement en fonction des budgets de l’État. Tertio : la nationalisation de fait de la Sécurité Sociale permettrait à l’exécutif d’en prendre l’entier contrôle – ce qui n’est pas sans rappeler la situation de l’Unédic… – sans que les citoyens-adhérents des mutuelles n’aient leur mot à dire.

(1) Les entreprises ont depuis 2016 l’obligation d’abonder d’au moins 50 %, ce qui en fait une cotisation patronale déguisée.