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Tribunal de grande instance de Metz : causes sociales en sourdine

Décodages | Santé au travail | publié le : 01.02.2022 | Pascale Braun

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Tribunal de grande instance de Metz : causes sociales en sourdine

Crédit photo Pascale Braun

Au pôle social du tribunal de Grande Instance de Metz, les contentieux de protection sociale n’attirent guère les badauds. La plupart des dossiers de maladies professionnelles, d’invalidité, de préjudices et de fautes inexcusables n’y sont même plus plaidés. Mais il arrive que le procès sans fin de l’amiante réveille d’étonnantes joutes oratoires. Immersion

Ses antiques bancs de chêne clair confèrent à la salle d’audience des contentieux du tribunal de grande instance de Metz des allures de chapelle. En ce vendredi gris de fin janvier, une douzaine de robes noires s’agitent autour du pupitre où siègent une jeune juge et ses deux assesseurs, bénévoles formés représentant respectivement la CGPME pour les employeurs et la CFTC côté syndical. L’audience s’est ouverte à 14 heures, mais les inscriptions au rôle patinent. Dans un brouhaha encore assourdi par les masques, les avocats se pressent autour du pupitre, déposent leurs conclusions, prennent acte des reports.

« Comment, c’est un dossier de 2018 et il manque des pièces ? Renvoi au 25 mai ! », s’exaspère la présidente. Nombre d’avocats parisiens ou lyonnais manquent à l’appel. « Ne me dites pas qu’il n’y a personne ! C’est un souci de convocation ? », s’inquiète la juge. Les avocats pianotent sur leurs portables, communiquent des nouvelles au greffe : l’un ne viendra pas, l’autre a chargé un confrère de le remplacer, un troisième fait savoir qu’il a demandé une dispense de comparution. Le seul plaignant à s’être déplacé en personne fait l’effet d’un chien dans un jeu de quilles. Timide, mais parlant fort, le retraité de la sidérurgie espérait être entendu, mais son avocate, pourtant une locale de l’étape, est absente. « Elle vous a demandé de venir ? », s’étonne la juge. « Non, mais je croyais qu’elle serait là ! » L’affaire est renvoyée. Déçu, l’homme retourne s’asseoir sur les banquettes rafistolées au scotch du fond de la salle. Quarante ans passés dans le bruit de l’aciérie l’ont peu à peu rendu sourd. Voici six ans, sur les conseils de son ORL, il a déposé un dossier de maladie professionnelle. La caisse primaire d’assurance maladie lui a reconnu un taux d’invalidité de 8 % et lui a accordé un capital dont il taira le montant. Depuis, il tente de faire valoir la faute inexcusable d’ArcelorMittal Gandrange. « Même avec mon appareil, il faut que je regarde les gens pour comprendre ce qu’ils disent, et quand mon téléphone sonne, je le passe à ma femme. J’aimerais bien toucher au moins un capital, mais pour l’instant, ça m’a coûté des sous et ce n’est pas fini », soupire l’ouvrier.

Faute inexcusable.

En trois quarts d’heure, la cohue s’est résorbée. Ne demeurent dans la salle d’audience qu’une vingtaine de personnes, avocats, membres d’associations de parties civiles ou représentants de caisses de sécurité sociale. Trente-quatre dossiers multicolores s’entassent en cinq piles distinctes sur le pupitre de la présidente. Affiché à la porte de la salle d’audience, leur intitulé ne renseigne guère le profane. Y reviennent de manière récurrente l’Adevat-AMP, le Fiva et l’agent judiciaire de l’État, ministères économiques et financiers direction des affaires juridique. Décryptés, les acronymes de l’Association de défense des victimes d’accidents du travail, de l’amiante et de maladies professionnelles et du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante prennent leur sens. L’un et l’autre s’opposent à l’agent judiciaire de l’Etat, dernier représentant des Houillères du Bassin de Lorraine, puissance tutélaire de l’Est mosellan de la fin du XIXe siècle au début des années 2000. Comme à chaque audience du pôle social de Metz, les dossiers pour faute inexcusable à l’encontre d’anciens mineurs, parfois représentés par leurs veuves, occupent près d’un tiers du rôle. Les dossiers du jour mettent aux prises des victimes ou des associations de soutien aux victimes de l’amiante poursuivant les houillères disparues, mais aussi Total Petrochemical, EDF ou la cristallerie Lalique.

Une dizaine d’employeurs, du groupe international à la PME, se retournent contre la caisse primaire d’assurance maladie pour minorer les indemnités à verser aux salariés reconnus victimes d’accidents du travail ou maladies professionnelles, mais aussi pour éviter de voir s’envoler leurs cotisations AT/MP. Des salariés attaquent des décisions de la CPAM qui réfutent ou minorent leur préjudice ou leurs indemnités. Les plaignants portent tous des noms arabes, italiens, polonais ou allemands rappelant les origines cosmopolites des ouvriers lorrains.

Intervenant en son nom ou pour le compte de l’assurance maladie des mines, la CPAM est partie prenante de la totalité des 34 dossiers. Tenue d’avancer aux victimes de maladies, d’accidents et de fautes inexcusables les indemnités qu’elle récupérera ensuite auprès de l’employeur, elle diligente aussi des enquêtes. Ses services statuent sur la reconnaissance des maladies professionnelles ou la réalité des accidents du travail, le respect des délais de saisine. Ses experts médicaux chiffrent ensuite le préjudice moral, esthétique ou sexuel, le prix de la douleur, la perte d’agrément lié aux activités que la victime ne pourra plus pratiquer.

Passe d’armes sur fond d’amiante.

Lors de la séance du 21 janvier, les dossiers débordants recèlent certainement toutes les pièces nécessaires à un délibéré sans plaidoirie. Seules deux affaires feront l’objet d’un exposé public. La première s’ouvre dans le ronron persistant du souffleur qui évacue les feuilles mortes dans le parc du tribunal. Le cas d’un fondeur atteint d’une broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO) fait l’objet d’une brève passe d’armes. Sa pathologie est probablement due aux fumées toxiques et goudrons inhalés au cours de sa carrière, mais le tableau 91 de l’INRS concerne les mineurs de charbon et le tableau 94, les mineurs de fer. Pour les autres professions, la jurisprudence admet un lien direct, mais non essentiel entre l’exposition aux fumées de bronze et de fonte et une pathologie jugée multifactorielle. La CPAM maintient donc que la maladie du fondeur demeure hors tableau. En moins de dix minutes, l’affaire est renvoyée au 11 mars.

Le second dossier créera la surprise, déclenchant près d’une heure de joute oratoire. Le représentant de la CPAM n’a pourtant pas d’observation à formuler sur le cas de Monsieur C., soudeur de son état, qui attaque le centre nucléaire de production électrique (CNPE) de Cattenom suite à une plaque pleurale découverte en 2016. Son incapacité professionnelle permanente (IPP) de 10 % lui a valu 10 800 euros au titre des souffrances morales, 300 euros au titre des souffrances physiques et 1 700 euros au titre du préjudice d’agrément. C’est la notion de faute inexcusable qui déclenche les foudres du jeune avocat de la centrale. Il rappelle en préambule que les plaques pleurales mettent entre 30 et 40 ans à se développer. « La soustraction impute mathématiquement la faute à un employeur précédent. Le plaignant a reconnu avoir été exposé chez d’autres employeurs au début de sa carrière. Il s’agit donc d’un amalgame ! », affirme l’avocat, avant d’entamer au grand galop l’historique de la centrale de Cattenom construite en tranches successives de 1986 à 1992, période à laquelle les dangers de l’amiante sont connus et la matière, utilisée avec parcimonie.

Le plaignant, qui y découpait des joints plats et des tresses d’étanchéité, affirme, attestations d’anciens collègues à l’appui, que l’amiante s’y voyait « à l’œil nu » et que l’employeur ne fournissait pas de masque. « Encore un amalgame », dénonce l’avocat, qui se lance dans un fougueux cours d’histoire. En 1977, 1985, 1996 puis 1998, des décrets successifs ont abaissé les seuils de fibres d’amiante au-delà desquels les équipements de protection individuels étaient obligatoires. « La centrale présentait un degré d’émission très faible d’une fibre au litre, alors que le décret de 1996 en tolérait 7 ! On ne peut donc pas condamner l’employeur ! Plusieurs juridictions sociales affirment que le risque d’amiante était connu depuis 1906, alors circulez, il n’y a rien à voir, mais non ! Le danger a été reconnu pour les égoutiers de New York dans les années 1930, dans les mines d’amiante en Afrique du sud dans les années 1960. La prise de conscience a été tardive et progressive ! », soutient le plaideur avant de s’attaquer aux joints.

Car lesdits joints n’étaient pas en amiante, mais en caoutchouc ou en carton contenant de l’amiante, ou peut-être même pas, cette présence étant déclarée dans des listes que les fabricants ne cessent de réactualiser aujourd’hui encore.

– « Mais enfin, si Monsieur C. a été exposé, c’est bien qu’il y avait de l’amiante dans les joints et les tresses de je-ne-sais-pas-quoi, pourquoi n’ont-ils pas été retirés ? pointe la juge.

– Prouvez-le ! rétorque l’avocat. L’amiante a été interdit à la commercialisation en 1996, et il y en avait beaucoup dans les fours, mais on n’a pas changé tous les fours pour autant ! Et monsieur C. était mécanicien !

– Et votre histoire de seuil, du coup, c’est toujours le texte de 1996 ? interroge la juge.

Chauffé à blanc, l’avocat cite à toute allure les déclarations de Martine Aubry et Bernard Kouchner en 1998, reprend un rapport de l’Inserm assurant que le risque encouru par un homme exposé à une fibre par litre durant toute sa vie restait infime, invoque des risques environnementaux tout à fait susceptibles d’avoir déclenché cette fameuse plaque pleurale. « S’il y a pathologie, ce n’est pas à cause d’EDF ! »

– En est-on sûr ? demande la juge.

En réplique, la cour se voit exposer l’évolution du mode de mesure des poussières, du microscope des années 1970 au microscope électronique, et le calcul des émanations ramenées au temps de travail. « Retirer un joint, ça prend quoi, 30 secondes ! Il faut répéter la même opération plusieurs fois pendant 1 h 30 pour arriver au seuil de sensibilité ! Et il faut en pomper, de l’air, durant 1 h 30 ! » L’envolée se poursuit par un regret : l’employeur, victime de sa « culture de la surprotection » a distribué des EPI en 1998, avant même l’obligation, au risque de se voir reprocher de ne pas l’avoir fait plus tôt. De même, EDF a accordé une attestation d’exposition dans la foulée de l’après-1996, dans le cadre d’un accord collectif, « sur la base d’un mécanisme autodéclaratif, c’est piège ! »

– Pourquoi avoir délivré une attestation d’exposition à l’amiante si le salarié n’était pas exposé ?, persiste la juge.

– Il était exposé à la présence d’amiante comme je suis exposé à la présence de ce stylo, mais si je ne le manipule pas, il ne libère pas de produit ! Et cela, le texte ne le précise pas ! », martèle l’avocat.

On en oublierait presque Monsieur C. et sa plaque pleurale. Un assesseur s’enquiert de l’évolution de sa pathologie. Le dossier ne mentionne aucune aggravation. En dix ans de pratique, l’avocat assure n’avoir jamais vu une plaque pleurale relevant du tableau 30B des maladies professionnelles évoluer vers le tableau 30C où figurent les cancers broncho-pulmonaires. « Moi, en sept ans, j’en ai vu », note la juge. L’avocate du Fiva, qui suit 1 300 dossiers mosellans, assure être saisie de deux cas par mois. Le tribunal rendra son délibéré le 11 mars.

Auteur

  • Pascale Braun