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“Le dialogue social ne doit pas être cantonné à un exercice institutionnel”

Actu | Entretien | publié le : 01.02.2022 | Judith Chetrit

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“Le dialogue social ne doit pas être cantonné à un exercice institutionnel”

Crédit photo Judith Chetrit

Le comité d’évaluation des ordonnances a rendu en décembre son quatrième rapport, le dernier prévu pour ce quinquennat. Selon lui, la création de plus de 90 000 comités sociaux et économiques n’a pas à ce jour réussi à insuffler une nouvelle dynamique dans le dialogue social. Et il est encore trop tôt pour mesurer l’effet de ces cinq ordonnances sur l’emploi et la compétitivité.

Au moment de leur élaboration, les ordonnances travail ont été présentées comme une série de dispositions pour donner plus de liberté aux acteurs du dialogue social. Cinq ans après, pourquoi les entreprises peinent-elles à s’en emparer ?

Marcel Grignard : Trois facteurs expliquent cette situation, et ceux-ci se cumulent. D’abord une raison d’ordre politique : si l’entreprise considère que le dialogue social est un passage obligé qui n’a aucun intérêt, elle n’aura aucune envie de se saisir des opportunités de dynamisme qu’offrent ces ordonnances. Ensuite, décider des marges qu’on se donne, innover, gérer les modifications techniques que cela entraîne demande beaucoup de temps et d’énergie, notamment pour les entreprises qui ont fait le choix de négocier la mise en œuvre des ordonnances. Enfin, le contexte de la Covid-19 s’y est ajouté et a engendré d’autres priorisations. Or, nous avons observé un sentiment de fatigue et de trop-plein émanant aussi bien des élus que des directions des ressources humaines ; alors même que le chantier ouvert par les ordonnances suppose de sortir des contingences habituelles. Être submergé par le travail ne permet pas d’avoir un recul nécessaire pour faire des propositions ouvertes sur le dialogue social.

Jean-François Pilliard : Force est de constater que le prisme d’action a surtout été porté sur l’aspect juridico-administratif-financier dans la mise en place des ordonnances. Mais il n’est pas trop tard pour revenir sur la méthode et estimer les conséquences à en tirer. À ce stade, rester dans le statu quo ferait courir, non seulement à la réforme mais au dialogue social en général une prise de risque importante. Il ne faut pas se le cacher : avant même les ordonnances, le dialogue social était déjà dans une passe compliquée.

En quoi la crise de la Covid-19 a pu être un catalyseur pour le cadre mis en place par ces ordonnances ?

M. G. : La pandémie est à la fois un crash-test qui a permis de vérifier certaines difficultés issues de la mise en place des ordonnances mais elle a aussi révélé des aspects extrêmement intéressants et positifs. En s’affranchissant parfois du cadre légal, les acteurs du dialogue social ont été très sollicités et ont fourni un travail aussi transparent qu’efficace et solide sur la préservation de la santé des salariés, le partage d’informations sur l’incertitude de l’activité économique. Malheureusement, nous observons que passé les moments de crise aiguë le naturel revient au galop alors que c’est cette dynamique-là qu’il faudrait retrouver dans le fonctionnement habituel des institutions du dialogue social.

Contrairement à ce que l’on pouvait penser, la crise sanitaire n’a pas conduit à une baisse significative du nombre d’accords signés. Quelles leçons est-il possible d’en tirer ?

J.-F. P. : Le nombre d’accords est un indicateur parmi d’autres et ce n’est pas toujours un facteur d’efficacité s’il ne donne pas lieu à exécution ou n’apporte pas des réponses de qualité au sujet posé. Durant cette période, les accords signés ont été d’une grande diversité. Certains portaient sur les questions de santé et d’organisation du travail, d’autres sur les ruptures conventionnelles collectives et les accords de performance collective. Il faut aussi regarder comment, en termes de qualité des échanges, la continuité de négociation à distance a pu s’opérer avec le développement du télétravail.

Le ministère du Travail a entamé la discussion d’un « plan d’accompagnement » avec les partenaires sociaux pour améliorer la mise en application des ordonnances. Qu’en attendez-vous ?

J.-F. P. : Nous considérons que nous sommes au milieu du gué. Il serait certainement opportun que l’Etat et les partenaires sociaux, concernés par la réforme, puissent prendre connaissance de ce diagnostic et le partager de façon à travailler sur des voies qui permettraient d’améliorer encore l’efficacité du dispositif. Il y a ce souci de mener un plan d’action national, mais nous préconisons également des plans d’action décentralisés au niveau des entreprises. Dans le champ du social, l’Etat est toujours intervenu fortement et c’est normal qu’il contribue à impulser et fixer un cadre, mais l’esprit des ordonnances est bien de ramener davantage le dialogue social au niveau des entreprises. Après deux ans de pandémie, c’est le moment ou jamais de se mettre autour de la table pour entamer un travail analogue, notamment sur les problèmes qui ont été soulevés ces quatre dernières années et les solutions potentielles à mettre en place.

M. G. : Depuis le début de nos travaux sur les ordonnances, nous avons, auprès des pouvoirs publics, des organisations professionnelles et syndicales mis en évidence la faiblesse de l’accompagnement en rappelant que cette réforme ne produira pas ses effets si elle en est dépourvue car elle suppose un changement de culture. Il y a certes des actions entreprises par les observatoires départementaux du dialogue social mais tous ne sont pas dynamiques et les moyens sont limités, il y a aussi le travail des associations régionales pour l’amélioration des conditions de travail.

Faudrait-il amender les textes ?

M. G. : Il faudrait un minimum de consensus sur l’état des lieux, afin qu’une éventuelle modification du cadre législatif réponde à un problème bien identifié. Dans une note remise en octobre à la ministre du Travail sur l’état du dialogue social, nous ciblions une série de domaines où il était absolument nécessaire que le ministère et les partenaires sociaux s’accordent sur les causes profondes des difficultés rencontrées dans les très petites entreprises, sur la représentation marginale du dialogue de proximité, les balbutiements sur le traitement transversal de la santé au travail ou la prise en compte de l’individualisation du travail. Depuis des années, nous observons une succession de modifications juridiques et de réformes et autant les chefs d’entreprises que les représentants des salariés peinent à les absorber. Cette difficulté n’a pas échappé à la mise en œuvre des ordonnances, donc la solution ne peut consister à encore réformer quelque chose qui n’est pas bien appréhendé.

Vous avez expliqué craindre le manque de candidats lors des prochaines élections professionnelles, faute d’une attractivité des mandats syndicaux. Pourquoi ?

J.-F. P. : Un certain nombre d’élus ont le sentiment que l’investissement et l’énergie fournis n’ont pas de retour positif. Cela se traduit par une forme de lassitude et de découragement. Sans compter la surcharge de travail associée à la pandémie et la transformation profonde des catégories socioprofessionnelles dans les entreprises. Ce qui se joue à terme est aussi la capacité à intégrer ces paramètres dans la relance du dialogue social. Les employeurs doivent aussi travailler à ce que leurs compétences et expériences soient mieux prises en compte dans leurs parcours professionnels, or cette responsabilité partagée est loin d’être une généralité. Et le dialogue social ne doit pas être cantonné à un exercice institutionnel qui est délégué à des experts qui s’adressent eux-mêmes à des experts.

M. G. : Il y a encore une forme d’incompréhension entre les élus et les décideurs sur la mission des élus. Tout le monde se plaint de la trop grande institutionnalisation des rapports sociaux dans l’entreprise. Avec un CSE transversal qui a regroupé toutes les prérogatives préexistantes en étant porté par un nombre plus réduit d’élus qu’on ne sait pas encore quantifier, il y a un niveau exigeant de compétences techniques tout en attendant que ces personnes aient encore une bonne connaissance du terrain. C’est techniquement impossible, donc il faut une dynamique collective encore plus grande. Cela ne sert à rien d’avoir des super-diplômés du dialogue social si tout se passe dans un monde éloigné des salariés qui n’en attendraient plus rien. C’est une question de fond qui n’a pas été traitée par les ordonnances et la loi Rebsamen. Empiler des couches d’information-consultation sans se demander si c’est une formalité de plus ou si cela changera in fine le projet initial, c’est prendre le risque d’avoir des élus qui renoncent.

Marcel Grignard

Secrétaire national (1992-2000) puis général (2000 à 2005) de la fédération CFDT des mines et de la métallurgie, Marcel Grignard occupe les fonctions de trésorier et de secrétaire général adjoint de la CFDT entre 2009 et 2014. Il pilote notamment les négociations sur l’emploi puis celles sur la représentativité syndicale en 2008.

Jean-François Pilliard

Entre 1969 et 2008, Jean-François Pilliard a occupé la fonction de DRH au sein de plusieurs groupes industriels (Roussel-Uclaf, Snefa, Ciba France, Schneider Electric) avant de rejoindre l’UIMM en tant que délégué général et dirige le pôle social du Medef entre 2010 et 2018. À ce titre, il pilote plusieurs négociations interprofessionnelles entre 2010 et 2015.

Auteur

  • Judith Chetrit