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Jean Auroux : « la disparition du CHSCT constitue un scandale »

À la une | publié le : 01.02.2022 | Frédéric Brillet

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« La disparition du CHSCT constitue un scandale »

Crédit photo Frédéric Brillet

 

Promulguées au cours de l’année 1982 par le gouvernement de Pierre Mauroy, les quatre lois Auroux ont modifié de manière substantielle le droit du travail en France en réformant un tiers du Code du travail. Quarante ans plus tard, Jean Auroux, le ministre du travail de l’époque, revient sur la portée de ces lois qui portent son nom.
 
Quels souvenirs conservez-vous du début de ce premier septennat de François Mitterrand où vous avez fait voter en tant que ministre du Travail les quatre lois qui portent votre nom ?

Jean Auroux : J’en conserve le souvenir d’une période très intense en réformes sociales qui se sont concrétisées par de nombreuses ordonnances et lois sur lesquelles mon ministère est intervenu en première ligne. Ces mesures couvraient un spectre bien plus large que les quatre lois sociales emblématiques de ce premier mandat présidentiel. Pour mémoire, dès juin 1981, le gouvernement de Pierre Mauroy décidait d’augmenter le Smic de + 10 % (avec un effet de 50 % pour les charges sociales). En août, il faisait voter une loi d’amnistie sur des condamnations relatives aux conflits sociaux. En octobre 1981, je remettais au président de la République et au premier Ministre un rapport sur « les nouveaux droits des travailleurs » qui allait inspirer les lois que j’allais défendre l’année suivante à l’Assemblée nationale. En janvier 1982, je planchais sur la création des « Contrats de solidarité », la réduction du temps de travail (la semaine de travail est alors passée à 39 heures payées 40), l’introduction d’une cinquième semaine de congés payés, la retraite à 60 ans. En février 1982, mon ministère introduisait une mesure de limitation de l’intérim. Et cette année-là, nous avons réformé un tiers du Code du travail. C’était une période très fructueuse car portée par l’état de grâce. Ce qui nous a permis de faire beaucoup de choses en peu de temps.

Quelles ont été à l’époque les réactions à ces lois des syndicats et du patronat qui vous ont le plus marqué ?

J. A. : Les premières réactions ont été marquées par la surprise. Bien que député, j’étais peu connu des partenaires sociaux, sauf dans ma ville de Roanne, ce qui m’a été utile. Le CNPF devenu depuis le Medef était hostile à une réforme du Code du travail portée par un socialiste barbu dans un gouvernement qui comptait des ministres communistes. Certains patrons craignaient même la création de « soviets » dans leurs entreprises… À l’inverse, les cinq organisations syndicales « reconnues » attendaient ces réformes avec beaucoup d’impatience. Après 23 ans de gouvernements conservateurs, elles ne manquaient pas de revendications… La qualité et l’autorité des leaders syndicaux ont aidé mon ministère à avancer dans la voie des réformes : Henri Krasucki (CGT), Edmond Maire (CFDT) André Bergeron (FO), Jean Bornard (CFTC) et Jean Menu (CFE CGC) défendaient chacun leurs priorités mais dans un esprit d’ouverture et de compromis positif. Tout le monde, syndicats de salariés et partis de gauche tenaient à réussir cette démarche de « coproduction législative » qui œuvrait en faveur du progrès social.

La loi Auroux sur la négociation collective ne contient-elle pas déjà à l’époque les prémisses d’une inversion de la hiérarchie des normes qui a valu à la loi El Khomri nombre de critiques ?

J. A. : La loi de 1982 prévoyait effectivement la possibilité de signer des accords d’entreprise qui dérogeaient aux conventions collectives dans un sens moins favorable. Mais il s’agissait de donner le droit aux syndicats majoritaires d’une entreprise en difficulté de tenter de la sauver en acceptant de renoncer à une majoration de salaire prévue par la convention. Il appartenait donc aux organisations concernées de consentir un effort exceptionnel en tentant compte des attentes prioritaires des salariés. Ceux-ci peuvent après tout dans des circonstances extrêmes vouloir préserver leur emploi. Reste que la loi El Khomri est allée trop loin et je ne me suis pas retrouvé dans les dispositions de ce texte.

Sur quels points regrettez-vous de n’avoir pu aller assez loin ?

J. A. : Personne ne conteste aujourd’hui l’ampleur des réformes sociales intervenues en 1981 et 1982 quand j’étais au ministère qui était soutenu par les syndicats. Je regrette cependant de n’avoir pu accroître davantage la place des salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance. Je regrette aussi le quasi-abandon du droit d’expression qui s’est heurté à la résistance du patronat de l’époque. L’entreprise ne doit pas être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes. Mais ce droit d’expression requiert pour être exercé un devoir d’écoute en face et les dirigeants d’entreprise étaient réticents à jouer le jeu. Enfin j’ai ressenti, déjà à l’époque en tant que ministre, de la déception de n’avoir pu convaincre les organisations syndicales d’introduire dans l’entreprise une « codétermination » ou « cogestion » à la française. Ma déception était cependant relative puisque cette idée était absente des 110 propositions du candidat François Mitterrand. Pour compenser, j’ai cherché à introduire le maximum de démocratie dans la vie des entreprises : « citoyenneté » et « salariés acteurs du changement ». Droit d’expression, de négociation, d’alerte, de retrait. Mise à disposition d’un budget propre (0, 2 % de la masse salariale) pour réaliser des expertises…

Rétrospectivement était-ce trop ambitieux de vouloir changer d’un bloc autant de choses ?

J. A. : Les Gouvernements n’ont pas toujours l’opportunité ni la majorité pour engager de grandes réformes. Ces quatre lois ont effectivement abouti à modifier un tiers du Code du Travail en y apportant plus de 300 articles. François Mitterrand m’avait prévenu dès le début « Ce qu’on ne fait pas la première année on ne le fait jamais. » Et l’histoire lui a donné raison : en 1983 avec la politique de rigueur je n’aurais jamais pu réaliser ces réformes. L’ampleur des changements effectués en seulement deux ans se justifie aussi par un souci de cohérence globale : il s’agissait d’une politique et non une succession de mesures.

Que répondez-vous aux critiques récurrentes des employeurs qui se plaignent de la complexité et de l’épaisseur du Code du travail ?

J. A. : Ces reproches récurrents sur la lourdeur et de la complexité de notre droit du travail ne sont guère fondés s’agissant d’un domaine juridique aussi essentiel qui ne peut se traiter sans entrer dans les détails dans une grande démocratie moderne. Je recommande aux détracteurs du Code du travail de faire la comparaison avec le Code pénal, le Code du commerce ou le Code de l’urbanisme, entre autres ! Ils verront ! Et puis le pouvoir économique demeure si déséquilibré entre le capital et le travail qu’il faut bien établir une vraie protection qui bénéficie aux salariés et à la cohésion sociale.

À partir de 1982, comment ont évolué les négociations collectives dans les entreprises ? Et quel a été l’impact des lois que vous faites voter sur ces négociations ?

J. A. : Les négociations collectives constituent un élément indispensable à la vie démocratique tant à l’échelle du pays qu’à celle de l’entreprise. La signature d’accords permet, en complément de la loi, une adaptation aux spécificités des métiers et des branches, qu’il s’agisse du textile ou de la restauration. Les accords aident aussi à préparer les mutations technologiques. Je dis souvent que si la démocratie politique a ses échéances, la démocratie économique doit avoir ses rendez-vous comme la NAO. Je me réjouis de voir que la négociation collective demeure vivante dans notre pays et les lois Auroux y ont contribué. Mais je regrette que les médias soient plus intéressés par les images de conflit plutôt que par les signatures d’accords d’entreprise et de conventions collectives. C’est moins spectaculaire que de montrer des images de manifestations ou de pneus brûlés mais ça mérite autant qu’on en parle. Ils couvrent par exemple très peu les accords nationaux interprofessionnels (ANI).

Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts et les lois Auroux ont été amendées de nombreuses fois sous différentes présidences. Ainsi le CHSCT créé en 1982 a disparu…

J. A. : La disparition du CHSCT au moment où explosent les nouvelles technologies dans tous les domaines et métiers dans un contexte qui plus est de crise sanitaire sans précédent constitue un scandale. Cette institution avait des résultats remarquables et ses membres à l’écoute de la base étaient devenus de véritables experts. Il faudrait en cas de changement de majorité la reconstruire sans délai en lui redonnant sa personnalité juridique. Les lois Auroux avaient mis en place le droit de retrait que certains employeurs contestent également au motif qu’il ferait l’objet d’abus. Mais ce droit n’a pas connu hors pandémie un accroissement anormal.

Y a-t-il une tentation chez certains employeurs de revenir encore aujourd’hui sur l’esprit et/ou la lettre des lois Auroux ?

J. A. : C’est une revendication permanente des employeurs d’obtenir des assouplissements et des adaptations. Et il revient aux partenaires sociaux d’en discuter. En revanche, on ne saurait tolérer le retour des pratiques du XIXe siècle avec des « tâcherons » ou des « journaliers » : c’est pourtant ce que font aujourd’hui les plateformes numériques. Par ailleurs, le développement du télétravail comme l’externalisation abusive de certaines fonctions dans l’entreprise tendent à remettre en cause la notion de « collectivité de travail ». Or on ne gagne pas une guerre économique avec des « précaires de passage » ! Dans ce contexte, les mesures sociales prises ou non sur ces sujets par le prochain président de la République pèseront lourd dans le monde du travail. Malgré l’ampleur de ces menaces, je ne suis pas sûr que 40 ans après mon passage au ministère, mon successeur soit tenté de publier un rapport sur « les nouveaux droits des travailleurs » !

Si vous reveniez demain aux affaires à nouveau comme ministre du Travail. Quelles seraient vos priorités ?

J. A. : Je préconiserais toute une série de mesures pour corriger les dérives de notre époque. Par exemple, tout emploi devrait faire l’objet d’un vrai contrat durable incluant la protection sociale. Il me semble également souhaitable d’aider massivement les entreprises de l’économie sociale et participative. De renforcer le rôle des corps intermédiaires et donc des syndicats aujourd’hui méprisés. De renforcer le droit d’expression en entreprise. D’imposer la parité des sexes dans les fonctions et les rémunérations. De développer une approche plus humaniste en se débarrassant de la seule « gouvernance par les chiffres ». D’encourager une culture économique partagée par les employeurs et salariés. Vous voyez, les idées ne manquent pas…

Auteur

  • Frédéric Brillet