logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

Des lois Auroux aux ordonnances travail : détricotage ou héritage ?

À la une | publié le : 01.02.2022 | Benjamin d’Alguerre

Image

Des lois Auroux aux ordonnances travail : détricotage ou héritage ?

Crédit photo Benjamin d’Alguerre

 

Promulguées voici quarante ans, les lois Auroux ont marqué l’histoire sociale. Inspirées par la « citoyenneté d’entreprise » prônée par CFDT, elles ont ouvert les vannes de la négociation d’entreprise et musclé les IRP. Au point que toutes les réformes du dialogue social, des lois Fillon de 2004 aux ordonnances Macron de 2017 se réclament de leur héritage. Dans la lettre, mais pas toujours dans l’esprit…

« Les gens de gauche et les syndicats ont eu les lois Auroux. Les gens de droite et le patronat ont les ordonnances Macron ! » Difficile de savoir si cette boutade au parfum revanchard a réellement été lancée par un représentant patronal hilare à l’un de ses homologues syndicaux à la sortie d’une réunion au ministère du Travail peu de temps après l’entrée en vigueur desdites ordonnances fin 2017. N’empêche, se non è vero, è ben trovato. Même fausse, l’anecdote a le mérite d’illustrer, quatre décennies après, l’impact que ces quatre lois de 1982 (4 août, 28 octobre, 13 novembre et 23 décembre) suscitent encore dans l’imaginaire de l’histoire sociale française. Les négociations annuelles obligatoires (NAO) sur les salaires, la durée et les conditions de travail ? Les lois Auroux. La création du CHSCT en tant qu’instance autonome capable de commander des expertises ? Aussi. Les accords d’entreprises dérogatoires ? Idem. L’établissement du règlement intérieur des entreprises ? Même chose. Le droit de retrait des salariés ? Pareil. Leur droit d’expression sur le lieu de travail ? Toujours les lois Auroux même si cette dernière disposition s’est achevée sur un flop (voir encadré p. 14). « Presque un tiers du contenu du Code du travail a changé à cause de Jean Auroux », se souvient, amusé, Jean-Christophe Sciberras, aujourd’hui codirigeant du cabinet RH NewBridges et ancien DRH de Solvay et d’Axa. À l’époque jeune élève inspecteur du travail, il faisait partie de la task force chargée d’évangéliser les entreprises à cette nouvelle donne sociale très inspirée des revendications de la CFDT sur « la citoyenneté d’entreprise » et qui bénéficiait en sus du soutien – plus mesuré – de la CGT. Soit les deux organisations syndicales qui, l’année précédente, avaient apporté un soutien officiel au candidat Mitterrand. Quant au patronat, déjà tétanisé par la semaine de 39 heures, la retraite à 60 ans et la cinquième semaine de congés payés imposées par ordonnances dès le début du septennat, il n’a opposé aux lois Auroux qu’une timide résistance de principe, se rappelle Jean-Claude Mailly, alors assistant de Marc Blondel, responsable du secteur économique chez Force Ouvrière. « Le patronat a été légaliste. Il ne voulait ni des CHSCT, ni des négociations annuelles obligatoires, mais il a fait avec. Il n’a pas développé un esprit revanchard contre elles comme il le fera en 1998 contre les 35 heures. »

Le pari de la négociation d’entreprise

Vu d’aujourd’hui, pas facile d’établir une hiérarchie d’importance parmi les acquis sociaux issus des Lois Auroux. « On retient surtout le CHSCT, mais la vraie révolution, ce furent les NAO. Pour la première fois, on introduisait l’idée que l’entreprise constituait le niveau normal de la négociation collective », explique Rémi Bourguignon, professeur de RH à l’IAE Gustave Eiffel. En 1982, l’idée n’allait pas de soi. Si la possibilité de négocier des accords d’entreprises existait depuis la loi du 27 décembre 1968 qui, à l’issue des accords de Grenelle, instaurait la création de la section syndicale d’entreprise et du délégué syndical dans les entreprises de 50 salariés et plus, c’est au niveau de la branche que se faisaient encore largement la pluie et le beau temps. « La loi du 13 novembre 1982 a fait le pari de la négociation d’entreprise. Jean Auroux misait sur le temps long pour développer petit à petit une véritable culture du dialogue social à l’échelle de l’entreprise à une époque où l’on négociait surtout dans les branches. Sa croyance était fondée puisque quarante ans plus tard, le champ de la négociation d’entreprise s’est considérablement enrichi », détaille l’avocat en droit social Paul-Henri Antonmattéi. À l’époque déjà, l’effet des lois Auroux avait été immédiat, faisant bondir le nombre d’accords d’entreprises de 700 par an à quasiment dix fois plus en quelques années.

Dérégulation

Seules ombres au tableau, « les lois Auroux, en rendant la négociation obligatoire sans caractère nécessairement conclusif, l’ont parfois ritualisée et rendu ses résultats décevants pour les IRP », regrette Christian Pellet, président du cabinet Sextant Expertise. Elles ont surtout rendu possible la négociation d’accords dérogatoires pouvant produire des résultats socialement moins-disants par rapport aux dispositifs conventionnels ou réglementaires. C’est d’ailleurs en invoquant la philosophie de ces lois que François Fillon, ministre du Travail en 2004, étendra – sous conditions – le caractère dérogatoire des accords d’entreprise à l’ensemble des accords territoriaux ou de branches et plus seulement pour les questions de rémunérations, de durée ou de conditions de travail. D’autres briques seront par la suite ajoutées à l’édifice bâti par Jean Auroux avec les lois Rebsamen de 2015 étendant les sujets de NAO à la QVT et à l’égalité professionnelle hommes-femmes ou El Khomri de 2016 autorisant les partenaires sociaux dans l’entreprise à moduler leur calendrier de négociations triennales ou quinquennales en fonction de leurs besoins. Jusqu’aux ordonnances Macron de 2017 qui ont poussé la logique jusqu’à l’inversion de la hiérarchie des normes entre entreprise et branche sauf sur treize thèmes de négociation comme la pénibilité, l’insertion et le maintien dans l’emploi des handicapés ou les primes pour travaux dangereux. Pour Amélie d’Heilly, présidente d’Avoisial, le syndicat des avocats en droit social, les cinq ordonnances prises dans les premiers mois du quinquennat s’inscrivent parfaitement dans la filiation des lois Auroux : « Ces quatre lois s’articulaient autour de deux idées phares, à savoir : l’institution d’une citoyenneté d’entreprise et d’un engagement d’entreprise. Mais aux yeux de Jean-Claude Mailly, c’est au contraire une rupture. « Les ordonnances, ce n’est plus la décentralisation du dialogue social, mais la poursuite de sa dérégulation engagée au début des années 2000 », grince l’ancien syndicaliste.

CHSCT surcoté ?

« Il faut relativiser : en pratique, les lois Auroux n’ont pas entraîné le big bang social attendu », lance Christian Pellet. Pour cet expert de l’assistance aux IRP, l’emblématique CHSCT, né de la fusion entre les comités d’hygiène et de sécurité et des commissions d’amélioration des conditions de travail, souvent considéré comme la principale conquête des salariés née de la réforme Auroux a mis longtemps à s’imposer comme instance de premier plan, d’autant que, contrairement au CE, il n’a jamais disposé d’un budget sanctuarisé, demeurant dépendant de l’employeur pour financer expertises et formation des élus. « De 1982 au début des années 2000, le CHSCT était une instance sous-utilisée. Ce n’est pas là où les syndicats plaçaient leurs élus les plus performants. Ce sont les séries de suicides chez France Telecom et chez Renault qui ont imposé des obligations de résultat aux politiques de santé-sécurité des entreprises et fait prendre conscience aux élus qu’ils disposaient d’un levier important de décision sur ces questions. » Un levier auquel les salariés avaient fini par s’attacher comme le démontrent les différentes enquêtes consacrées à leur perception des IRP. Le remplacement de l’instance par une « simple » commission santé-sécurité rattachée au CSE laisse parfois un grand vide, même si Paul-Henri Antonmattéi ne voit « aucune disparition des prérogatives » entre l’un et l’autre. « Au contraire, les élus y ont gagné en rapidité et efficacité puisque, désormais, des sujets identiques qui se voyaient parfois traités en parallèle au sein du CE et du CHSCT – lesquels pouvaient aboutir à des conclusions divergentes ! – ne le sont plus que devant le seul CSE qui dispose d’une vision globale sur la situation de l’entreprise. » Une opinion pas du tout partagée par les organisations syndicales qui, à l’issue de deux ans de pandémie de Covid-19, réclament pour la plupart son retour.

Parfum d’inachevé

Pour autant, les lois Auroux dégagent depuis quarante ans un certain parfum d’inachevé par rapport aux promesses initiales. Le financement des syndicats réclamé à l’époque par la CFDT ? En partie abandonné et restreint au seul financement des CE à hauteur de 0,2 % de la masse salariale de l’entreprise. Avec un effet pervers en sus : assises sur une rente de situation, les organisations syndicales se sont dispensées pendant quarante ans d’aller à la pêche aux adhérents, contribuant ainsi à la désyndicalisation massive qui touche aujourd’hui le salariat français. La syndicalisation obligatoire « à l’allemande » réclamée notamment par la CFE-CGC ? Sacrifiée sur l’autel de la liberté individuelle prônée par la CFDT qui lui a préféré une formule de « chèque syndical » payé par l’État ou par l’entreprise qui n’a jamais pris. La démocratie dans l’entreprise ? Peut-être le plus grand échec des lois Auroux juge aujourd’hui Christian Pellet. « Elles n’ont pas touché à l’exclusivité dont disposent les représentants des actionnaires dans la gouvernance des entreprises, ni bousculé fondamentalement les rapports de force dans les conseils d’administration. On reste aujourd’hui très loin de la gouvernance partagée qui existe dans un grand nombre de pays européens », soupire le dirigeant de Sextant Expertise. « Certes, elles ont grandement modifié le périmètre du dialogue social et de la négociation, mais les IRP, du fait de leurs difficultés d’accéder à l’information et à la traiter, ne sont toujours pas situées sur un pied d’égalité avec l’employeur à cause de ce manque d’information qui les empêche de préparer correctement les négociations. C’est un sujet à traiter ». De préférence avant l’échéance des quarante prochaines années…

Les quatre lois Auroux

La première de ces quatre lois (n° 82-689), promulguée le 4 août 1982 et relative à la liberté des travailleurs dans l’entreprise, met en place le règlement intérieur négocié avec les IRP réduisant significativement le pouvoir du chef d’entreprise, définit les sanctions internes, créée l’entretien préalable à licenciement et le recours possible aux Prud’hommes et instaure le droit d’expression des salariés.

La deuxième (n° 82-915 ) en date du 28 octobre 1982 accorde une personnalité civile légale au comité d’entreprise, donne accès aux informations économiques à ses membres et prévoit cinq jours de formation syndicale pour eux. Elle lui accorde un budget égal à 0,2 % de la masse salariale de l’entreprise, crée les délégués de sites et les comités de groupe, et introduit l’idée des administrateurs salariés dans les CA des entreprises (deux à l’époque).

La troisième (n° 82-957) du 13 novembre 1982 introduit la NAO et le droit d’opposition à l’échelle de l’entreprise. Elle instaure également le droit d’alerte et le droit de retrait des salariés en cas de danger pour sa santé et sa sécurité.

Enfin, la quatrième (n° 82-1097) du 23 décembre 1983 fusionne les anciens CHS et commissions d’adaptation des conditions de travail au sein d’une instance unique dotée d’une personnalité juridique, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Expression des salariés : le droit oublié

Toutes les dispositions des lois Auroux n’ont pas pris auprès des salariés. Celle relative au droit d’expression (loi du 4 août 1982) fait partie des rares flops du corpus réglementaire développé par l’ancien ministre du Travail de François Mitterrand. Initialement, il s’agissait d’instaurer dans l’entreprise un « droit d’expression directe et collective » des salariés sur le contenu et l’organisation de leur travail. Revendication de la CFDT, ce droit d’expression n’a pas suscité l’enthousiasme des autres organisations syndicales. « La CGT s’y est ralliée, mais la CFE-CGC y était franchement hostile au point de parler de « soviets d’entreprise » », explique Guy Groux, sociologue au Cevipof. Pour le syndicat de l’encadrement, il s’agissait surtout de combattre un dispositif susceptible de priver les cadres de leur expertise et de leur technicité auprès des directions. Si quelques entreprises se sont lancées dans l’aventure en offrant quelques heures par mois à leurs employés pour faire part de leurs remarques concernant la production sur le modèle des « cercles de qualité » qui avaient émergé aux États-Unis avant de s’exporter au Japon et dans les pays scandinaves. Mais sans succès. « Leur échec s’explique parce que ces groupes de parole créaient un double système de représentation dans l’entreprise en parallèle des instances syndicales ou des IRP », décrypte Paul-Henri Antonmattéi. « Je n’ai pas souvenir qu’il s’agissait d’une revendication à laquelle les salariés étaient spécialement attachés », estime pour sa part Jean-Claude Mailly. Faute de susciter l’enthousiasme des masses laborieuses, l’initiative sera enterrée quelques années plus tard par Pierre Bérégovoy.

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre