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Transport : la pénurie de chauffeurs routiers accentuée par la crise

Décodages | Recrutement | publié le : 01.01.2022 | Lucie Tanneau

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Transport : la pénurie de chauffeurs routiers accentuée par la crise

Crédit photo Lucie Tanneau

 

40 000 à 50 000 chauffeurs routiers manquent dans les entreprises du transport en France. Jugés peu attirants, ces métiers accusent par ailleurs un fort vieillissement des effectifs. Pour lutter contre la pénurie, les patrons du secteur tentent de faire face en retravaillant image, marque employeur et conditions de travail. Les dix prochaines années seront décisives.

L’Association pour le développement de la formation professionnelle transports et logistique (AFT) recense 560 000 chauffeurs routiers en France. Une population en croissance de 50 % depuis vingt ans. Dans le même temps, pourtant, fédérations professionnelles et entreprises de transport se trouvent, en parallèle, devant des difficultés grandissantes pour recruter de nouveaux conducteurs. Et dans cette période de reprise économique, les tensions s’accentuent. « On le ressent depuis juin et la reprise des échanges mondiaux », explique Nicolas Chéné, directeur transport de FM Logistic. Avec 49 chauffeurs pour 36 camions et 760 remorques conduites par des sous-traitants, l’entreprise se retrouve en situation de pénurie. « Malgré les restrictions, on a bien travaillé pendant la période Covid. Depuis cet été, l’activité repart vraiment mais beaucoup de nos chauffeurs ont arrêté et nous constatons un vrai déséquilibre sur le marché », assure-t-il. La même situation se rencontre un peu partout dans le monde. Et notamment en Europe, où les besoins seraient de l’ordre de 450 000 à 500 000 chauffeurs. Principaux pays en carence : Pologne (il y manquerait 65 000 professionnels du transport) et la Grande-Bretagne (la pénurie concernerait 100 000 emplois). En France, 53 % des sociétés de transport avouent rencontrer des difficultés à recruter selon une étude de l’Insee publiée l’été dernier et la profession fait même partie des 30 métiers les plus en tension, selon la Dares, la direction statistiques du ministère du Travail.

Bref, les patrons routiers tirent la sonnette d’alarme. Pour tenter d’apporter des réponses, le Gouvernement a confié à Philippe Dole une mission d’identification des métiers pénuriques et d’assistance aux partenaires sociaux des branches concernées pour élaborer des plans d’action afin de combler ces carences. Cet inspecteur général des affaires sociales, également président de l’Association française pour le développement de l’enseignement technique (Afdet) et ancien directeur du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP) devait révéler un premier bilan d’étape à l’automne mais ses conclusions n’ont pas encore été rendues publiques. Dans le secteur du transport routier les attentes sont fortes… sauf que la mission Dole doit aussi – et dans le même temps – imaginer des scénarios pour répondre aux mêmes situations de pénuries rencontrées dans le bâtiment, les métiers de bouche et ceux du numérique de l’ingénierie, du conseil et de l’événement. Pas sûr donc qu’une seule mission soit suffisante !

L’image de René le tatoué.

Chez les professionnels de la route, les raisons des carences en personnel sont connues de longue date et tiennent pour beaucoup à une pyramide des âges vieillissante. Surtout dans une profession qui permet des départs dès 57 ans pour ceux qui bénéficient de mesures de pénibilité. « En 1998, 4 % des conducteurs avaient plus de 55 ans. En 2019 ils étaient 21 % », illustre Thomas Huguen qui pilote à l’AFT l’accompagnement des entreprises sur la valorisation des métiers. Dans le même temps la part des moins de 30 ans est passée de 25 % à 13 %. Alors que les points de livraison et le nombre de camions en circulation se sont multipliés, le nombre de chauffeurs n’a pas suivi. « Avant on allait au magasin le samedi. Aujourd’hui on veut être livré presque avant d’avoir passé la commande : ça induit un fort besoin, mais le métier, lui, n’attire plus. J’ai entendu des parents dire à leurs enfants : « Travaille bien à l’école, sinon tu seras routier ! » », déplore William Béguery, expert transport routier chez Upply, une place de marché qui met en relation transporteurs, commissionnaires chargeurs partout en France. « Ça ne rend pas le métier sexy », conclut-il. Thomas Huguen insiste de son côté sur le problème d’image dont souffre le métier : « Le chauffeur, pour le grand public, c’est René, avec ses tatouages, qui fait des appels de phares aux filles en jupe », grimace-t-il. À quoi il faut ajouter la mauvaise réputation d’un secteur « bruyant, polluant, fatigant », détaille Erwan Poumeroulie, responsable des affaires juridiques et sociales à la Fédération nationale des transports routiers (FNTR). Le constat est partagé par Hélène Desfontaines, sociologue, maîtresse de conférences en sociologie à l’UCO d’Angers et autrice de l’étude « Chauffeur routier : du métier à l’emploi ». Selon elle, toutefois, deux autres causes expliquent la pénurie de candidats. La première, très concrète, touche au portefeuille. « Les précédentes générations de routiers avaient passé leur permis poids lourd pendant leur service militaire et le réemployaient dans le civil. Aujourd’hui, ce mode d’entrée dans la carrière a disparu et le coût d’entrée dans le métier est devenu non négligeable », explique-t-elle. Deuxième raison, plus actuelle : « Les jeunes générations ne placent plus le travail à la même place qu’avant. Et le métier de chauffeurs fait partie de ceux qui, à cause des horaires, compliquent la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle. » Cette pénibilité existait déjà dans les années 1960-1970 mais à l’époque, elle demeurait perçue comme moins aliénante que celle d’une vie d’ouvrier d’usine ou de salarié agricole. Seulement, aujourd’hui, l’électronique embarquée, le GPS, le téléphone mobile et les nouvelles réglementations ont rendu le routier moins autonome, moins maître à bord. Les rêves de liberté, d’indépendance et d’autonomie associés à la profession ont disparu avec la modernité. Téléguidés par la technologie, les camionneurs ne choisissent même plus toujours sur quelle aire, ou dans quel restaurant ils font leur pause ! Même le transport international, jadis vu comme un espace de liberté pour les chauffeurs, a disparu. En cause, les sociétés polonaises qui ont gagné de nombreuses parts de marché en Europe et remplacent les autres transporteurs sur ce secteur.

Colère post-confinement.

À ces désillusions est venue s’ajouter une colère accentuée par la crise Covid. Salués dans les médias et acclamés comme une profession indispensable, les chauffeurs se sentent aujourd’hui oubliés, voire méprisés. « Il existe une vraie problématique de stress chez les chauffeurs : quand on se fait klaxonner à longueur de journée alors que l’on est juste en train de livrer un client, ça joue sur le moral », décrypte Erwan Poumeroulie. Pire : les chauffeurs-livreurs sont parfois considérés comme de simples pièces rapportées par ceux qu’ils ravitaillent : « Les aires de repos, les cafétérias, les toilettes leur sont fermées, c’est incroyable ! », s’indigne-t-on à l’AFT. « Et pourtant, pendant la crise, on était hyper-content de se faire livrer ou de voir les supermarchés approvisionnés. Les travailleurs de la deuxième ligne ont été vite négligés et ça a généré une énorme frustration », constate le directeur des affaires sociales de la FNTR. Si cette irritation croissante n’a pas entraîné de phénomène de démission de masse, elle s’est en revanche traduite par une augmentation des demandes de révision des plannings et de prise en compte de la qualité de vie au travail des salariés de la branche. Cette situation pousse la partie patronale, par ailleurs encouragée par le Gouvernement à travailler sur les conditions d’attractivité de ces métiers, à mener des actions sur les conditions de travail, le développement durable et l’image du secteur auprès du grand public. Les entreprises travaillent également leur marque employeur.

Un confort amélioré.

Les employeurs du secteur n’ont néanmoins pas découvert la pénibilité du travail avec la pandémie. La prise en compte de ces problématiques était déjà bien antérieure à la crise et les efforts déployés l’étaient de longue date. Ainsi, la conciliation des temps de vie personnels et professionnels surtout demandée par les jeunes générations, amène les employeurs à privilégier les trajets courte distance et les courses à la journée. L’explosion des livraisons urbaines constitue un marché nouveau qui correspond mieux aux aspirations de ces chauffeurs. Certaines entreprises se sont même associées au sein de groupements pour partager les trajets longs entre plusieurs conducteurs. « Sur un Lille-Marseille, un premier chauffeur fera Lille-Auxerre et rentrera chez lui, l’autre poursuivra sur Auxerre-Marseille », détaille Thomas Huguen. De quoi gagner en équilibre de vie… ce que les routiers perdent en frais de route, qui représentent pourtant de beaux compléments de salaire !

Le confort des camions a aussi été largement revu à la hausse, tandis que pour le chargement et déchargement, l’électrification des bâches, les exosquelettes, et les aménagements des plateformes logistiques amenuisent un peu la dureté du métier. Depuis 2016 la branche est aussi engagée sur une réforme de la protection sociale pour passer « d’un système de réparation à un système plus préventif » assure Erwan Poumeroulie. Un exemple avec les problématiques d’addictions (téléphone au volant, obésité, apnée du sommeil…) où un travail a été engagé. Les rémunérations pèsent évidemment aussi dans la balance. Le métier de chauffeur n’est pourtant pas une profession smicardisée (1762,29 euros brut/mois, soit 11,62 euros brut de l’heure, selon le baromètre de Mistertemp’ group, leader de l’intérim digital), mais la tendance est tout de même à la hausse des rémunérations pour fidéliser les conducteurs. Les syndicats hollandais ont déjà obtenu une augmentation générale de 3,5 % en juillet 2021 et programmé 3,25 % en janvier 2022. En France, les syndicats se battent aussi pour des revalorisations. Au niveau européen, les salaires des chauffeurs ont connu une augmentation moyenne de 3,2 % depuis le début 2021. Mais l’argent ne fait pas tout. « Si on veut attirer des jeunes, il faut des conditions de travail correctes avec un bon matériel, un salaire correct et des conditions d’accueil correctes », prévient Nicolas Chéné. Pour être d’équerre avec ce constat, FM Logistic a ainsi amélioré le confort des conducteurs en mettant à leur disposition dans chacun de ses entrepôts des douches et sanitaires propres, et alloué une cuisine ou salle aux chauffeurs quand ces derniers arrivent. « Optimiser les conditions d’accueil est une vraie plus-value pour garder les chauffeurs, il faut les respecter et ce n’était pas une profession attirante à cause de cela », regrette-il.

Pour régler son problème d’image d’industrie polluante, le secteur affirme avoir changé, s’être « verdi » en se dotant de véhicules plus écolos fonctionnant au gaz, voire électriques malgré un coût encore très élevé et des courses optimisées, alors que la marge de rentabilité est encore faible. « Une des pistes est de mettre en valeur les innovations du secteur : ça attire les jeunes », défend Nancy Noël, directrice des affaires juridiques et sociales au sein de l’Union TLF. « La digitalisation, la numérisation, le développement énergétique, les innovations technologiques… autant de points à valoriser sur lesquels le secteur est en avance », se félicite-t-elle.

Femmes, migrants, handicapés.

Pour répondre aux pénuries de compétences, le secteur mise également sur la diversification du recrutement. Parmi les profils nouveaux que le secteur tente d’attirer figurent les femmes. La politique de féminisation est engagée depuis une dizaine d’années, mais reste à la peine. « Il existe trois familles de conduite : les marchandises, les voyageurs et le sanitaire », rappelle Thomas Huguen. « Dans la branche, on compte 20 % de femmes, qui se répartissent à 40 % dans le sanitaire, à 30 % dans le secteur voyageurs et à 10 % dans les marchandises. Dans cette dernière branche, on ne voit sur les routes que 2 % de conductrices. Pourtant est-ce plus facile d’être ambulancière que de décharger trois cartons en points-relais ? » Mais là aussi l’image joue en la défaveur des DRH. La création du site Itinéraire égalité, en 2016 tente d’y remédier grâce à des vidéos et campagnes de communication plus grand public. Dans le même temps, les fédérations travaillent avec le Gouvernement pour abaisser l’âge du permis poids lourd à 18 ans (contre 21 ans aujourd’hui). L’Union TLF a aussi signé, en octobre dernier une convention de partenariat national avec le réseau des écoles de la deuxième chance pour s’engager en faveur de l’insertion des jeunes sans qualification dans les métiers du transport et de la logistique. Certaines entreprises financent, elles, des formations à des migrants arrivés en France. « Il n’y a aucune solution miracle mais une somme de petites et grandes solutions », résume Nancy Noël. Ainsi, la FNTR travaille à l’intégration plus grande de chauffeurs avec une reconnaissance de travailleur handicapé. « Un arrêté de 2005 liste les afflictions qui empêchent de conduire, mais il existe des solutions médicales ou technologiques qui permettraient au contraire à certaines de ces personnes de prendre le volant », défend Erwan Poumeroulie, qui travaille à la révision de cet arrêté. « Cela peut ouvrir des possibilités de recrutements pour les RH », encourage-t-il citant l’exemple d’une conductrice sourde en Pays de la Loire.

Enfin, du côté des RH un énorme travail est à faire – beaucoup l’ont déjà engagé – au niveau de la marque employeur. Les problématiques d’accueil chez les clients circulent tellement sur les réseaux sociaux que les entreprises sont obligées, elles aussi, d’engager des campagnes de communication pour tenter de rééquilibrer la balance en leur faveur. « Certaines participent au Marathon de Paris, à des actions humanitaires, à des journées spéciales, comme le DuoDay en faveur du handicap, afin de faire parler d’elles de manière positive », énumère Nancy Noël. Autre évènement valorisant : les Trophées des routiers, qui se tiennent tous les deux ans pour valoriser les efforts de la branche en matière de protection sociale. Cette année, Elisabeth Borne, ministre du Travail, remettra le prix. « Ce sont des signaux forts pour montrer l’émulation de toute la branche », se réjouit Nancy Noël. Chez FM Logistic, qui a aujourd’hui quatre cents postes à pourvoir (tous métiers confondus), les ressources humaines vantent leurs métiers auprès des jeunes en université pour la partie logistique et exploitation. « Pour les chauffeurs, on sous-traite », avoue Nicolas Chéné. « Aujourd’hui, les jeunes changent de secteur s’ils trouvent une activité, même complètement différente, qui paye mieux. C’est difficile de fidéliser », regrette-t-il. « Avant, les entreprises formaient tous les volontaires, mais dans certaines régions ce sont près d’un tiers des élèves formés qui ont disparu. Désormais celles qui réussissent sont celles qui regardent la motivation avant de financer les formations », encourage William Béguery, d’Upply, qui observe toutefois une « peur » de payer et de voir son jeune « partir à la concurrence » chez les employeurs. « Il faudrait des obligations prévues pour permettre un retour sur investissement », avance-t-il rappelant que les dix prochaines années seront décisives alors que « les plus de 55 ans sont aujourd’hui la catégorie la plus nombreuse sur le marché ».

« On doit faire savoir que nos métiers ont évolué », résume Thomas Huguen. Sans ça, le recrutement de chauffeur, de plus en plus indispensable avec l’essor du e-commerce et emploi non délocalisable par essence, risque bien de devenir, encore plus qu’aujourd’hui, le casse-tête des DRH de la branche et un frein pour tout un pan de l’économie.

Auteur

  • Lucie Tanneau