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[Dossier "Cinq ans après les Ordonnances..."] Élus IRP, le grand dégraissage

À la une | publié le : 01.01.2022 | Benjamin d’Alguerre

 

Les ordonnances Travail ont sérieusement taillé dans les effectifs d’élus au sein des IRP des entreprises. Parmi les laissés-pour-compte, beaucoup choisissent de raccrocher les gants de l’engagement militant. Une décision renforcée par le peu de valorisation accordé à l’expérience acquise pendant les mandats.

De son propre aveu, Marc1 « l’a mauvaise ». Huit années durant, ce développeur système au sein d’un grand groupe de solutions informatiques estime « avoir tout donné » au syndicat qu’il avait choisi de rejoindre. D’abord élu suppléant au CHSCT pour un premier mandat, il a rempilé lors du suivant, mais au CE cette fois. Pendant tout ce temps, Marc s’est astreint à jouer à l’homme de l’ombre, n’intervenant dans les réunions sociales qu’à condition d’une discrète approbation de son titulaire et consacrant de longues heures à la retranscription des procès-verbaux de séance. Mais avec la perspective d’un Graal à moyenne échéance : une place éligible de titulaire à l’élection des IRP que sa boîte avait programmé pour 2018. Sauf qu’entre-temps, les ordonnances Travail sont passées par là. Avec la fusion des instances (CE, CHSCT, DP) au sein d’un unique CSE, les places éligibles se sont restreintes. Il n’en était pas. « Ceux qui sont restés étaient dans les petits papiers du délégué syndical ou du secrétaire de l’ancien CE ». Echaudé par l’expérience, l’ancien suppléant a choisi d’en finir avec le syndicalisme. « J’ai rendu ma carte comme les flics rendent leur plaque dans les séries américaines ! », s’amuse-t-il aujourd’hui. Aujourd’hui, il le jure : on ne l’y reprendra plus.

Combien d’anciens élus, comme lui, se sont retrouvés sur le carreau après les ordonnances travail de 2017 ? Difficile à dire.

30 à 40 % des mandats disparus

DGT et Dares ne devraient chiffrer la perte en ligne que courant 2023. En 2017, l’administration du Travail recensait quelque 629 000 salariés exerçant près de 920 000 mandats dans les entreprises, mais en y comptant les délégués syndicaux qui n’ont pas été affectés par les ordonnances. « On estime avoir perdu 30 à 40 % des mandats existant, toutes organisations syndicales confondues » calcule Philippe Portier, secrétaire national de la CFDT en charge du dialogue social. Sur le papier, la chute paraît brutale. Dans les faits, la situation est moins dramatique, relativise Gilles Lécuelle, son homologue à la CFE-CGC : « quand deux ou trois mandats étaient portés par une ou deux têtes, le changement n’est pas conséquent. Nous avons presque récupéré tous nos mandats », assure-t-il. Il existe cependant des entreprises où la saignée est bien réelle. Chez RTE, le gestionnaire du transport d’électricité français (9000 salariés), ce sont 108 mandats qui ont disparu sous l’effet conjoint des ordonnances et d’une rationalisation des CSE décidée en interne. Le coup est d’autant plus rude qu’une première optimisation des instances du dialogue social du groupe électrique s’était déjà traduite, en 2013, par une perte de 200 mandats. Résultat : « aujourd’hui, faute d’un rapport de force suffisant, les négociations avec la direction ressemblent à de simples concertations », soupire Jean-Louis Maury, délégué syndical central CGT. Ailleurs, c’est davantage la perte du contact avec le terrain qui inquiète. Les ordonnances laissaient les entreprises libres de mettre en place des « représentants de proximité » chargés de faire l’interface entre la base et le sommet et de recueillir les desiderata du terrain. Faute d’impulsion, cette ouverture est souvent restée lettre morte avec comme conséquence une recentralisation de la négociation au niveau des sièges sociaux. Alors, certains rusent pour contourner l’absence d’élus de proximité. La fédération CFE-CGC des assurances a ainsi développé un réseau de « correspondants » non-officiels. Des encartés du syndicat consacrent deux à trois heures de leur temps libre chaque mois pour sonder l’humeur de leurs collègues et faire remonter les informations aux élus. « Ils n’ont pas de légitimité, pas de mandat, mais ils gardent le contact », résume Gilles Lécuelle.

Pour autant, personne n’ignore la réalité de la pyramide des âges du monde du dialogue social d’entreprise. Le problème n’est pas nouveau, mais la réforme du Code du travail de 2017 a peut-être aggravé la tendance. Associée à une restriction du nombre des élus, leur avancée en âge laisse craindre le pire pour le renouvellement des générations. Surtout désormais que les ordonnances cantonnent le rôle des suppléants à celui de simples remplaçants censés siéger seulement en cas d’absence du titulaire, faisant ainsi perdre à ce statut son rôle traditionnellement formateur. « Le problème, c’est que lorsqu’un salarié quitte un mandat d’élu, il abandonne souvent le syndicalisme dans la foulée », déplore Philippe Portier. Ce qui est loin d’arranger les affaires des syndicats qui peinent déjà à recruter des futurs talents dans un contexte de désintérêt croissant des salariés pour l’élection de leurs représentants, comme le prouve le taux d’abstention record (62 %) enregistré lors des dernières élections professionnelles. « Les organisations syndicales rencontrent à la fois des problèmes d’attractivité, mais aussi des carences en compétences techniques dans le champ de la négociation », observe Jean-Dominique Simonpoli, fondateur de l’association Dialogues. « C’est visible dans les grosses centrales comme la CGT ou la CFDT, mais c’est encore pire chez les petites à l’image de FO, de la CFTC ou de l’Unsa. À terme, cela risque de poser un vrai problème de légitimité des syndicats à représenter les salariés », prévient-il.

Valoriser les parcours

Autre casse-tête : avec la limitation du nombre de mandats (désormais réduits à trois, soit douze ans maximum), que faire des anciens élus une fois leur(s) mandat(s) achevé(s) ? Notamment ceux que leurs fonctions rendaient quasi-permanents comme les secrétaires de CSE. Les organisations syndicales disposent toujours de la possibilité d’en faire des délégués syndicaux, mais les places sont chères… « C’est compliqué de faire revenir d’anciens titulaires de mandats sur leur activité professionnelle, surtout dans certains secteurs comme l’IT qui demandent une remise à jour régulière des compétences », explique Audrey Richard, présidente de l’Association nationale des DRH. Car contrairement à l’Allemagne qui a intégré de longue date les parcours syndicaux dans la gestion des carrières, la France reste frileuse sur ce plan. Et si quelques accords syndicaux prenant en compte les compétences acquises par les élus pendant leurs mandats émergent, ils sont encore cantonnés à quelques grands noms de l’industrie comme Renault ou Bosch malgré l’insistance de certaines centrales, CFDT en tête, d’en faire un sujet de négociation de branches auxquels les entreprises ne pourraient pas surseoir. Quant aux recommandations des ordonnances enjoignant aux employeurs d’intégrer la valorisation des carrières d’élus dans leurs politiques de GPEC, elles sont généralement ignorées. Du gâchis, à en croire Estelle Sauvat, directrice générale du groupe Alpha dont l’une des activités consiste justement à recaser certains élus à l’issue de leur mandat : « un élu développe des compétences politiques, juridiques, sociales, économiques, financières ou techniques. S’il a occupé un mandat de premier plan comme secrétaire de CSE ou délégué syndical, il a même pu approcher le cœur stratégique de l’entreprise, toucher aux chiffres, rentrer dans le dur. Tout cela crée un panel de compétences loin d’être anodin », énumère-t-elle. Mais pour l’heure, les moyens de les valoriser demeurent sous-utilisés. La VAE syndicale que recommandait le rapport Gateau-Simonpoli de 2018 ? Trop peu utilisée… et parfois même regardée avec méfiance par les organisations syndicales. À la Fédération des mines et de l’énergie CGT, on ne veut pas en entendre parler. « Nous sommes d’accord avec le principe de la valorisation des compétences acquises par les élus pendant leur mandat, mais opposés à ce que ce soit l’employeur qui porte un jugement sur le parcours militant ! », tranche Sophie Cavagna, permanente au sein de la fédération. Plusieurs voies de reconversion alternatives existent cependant : six titres de l’Afpa ont ainsi déjà été enregistrés à la DGEFP pour permettre aux élus désormais sans mandat d’accéder à des titres de niveau (pour l’instant) Bac + 2 et engager une deuxième, voire troisième partie de carrière. Certaines universités (Nancy, Toulouse, Rouen…) ont développé des diplômes consacrés au dialogue social ouverts aux ex-mandatés. Mais le retour à la vie de simple salarié n’est pas toujours évidente : « la vie de l’ancien élu qui perd son mandat, parfois après avoir porté de grands dossiers ou même mené des conflits sociaux, est comparable à une montgolfière dont on aurait coupé les câbles. Il s’écroule. D’autant qu’ils sont rarement remerciés pour le travail accompli. Il existe parfois tout un travail de reconstruction de la confiance en soi à accomplir avant une réinsertion professionnelle », détaille Estelle Sauvat. Les anciens élus peuvent aussi avoir le blues.

 

 

(1) Le prénom a été modifié.

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre