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[Dossier "Cinq ans après les Ordonnances..."] Les cabinets d’expertise RH : touchés, mais pas coulés

À la une | publié le : 01.01.2022 | Murielle Wolski

 

Cela fait un peu moins de dix ans que le marché de niche des cabinets d’expertise RH auprès des IRP est régulièrement secoué par les évolutions réglementaires. Les ordonnances de 2017 ont, elles aussi; provoqué pas mal de remous dans la profession, mais pas de grands plongeons. Pour le secteur, la Covid-19 a même été… salutaire.

Rebsamen, El Khomri, Macron… trois noms et trois textes qui ont modifié les règles du dialogue social en entreprise en moins de dix ans. Dernières en date : les cinq ordonnances « Macron » de septembre 2017 donnant naissance aux conseils sociaux et économiques (CSE) ayant absorbé les anciens CHSCT, délégués du personnel (DP) et comités d’entreprise. Trois structures, devenues une, dotées de moins d’élus, syndiqués ou pas – un tiers des CSE sont sans organisation syndicale – à la clé. Autrefois spécialistes – sur les orientations stratégiques, la prévention des risques professionnels ou l’exécution du contrat de travail – les représentants du personnel se sont mutés en généralistes. Leurs interlocuteurs pour les aider à rendre un avis ? Les cabinets d’expertise. Un petit milieu de quelques 120 structures, dont quatre-vingts actives environ, avec des effectifs compris entre 400 et 500 salariés.

« Les cabinets spécialisés santé-sécurité ont morflé »

Cinq ans après la publication des ordonnances, l’heure d’un premier bilan a sonné. « Si elles visaient à améliorer le dialogue social, elles ont raté leur objectif », tacle Pierre Ferracci, président du groupe Alpha, dont l’une des entités, Secafi, accompagne les représentants du personnel. Le ton est donné. « Le rapprochement des CE, des CHSCT et des DP n’a pas marché, une baisse des heures de délégation, poursuit-il. Avec des CSE affaiblis, le dialogue social l’est aussi ! » « Les ordonnances ont rebattu les cartes, confirme Jean-Claude Delgènes, à la tête de Technologia, cabinet d’évaluation et de prévention des risques professionnels fondé en 1989. Les cabinets essentiellement portés sur la santé et la sécurité au travail ont énormément morflé. Ceux qui [vous] diront le contraire mentiront. Au niveau de profession, le nombre d’expertises a chuté en moyenne de 30 % par an. Notre chiffre d’affaires n’a pas progressé depuis 2017. Notre croissance a été freinée. Un secteur sinistré. Des députés de gauche ont alerté. Le parti La France Insoumise s’est insurgé ! »

Le marché de l’expertise RH a-t-il été bousculé en profondeur ? Pierre Chevillard, avocat associé du cabinet Melville avocats, spécialisé en droit social, relativise : « Les ordonnances ont étendu un principe déjà présent dans la loi relative à la sécurisation de l’emploi de 2013. Étendu ne veut pas dire généralisé. » Le principe en question ? Le cofinancement à hauteur de 20 % par les CSE dans le cadre de leur budget de fonctionnement. Limité à la seule consultation sur les orientations stratégiques avant 2017, il concerne maintenant des consultations ponctuelles, les opérations de concentration et le droit d’alerte économique. Les expertises portant sur la politique sociale, la situation économique et financière, les projets de licenciements économiques collectifs ou bien encore les risques graves demeurent, en principe, entièrement à la charge de l’employeur. « On avait la crainte d’une baisse des recours, confie Erwan Jaffrès, responsable des études CHSCT au sein du cabinet lyonnais Cidecos, spécialisé dans le segment pétro-chimie, où les CSE sont richement dotés. En réalité, ces recours ont ciblé les « demandes-alibi » pour ennuyer les patrons. Globalement, on a toujours plus de demandes que de moyens pour y répondre. »

Des délais « chamboule-tout »

Ce que les ordonnances ont profondément modifié chez les experts, en revanche, c’est le rapport au temps. Ce temps, Annabelle Chassagnieux, intervenante santé au travail au cabinet Apteis et coprésidente de l’Association des experts agréés/habilités et intervenants auprès des CSE/CHSCT (Adeaic), court après. Et pointe du doigt les délais raccourcis. « On a maintenant deux mois pour réaliser une mission. Pas de quoi donner envie d’intégrer le domaine. » Un comble : la santé des consultants pourrait elle-même devenir un sujet… « Il n’y a plus de place pour des espaces de respiration, dénonce Erwan Jaffrès. Et à l’heure du télétravail, procéder en visio ne serait pas bon. Le savoir se construit au contact des travailleurs ou des opérateurs. Aussi, parfois, est-on amené à négocier pour gagner une semaine de rédaction supplémentaire. C’est un accord tripartite entre l’entreprise, le CSE et le cabinet expert. »

Contraction et extension. Paradoxalement, l’évolution du secteur va de pair aussi avec un allongement des délais, du fait de contentieux de plus en plus nombreux. Exemple fourni par Erwan Jaffrès : « Les employeurs contestent davantage les décisions prises par les CSE. En 2021, on peut même parler d’explosion. On est passé d’un recours par an, à plus de cinq. Cela nous complique la vie. Soit c’est le motif de l’expertise qui est visé (risque grave ou projet important), soit c’est son périmètre. D’après le Code du travail, le tribunal judiciaire doit rendre normalement sa décision dans un délai de 10 jours. Dans les faits, en raison de la saturation des tribunaux, l’opération peut prendre jusqu’à quatre mois, voire cinq. C’est un effet de la jurisprudence post-ordonnances Macron. Sans doute, une stratégie des patrons pour pousser aussi à la démobilisation des élus. » Cette pratique suspend le lancement des expertises. Ils y vont ? Ils n’y vont pas ? « On ne peut pas répondre favorablement à d’autres demandes d’expertise, ne sachant pas quand la décision sera rendue. Cette situation est à même de nous mettre en danger et de compliquer notre équilibre économique. Voire de nous faire prendre le bouillon. » Au final : quatre contentieux sur cinq – impliquant Cidecos – ont été rejetés. Valentine Brégier, directrice juridique de Technologia confirme « la judiciarisation des rapports, une complexité accrue. »

Bouffée d’air… due au covid

Selon une étude de la Dares datée de mai dernier, les conditions de travail se dégradent nettement chez 11 % des actifs occupés et les risques psychosociaux augmentent sensiblement. Les télétravailleurs sont surreprésentés dans ce groupe : 41 % sont concernés contre 30 % des salariés « en poste ». « La montée du stress était palpable, commente Caroline Diard, enseignante-chercheuse en management des ressources humaines et droit au sein de l’école supérieure de commerce (ESC) d’Amiens. Or, ces risques psychosociaux et les conditions de travail constituent justement le nerf de la guerre des CSE. Sans surprise, ces derniers ont été sur-sollicités pendant la crise sanitaire, avec les gestes de distanciation sociale, les réorganisations de bureaux… Et donc, cela peut faire du business pour les cabinets de consultants ! ». « Le rebond en 2021 est assez important, analyse Pierre Ferracci, de quoi regagner le terrain perdu. On a passé la crise. » Avec les déménagements, le développement des flex office, la course à la meilleure place ou « à la moins pourrie » dixit Frédéric Garem…. la Covid-19 – même si la page n’est pas encore tournée – a joué le rôle d’amortisseur. « C’est presque une chance », ose-t-il.

Des coûts en plus

Le droit de ces cabinets à exercer auprès des CSE dépendait jusqu’en 2017 d’un agrément délivré par la direction générale du Travail (DGT). Une habilitation gratuite. Depuis, la certification a pris le relai. Un changement pas uniquement sémantique, mais également financier pour un dispositif qui entre en application à compter du 1er janvier 2022. Explication du mode de calcul avec Frédéric Garem, président d’Addhoc conseil. « Le coût varie selon le nombre de chefs de projet et de sites. Pour les trois que compte notre structure, la facture est de 5 375 euros au démarrage, avec un audit de renouvellement prévu chaque année de 2 150 euros pendant trois ans. Conséquence : beaucoup de petits cabinets ont laissé tomber. » Addhoc est en pleine phase d’audit. En juin dernier, selon le Syndicat des experts agréés (SEA), « sur 122 experts et cabinets agréés, 46 ont un agrément arrêté au 30 juin 2021. On peut donc supposer que soixante-seize ex-agréés vont se présenter pour la certification ». L’accumulation des réformes est dénoncée. « L’apparition des CSE, le changement des règles, et maintenant la mise en place de la certification… Tout tombe dans le même agenda, s’agace Éloïse Galioot, ergonome chez Alternatives ergonomiques. Le secteur est bousculé. » À seize jours de la date butoir, seuls quarante-trois cabinets de consultants ont décroché le nouveau sésame pour exercer. Il y a ceux qui jettent l’éponge donc, et probablement un goulot d’étranglement au niveau du seul organisme certificateur à la manœuvre, Qualianor. Quarante-trois certifiés ? Une proportion qui devrait contribuer au développement des tâches confiées aux sous-traitants. Pour eux, pas besoin de certification. Le risque à terme ? « L’ubérisation de notre petit secteur qui intéresse bien peu de monde, ajoute Frédéric Garem, avec des prix d’expertise revus à la baisse. À se demander s’il n’y a pas la volonté de réduire le nombre d’entités… »

Dans bien des dossiers, l’expert-comptable devient la clé d’entrée. « D’où la volonté de petits cabinets spécialisés dans les questions de santé et sécurité de développer des partenariats », explique Valentine Brégier. Mais, aller plus loin, il n’en est pas question pour Éloïse Galioot, également membre du bureau de l’Association des experts agréés/habilités auprès des CHSCT/CSE (Adeaic) : « On privilégie le travail en réseau, plus qu’une association, ou une joint-venture. » Le groupe Alpha préfère opter pour une stratégie de diversification, et aller – notamment – sur le terrain des enjeux environnementaux et de la transformation numérique. « Non pas seulement pour regarder ce que font les entreprises sur l’environnement, précise Pierre Ferracci, mais pour analyser ce qu’elles subissent du fait des transitions écologique et numérique, avec les conséquences que cela engendre sur les emplois. Ainsi, en matière d’industrie automobile, on peut s’intéresser au basculement électrique, mais aussi aux efforts démesurés demandés aux salariés pour suivre cette évolution. De même, il y a un débat sur la stratégie à revisiter en matière de sens au travail, avec une attention particulière à la raison d’être par exemple. C’est aussi une façon de vivifier le dialogue social. Quand on ne peut pas passer par les CSE, on peut faire passer nos messages à la direction de l’entreprise et à celle des ressources humaines. » En 2019, le plan de départs volontaires au sein du groupe Secafi, avec dix-sept collaborateurs à la clé, n’a pas fait tache d’huile. Trois ans plus tard, le groupe Alpha entend donc recruter de nouvelles compétences pour répondre à la nouvelle stratégie d’entreprise. « On attend de voir la suite dans une ou deux années, mais l’heure est plutôt au recrutement, analyse Matthieu Bidaine, consultant senior chez Syndex, cabinet qui dispose de dix-sept bureaux en France. En période d’interrogation, comme en 2017, on a tendance à ralentir les embauches, mais on le paie par la suite. » Si les sociétés de premier plan ont réussi à tirer leur épingle du jeu, le fossé avec les petites entités s’est creusé. Une fracture au sein des acteurs du dialogue social…

Auteur

  • Murielle Wolski