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Idées

Le pouvoir de direction de l’employeur

Idées | Juridique | publié le : 01.12.2021 |

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Le pouvoir de direction de l’employeur

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Depuis la naissance du droit du travail, l’employeur est titulaire d’un pouvoir de direction, conséquence directe du lien de subordination inhérent à tout contrat de travail. Derrière l’apparente banalité d’une telle affirmation, se cachent de redoutables difficultés juridiques s’agissant d’un pouvoir qui a considérablement évolué tant dans ses contours (on ne dirige pas le travail en 2021 comme on le dirigeait en 1900) que dans son régime (à la philosophie de « l’employeur seul juge » a succédé un contrôle judiciaire du pouvoir).

Du pouvoir de direction au pouvoir de contrôle

Pour identifier les contours du pouvoir de direction, il faut partir de la qualification de contrat de travail puisque le lien de subordination est, pour reprendre la définition qu’en donne la Cour de cassation, caractérisé par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». Le pouvoir de direction est donc partie intégrante de la définition de la subordination. Mais si, au stade de la qualification, il est envisagé dans sa version la plus abrute, à savoir donner des ordres et des directives, ses contours sont plus larges une fois le contrat conclu. Il se traduit par tout un éventail de prérogatives patronales : fixation des horaires, des congés, des astreintes, adoption de mesures de santé et sécurité, changements des conditions de travail, etc. Surtout, ce pouvoir change progressivement de visage avec la transformation du travail, que ce soit l’essor du travail aux objectifs (l’employeur ne dirige pas le travail de son salarié mais lui demande de remplir des objectifs), la complexification du travail (le savoir sur le travail est de plus en plus entre les mains du seul salarié, dont le travail ne peut plus, dès lors, être dirigé par autrui), ou la montée du télétravail (les ordres et directives sont plus diffus à distance). Autrement dit, le pouvoir de direction se mue en un pouvoir de contrôle. Faute d’être en capacité de dicter le contenu du travail de son salarié, l’employeur se déporte vers le contrôle des modalités d’exercice du travail, principalement l’évaluation de la performance et la surveillance qui, logiquement, sont désormais sous le regard étroit du droit : information préalable des salariés ; le cas échéant consultation du CSE ; exigence d’objectivité (pour l’évaluation), de proportionnalité (pour la surveillance) ; respect des règles de santé au travail… Cette mutation d’un pouvoir de direction vers un pouvoir de contrôle amène un autre défi. Peut-on aujourd’hui encore systématiquement exiger des ordres et des directives pour qualifier un contrat de travail ? La Cour de cassation a d’ores et déjà évolué puisque, depuis les années 1970, le défaut de ce critère peut être pallié par le fait que le salarié est intégré dans un service organisé qui lui impose des horaires, lui fournit les ressources pour travailler (en matériel, en personnel…). Il est temps de franchir une autre étape et de substituer au critère de la subordination, en voie d’obsolescence, celui du contrôle, que lui préfèrent les droits anglo-saxons qui l’utilisent, entre autres, dans le contentieux sur la requalification des travailleurs des plateformes numériques.

Quelles frontières ?

L’une des principales difficultés que pose au juriste le pouvoir de direction concerne son articulation avec deux autres mécanismes : le pouvoir disciplinaire, d’une part, le contrat de travail, d’autre part. La frontière entre le pouvoir de direction et le pouvoir disciplinaire est d’autant plus complexe que la faute disciplinaire est définie de façon subjective, et donc imprécise, par le Code du travail, comme un « agissement considéré [par l’employeur] comme fautif ». Quel DRH n’a pas un jour été pris d’hésitation entre la mise en garde, simple exercice du pouvoir de direction, et l’avertissement ! Il a par exemple été jugé que relève du pouvoir de direction la réponse de l’employeur à une salariée qui profère des accusations de racisme contre une de ses collègues, celle-ci consistant à lui notifier que ses accusations sont sans fondement et à la mettre en garde sur la portée éventuelle de ses propos. Même si le contexte est bien spécifique, l’affaire des Tramways clôturée en 2012 par la Cour de cassation, est emblématique des difficultés de frontière entre pouvoir disciplinaire et pouvoir de direction. Est écartée la nature disciplinaire du changement d’affectation imposé à un chauffeur de tramway qui avait roulé à contresens et avait été réaffecté en conséquence à la conduite des bus ( !). Selon la Cour, la société de transport avait usé de son pouvoir de direction, non de son pouvoir disciplinaire car elle entendait, non pas réprimander le salarié, mais assurer la sécurité des usagers. Les enjeux sont tout sauf anodins puisque la règle non bis in idem, qui interdit de sanctionner deux fois un salarié pour les mêmes faits, ne s’appliquera pas. Tout aussi délicate est la frontière entre le contrat et le pouvoir de direction, c’est-à-dire entre la modification du contrat et le changement des conditions de travail imposé par l’employeur dans l’exercice de son pouvoir de direction. Dans le premier cas, le salarié pourra refuser, dans le second il sera en faute s’il refuse. Ainsi, le changement de lieu dans un même secteur géographique (ou en application d’une clause de mobilité), le changement d’horaires (en dehors du travail dominical, du passage d’horaires de jour à horaire de nuit et vice versa, du passage à des horaires continus à discontinus, fixes à variables), le changement des tâches (tout en restant dans la même qualification) et l’imposition d’heures supplémentaires relèvent du pouvoir de direction. La frontière n’est simple qu’en apparence. Un changement de lieu à une distance de 40 km du lieu de travail initial, avec un temps de transport additionnel de 50 minutes, caractérise-t-il un changement de secteur géographique ? Même si l’on sait aujourd’hui que le secteur géographique se définit en termes de distance et de temps de transport, impossible de répondre avec certitude !

La fin de la théorie de l’« employeur seul juge »

Le temps est loin où l’employeur était seul juge des décisions qu’il prenait en vertu de son pouvoir de direction. S’il est depuis longtemps acquis que le CSE aujourd’hui, le comité d’entreprise hier, doit être consulté lorsque le pouvoir de direction se concrétise dans des mesures affectant de manière importante les conditions de travail des salariés de l’entreprise, l’évolution la plus significative concerne le contrôle du bien-fondé de la décision patronale. On peut d’abord citer la discrimination ou encore la technique du détournement de pouvoir, utilisée pour interdire à l’employeur d’exercer son pouvoir de direction dans un but autre que celui pour lequel il lui a été attribué, à savoir le bon fonctionnement de l’entreprise. C’est ce qui a amené la Cour de cassation, le 29 septembre dernier, à considérer que commet un détournement l’employeur qui, alors qu’un PSE est en préparation, impose à un salarié d’une ancienneté de 39 ans un changement d’affectation, certes dans le même secteur géographique, mais dont il savait qu’il serait refusé, ce afin de le priver des indemnités auxquelles il aurait eu droit s’il avait été licencié dans le cadre du PSE. L’application du contrôle de proportionnalité, qui a bouleversé le régime du pouvoir patronal depuis le début des années 1990 et le rapport Gérard Lyon-Caen sur les libertés publiques et l’emploi, est d’une tout autre portée. L’article L. 1121-1 du Code du travail dispose qu’aucune restriction aux droits de la personne et aux libertés individuelles et collectives ne peut être imposée si elle n’est pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché. Un changement d’horaires ou de lieu, bien que décidé dans l’exercice du pouvoir de direction, peut ainsi être remis en cause parce qu’il porte atteinte de façon disproportionnée à la vie personnelle du salarié qui, par exemple, élève seul des enfants mineurs. Les dispositifs de surveillance doivent eux aussi respecter le principe de proportionnalité, ce qui condamne, par exemple, une surveillance permanente des salariés de l’entreprise.

Le pouvoir de direction à l’épreuve des risques psychosociaux

Depuis une vingtaine d’années, la santé et la sécurité constituent une nouvelle limite au pouvoir de direction de l’employeur, jusqu’au harcèlement moral, caractérisé lorsque précisément l’employeur sort des limites de son pouvoir. Sur ce dernier point, la ligne n’est pas toujours évidente à tracer entre l’exercice du pouvoir de direction et le harcèlement. L’employeur peut donner des ordres à ses salariés, leur reprocher de ne pas respecter ses consignes, leur demander de faire dans l’heure des travaux urgents justifiés par des raisons de sécurité si cela rentre dans leurs attributions. De même, des critiques justifiées, tout au moins en rapport avec des éléments objectifs, relèvent du pouvoir de direction. Elles pourront toutefois dégénérer en harcèlement si elles deviennent dégradantes. Sans aller jusqu’au harcèlement, l’exercice du pouvoir de direction peut constituer une violation de l’obligation de sécurité. La très remarquée formule de l’arrêt Snecma est sans équivoque : « il est interdit [à l’employeur], dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés ». Il en résulte que doit être suspendue la réorganisation du service de surveillance de l’entreprise qui, en réduisant le nombre de salariés assurant ladite surveillance en obligeant certains à travailler dans une situation d’isolement, est de nature à compromettre la santé et la sécurité des salariés concernés. Aujourd’hui la santé et la sécurité, demain l’environnement… La loi Climat d’août 2021, dans le prolongement de la loi Pacte de mai 2019, vient d’introduire une nouvelle limite à l’exercice du pouvoir de direction, dont la portée est encore très incertaine : la prise en compte dans le cadre des attributions du CSE des conséquences environnementales de l’activité de l’entreprise.