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Salariés autistes : les entreprises plus ouvertes ?

Décodages | Handicap | publié le : 01.12.2021 | Lucie Tanneau

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Salariés autistes : les entreprises plus ouvertes ?

Crédit photo Lucie Tanneau

 

90 % des adultes autistes ne trouvent aujourd’hui pas leur place dans un monde du travail inadapté à leurs profils hypersensibles, malgré des compétences reconnues par les professionnels. Depuis quelques années, une évolution positive existe, grâce à des initiatives locales qui méritent d’être dupliquées.

Seuls 10 % des personnes autistes en âge de travailler sont actuellement en emploi. « À peine 3 % des adultes autistes sont employés à plein temps en milieu ordinaire, soit un taux bien en deçà de celui de l’ensemble des personnes en situation de handicap », relève l’association France autisme. Un taux de chômage de 90 % donc, contre 16 % pour l’ensemble des personnes handicapées. Avec une première problématique : les professionnels de santé ne sont pas formés, en France à diagnostiquer l’autisme, et le pays ne tient pas de statistiques sur ces profils. On estime le nombre d’autistes à 700 000 personnes, soit 1 % de la population française. Parmi eux, les personnes en âge de travailler (environ 450 000) sont difficilement repérables. Certaines sont en emploi mais sans diagnostic, d’autres sont diagnostiquées en dépression ou n’ont pas intégré le monde du travail faute de formation et de diplômes… Une situation honteuse dix ans après la déclaration de l’autisme comme « grande cause nationale » par le gouvernement français en 2012. Mais surtout une conséquence du manque d’inclusion des enfants dits neuro-atypiques dans le système scolaire puis, les années suivantes, dans le monde du travail. « Seules 10 % des entreprises ont une politique encourageant la neurodiversité – autisme, dyslexie, hyperactivité, dyspraxie… », relève ainsi une étude publiée dans « Harvard Business Review » en 2018.

« L’autisme est un handicap du sens social, avec une hypersensibilité forte qui est problématique dans le monde du travail tel qu’il est », analyse Francine Stourdzé, la présidente de l’Association Action pour l’Autisme Asperger, un type d’autisme sans déficience intellectuelle présent chez 50 % de la population autiste. « Par exemple, une sensibilité au bruit complique l’intégration dans un open space et génère de la fatigue. Et si la personne porte un casque, cela coupe encore davantage les relations sociales. Autre exemple d’une sensibilité au toucher : cela rend compliqué le transport en métro jusqu’au lieu de travail aux heures de pointe qui devient alors insupportable et épuisant, alors que la fatigabilité est une autre des caractéristiques associées à l’autisme », complète-elle. Avant même d’intégrer ce monde du travail, les personnes autistes, diagnostiquées ou non, ont souvent du mal à franchir la barrière du recrutement à la française, lui aussi complètement inadapté à leur fonctionnement. « Le recrutement, en France, repose sur les compétences sociales et la capacité à se vendre et à vendre ses compétences, qui sont deux choses dans lesquelles les personnes autistes, pour beaucoup, se présentent mal », constate Flora Thiébaut, psychologue clinicienne spécialisée en neurosciences cognitives, créatrice en 2015 d’Auticonsult, une entreprise du numérique qui emploie des consultants autistes. « On attend du candidat une bonne présentation et une bonne communication, même si le métier n’en a pas besoin », complète-elle. « Or, les personnes autistes peuvent paraître bizarres dans la posture, le dialogue, le regard. Donc elles ne passent pas les premiers tests. Et si jamais elles sont retenues, se posent les questions à la fois du maintien en emploi et de l’évolution, car les personnes autistes ont du mal à percevoir les jeux diplomatiques ou égotiques qui se jouent en entreprise. Même si elles sont très douées dans leur poste, l’organisation est vraiment inadaptée », tranche-t-elle, tout en reconnaissant « une grosse évolution » avec « énormément d’initiatives ». « Quand, en 2013 je me suis renseignée sur ce qui existait, il n’y avait rien, c’est pourquoi j’ai créé Auticonsult (filiale de l’entreprise allemande Auticon) », raconte Flora Thiébaut. Elle emploie aujourd’hui 26 salariés, dont 20 consultants autistes qui interviennent chez les clients grâce à un « job coach » qui assure la médiation et l’intégration du consultant dans les équipes et veille à son bien-être. Une entreprise du numérique qu’elle n’a pas voulu inscrire en tant qu’entreprise adaptée même si plus de 70 % de ses salariés ont une reconnaissance de travailleur handicapé (RQTH) afin d’éviter les mauvaises langues qui colporteraient que les clients la choisiraient pour remplir leurs quotas de salariés handicapés. « Les choses bougent grâce à des initiatives locales qui ont un impact restreint pour le moment, comme nous, avec 20 salariés, mais qui permettent de parler du potentiel des salariés autistes et donnent de la visibilité à la problématique », défend-elle.

Une école de la vie.

Parmi les autres initiatives, elle cite celle de Jean-François Dufresne. Ancien directeur général du groupe agroalimentaire Andros de 2006 à 2018, ce père d’un garçon autiste né en 1990 a créé en 2014, l’association Vivre et travailler autrement. « Je ne crois pas que mon fils soit un crétin incapable de faire quoi que ce soit que j’aurais dû mettre dans un foyer occupationnel », résume-t-il. « Je ne voulais pas lui faire ça, mais au contraire lui donner sa chance et lui permettre d’acquérir une autonomie, notamment pour quand je ne serai plus là », poursuit le père de famille. Son projet particulièrement innovant est installé à Auneau, en Eure-et-Loir et comporte deux volets : une « école de l’autonomie », soit une maison de vie où les adultes autistes apprennent les gestes du quotidien avec des référents spécialisés dans l’autisme, et un mi-temps au sein de l’usine de produits lactés. « Onze salariés autistes travaillent aujourd’hui chez Andros. Et ce sont de très bons ouvriers, avec un rapport qualité/prix remarquable, car quand une personne autiste est installée dans une routine, elle est très concentrée, ne se lasse pas d’effectuer des gestes répétitifs, et est très rigoureuse. En revanche, elle ne sait pas gérer l’inattendu, c’est pourquoi il faut absolument une médiation pour transmettre les consignes », détaille Jean-François Dufresne. Sur les chaînes de production de l’usine Novandie (Andros), les tâches sont donc expliquées en photographies, « comme un guide de montage de meuble ». Une préparation des postes de travail effectuée là aussi par des spécialistes de l’autisme. « Les collègues et managers doivent aussi être formés et préparés pour que l’adaptation du salarié soit réussie », complète Clémence Petit, psychologue clinicienne (une des seules en France à poser des diagnostics, installée à Versailles) spécialisée dans l’insertion professionnelle des personnes Asperger via son association Talent d’As. « L’autisme n’est pas une maladie psychique, mais un trouble neuro-comportemental », rappelle-t-elle. « Les entreprises ont l’impression de mieux connaître l’autisme puisqu’on en parle plus ces dernières années, ce qui est une bonne chose. Sauf que cela ne suffit pas : elles ont besoin d’être accompagnées par de vrais spécialistes. » Elle propose donc elle aussi du « job coaching », activité pour lesquelles les demandes se font plus nombreuses, notamment dans l’informatique. Le cliché de l’informaticien « geek » a la vie dure. « On dit geek ou différent, mais c’est souvent un autiste asperger », balaie la psychologue. Un stéréotype qui se confirme mais n’est réservé qu’à des personnes avec un niveau scolaire, « donc plutôt la frange des hauts potentiels », rappelle Jean-François Dufresne. « Le numérique est un environnement de travail autiste-friendly », analyse quant à elle Flora Thiébaut qui a choisi ce secteur « car il est en pénurie de talents depuis vingt ans, et donc en demande ». C’est aussi « un monde adapté et adaptable, avec un environnement peu bruyant, peu porté sur la communication et le social », note-elle, « Avec un fonctionnement en 0/1 qui leur correspond bien », complète Clémence Petit. « Mais c’est dommage que ce soit principalement l’informatique qui s’ouvre à ces talents car si cet environnement est plus facile d’accès, il y a plein d’autres personnes autistes qui veulent faire autre chose. Parmi mes patients, j’ai par exemple de vrais littéraires, qui sont passionnés de traduction mais pour qui il est compliqué de monter une boîte. Avec leur rigueur et leur précision ils seraient très bons en traduction, écriture, réécriture, précision orthographique, correction ou typographie », encourage la psychologue. « La compta-gestion est aussi bien adaptée à leurs qualités, malgré les phases de rush », complète celle qui encourage aussi les employeurs des élevages canins ou équins à ne plus avoir peur de recruter des salariés autistes, qui peuvent avoir de vraies passions dans les domaines.

Management adapté.

« Ce que l’on ne connaît pas fait peur, et on pense vraiment que les entreprises connaissent mal l’autisme », renchérit Marie Proust, directrice RH et inclusion d’O3 Experts, une entreprise adaptée installée en Touraine qui emploie quinze salariés autistes, notamment pour le contrôle de données des dossiers de retraite du groupe AG2R La Mondiale. Au travers de tutoriels ou jeux divers, elle partage son expérience afin de sensibiliser les entreprises et de leur montrer qu’embaucher des salariés autistes est possible. Avec des adaptations. O3 Experts a en effet testé et développé de nombreux aménagements de poste. « On pratiquait le visio-travail ou télétravail pendulaire bien avant la crise pour éviter la fatigue », raconte par exemple Marie Proust. Les bureaux ont aussi été conçus pour éviter la fatigue : peintures claires, salle de sieste, « box off » – des cabines qui permettent de s’isoler ou de travailler au calme –, casques antibruit… « Nous faisons aussi intervenir un job coach chaque semaine et organisons des sessions de yoga et de sophrologie pour travailler le souffle, ce qui est très intéressant en cas de crise », raconte-elle. Une personne inconnue qui entre dans les locaux peut provoquer une crise. « Toutes les équipes sont évidemment sensibilisées », poursuit-elle. Et le management est « adapté ». « En pratique, les managers sont formés à ne pas poser de questions telle que « comment s’est passée ta journée ? », qui est une question beaucoup trop floue pour une personne autiste », précise Marie Proust, mais à utiliser des termes précis. « Les salariés ont des objectifs à la journée, mais il n’y a pas de pression. On sait que certains salariés peuvent rester bloqués sur un dossier en cas de souci. Le management reste doux, et sans stress », assure-t-elle, avant de vanter un avantage à ce mélange de profils : « Les personnes autistes n’ont pas de filtre, donc elles disent franchement ce qu’elles pensent. C’est agréable pour un manager, qui peut alors trouver des solutions », accorde-t-elle. O3 Experts espère également développer l’activité d’accompagnement des entreprises.

L’ouverture de grosses entreprises à ces profils, sur le modèle de la Silicon Valley, pourrait rendre indispensable le développement de cette activité. Grâce à Vivre et travailler autrement notamment, de nouveaux emplois ouverts aux candidats autistes sont en effet créés. « Je suis un industriel, j’ai fait un prototype d’intégration que je veux développer », sourit ainsi Jean-François Dufresne. Plusieurs autres industriels commencent à le suivre. L’Oréal (via son programme Gloria(A) – faire grandir L’Oréal par l’inclusion d’adultes autistes) a déjà embauché des ouvriers autistes dans ses usines d’Ormes (51), et de Lassigny (60), en partenariat avec des établissements ou services d’aide par le travail (Esat). Guerlain à Chartres, le groupe LVMH, des sociétés de Châteauroux, Toulouse, et Grenoble sont aussi en train de mettre sur pied des dispositifs « avec 8 à 10 emplois pour chacun à terme », se félicite Jean-François Dufresne. Sa cible potentielle concerne 200 000 personnes en France, « une génération sacrifiée », rappelle-t-il. Il y a des employeurs volontaires à trouver. S’il se sent « soutenu par les ministères », et rappelle l’importance de former les professionnels notamment de l’Éducation nationale, il est aussi persuadé que c’est « la société civile qui fera bouger les choses ».

Auteur

  • Lucie Tanneau