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L’avenir mal assuré du management intermédiaire

Décodages | Organisation du travail | publié le : 01.12.2021 | Gilmar Sequeira Martins

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L’avenir mal assuré du management intermédiaire

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

 

Prospérant à la faveur de la complexification des organisations, le management intermédiaire est remis en cause dans ses missions et son utilité. Saura-t-il se transformer ?

Courante, l’expression de « management intermédiaire » reste pourtant difficile à cerner. « Le management intermédiaire reste une notion complexe à quantifier et assez hétérogène, indique Pierre Maclouf, professeur de sociologie du travail et des organisations à Paris-Dauphine. Il faut partir des fonctions que remplit ce management intermédiaire. Il prend d’abord des décisions non stratégiques et fixe des orientations dans le périmètre restreint qui lui est confié ; ensuite il résout des problèmes, comme le rappelait Herbert Simon, prix nobel d’économie, qui disait du management qu’il est un agent « problem-solving » ; enfin le management intermédiaire assure aussi le pilotage des actions humaines ou ce que Christophe Dejours appelle le « facteur humain ». Ces trois fonctions constituent la substance du management intermédiaire. »

Pour François Dupuy, sociologue et professeur au Centre européen d’éducation permanente (Cedep) de l’Insead, ce terme désigne plutôt les fonctions situées entre les dirigeants et l’encadrement de proximité. Dès lors, poser la question du management intermédiaire revient à poser celle du nombre de strates hiérarchiques dans l’entretien… qui n’ont cessé de se multiplier. Un phénomène qui tient à un facteur majeur : la volonté de contrôle. « La volonté de tout contrôler va de pair avec la multiplication des outils de contrôle, qu’il s’agisse des process ou des indicateurs de performance ou des systèmes de reporting », relève François Dupuy. Cette évolution tient selon le sociologue à un constat : le relatif désengagement des salariés vis-à-vis du travail. « La réponse des entreprises a été la coercition qui pour s’exercer a exigé la multiplication des niveaux hiérarchiques », ajoute-t-il. Une pratique qui s’est reflétée dans la communication interne : « Dans le management, le vocabulaire a une fonction compensatoire des pratiques. Plus se trouve affirmée que la confiance est une valeur fondamentale et plus les organisations envoient des messages de défiance vis-à-vis des salariés en multipliant les contrôles et les échelons hiérarchiques chargés du contrôle. »

« Regulatory toxicology ».

Selon Pierre Maclouf, un facteur plus global est également à l’œuvre : l’explosion normative. « Il y a une juridicisation croissante de la vie ordinaire du fait de la complexification de la vie sociale, indique-t-il. Déjà en 1991, le Conseil d’État publiait un rapport dénonçant l’insécurité juridique résultant de l’explosion normative. » Ce phénomène touche aussi les procédures techniques et donc le monde du travail à travers, notamment, l’égalisation des conditions de la concurrence au sein de l’Union européenne. Dans les entreprises, il a un impact croissant. « Pour les entreprises, l’enjeu est énorme, ajoute le sociologue du travail. Le centre de recherche de Monsanto, firme rachetée par Bayer, avait une équipe de chercheurs dédiés à la « regulatory toxicology », qui s’attelle dès le début de la conception d’un produit et jusqu’à sa mise sur le marché, à déterminer si toutes les étapes sont bien conformes à toutes les normes réglementaires existantes. »

Au cœur des entreprises, cette évolution engage une nouvelle dynamique, poursuit Pierre Maclouf : « Selon Herbert Simon, l’entreprise est dominée par deux rationalités : la première est dite « substantielle », c’est-à-dire qu’elle concerne ce que fait l’entreprise et pourquoi ; la seconde, dite « procédurale », et s’attache aux procédés et méthodes par lesquelles peut être obtenu le résultat recherché. » Cette logique procédurale a pris le pas sur la logique substantielle. « Autrement dit, continue l’enseignant du Cedep, la résolution des problèmes s’enlise désormais de plus en plus dans des logiques procédurales qui sont le corollaire de l’explosion normative. Or comme par ailleurs, il y a de moins en moins d’accord sur la rationalité « substantielle », c’est-à-dire sur ce qui doit être fait par les entreprises et pourquoi, la recherche d’accord et de consensus se concentre sur les procédures, derrière lesquelles se trouvent naturellement des acteurs, en particulier les « fabricants » de normes, qui ont des intérêts. » Aucune structure n’échappe à ce phénomène assure le spécialiste.

Ce processus semble pourtant être arrivé à son terme et la période actuelle annonce plutôt une décrue grâce à une prise de conscience des dirigeants qui ont constaté que la multiplication des contrôles produit l’effet inverse de celui poursuivi. « En réalité, la multiplication des outils de contrôle aboutit à ce qu’ils soient inapplicables ou entrent en contradiction les uns avec les autres, souligne François Dupuy. Ceux qui doivent les appliquer détiennent donc le pouvoir de choisir lesquels seront appliqués pour assurer la bonne marche des opérations. » Au bout du compte se produit un phénomène d’inversion de la hiérarchie car le fonctionnement d’une organisation exige de la bonne volonté, c’est-à-dire que ceux qui assurent ce fonctionnement choisissent de n’appliquer que les procédures utiles à ce fonctionnement. « Ce sont donc eux qui ont le pouvoir, résume François Dupuy. Le pouvoir est donc bien détenu par la base, échappant même à l’encadrement de proximité qui se trouve lui aussi relativement démuni par rapport à ce phénomène. »

Vers le « désempilement » ?

La prise de conscience a commencé et des entreprises s’engagent plutôt vers la réduction de l’empilage hiérarchique qu’elles n’ont pourtant cessé de multiplier jusqu’ici. « La remise en cause se fera cependant de façon progressive », précise François Dupuy. La manœuvre n’est effectivement pas indolore car le « désempilement » a des conséquences : il implique notamment une augmentation de la charge de travail des strates inférieures et chez les jeunes une propension toujours plus faible pour le management d’équipes… Chez PSA (groupe Stellantis), ces répercussions ont commencé à se faire sentir depuis de nombreuses années, témoigne Anh-Quan Nguyen, délégué syndical central CGC : « La théorie veut un regroupement entre les strates car plus vous avez de niveaux hiérarchiques, plus ces strates inventent le travail qui justifie la hiérarchie. Mais ces strates continuent d’exister parce qu’il y a un goût pour la hiérarchie. Alors on procède à un affûtage en réduisant le nombre de managers dans chaque strate. Même la catégorie des cadres dirigeants et supérieurs est touchée. Depuis 2014, leur nombre a diminué d’environ 40 %. » Il semble cependant que ce processus est allé « trop loin » car il impacte en cascade tous les échelons : « Ces évolutions produisent une descente de la charge de travail entre niveaux hiérarchiques, souligne Anh-Quan Nguyen. Aujourd’hui, un cadre supérieur fait le travail d’un cadre dirigeant d’il y a quelques années et un chef de service celui d’un cadre supérieur et ainsi de suite. Mais les ingénieurs ou les techniciens n’ont personne à qui déléguer leur charge de travail. » Au terme de ce qu’il appelle un « affûtage », il y a des répercussions très concrètes, sur les personnes mais aussi l’entreprise : « Les conséquences, c’est la souffrance au travail, les burn-out mais aussi des livrables de mauvaise qualité, des projets lancés en retard ou des problèmes dans les démarrages d’usine après les congés parce qu’il y a beaucoup d’intérimaires. »

En amont des cas les plus graves, c’est toute la relation que les cadres entretiennent avec l’idée de carrière qui est modifiée. « Aujourd’hui, du fait de la faiblesse des recrutements, la moyenne d’âge des cadres intermédiaires est de 49 ans chez PSA. La promotion sociale existe mais elle ne constitue pas forcément une finalité : Les techniciens supérieurs deviennent cadres promus vers 40 ans, et à 45 ans, ils sont généralement épuisés. »

Pour François Dupuy, la crise sanitaire a aussi fait surgir de nouveaux fonctionnements basés sur une plus forte autonomie des équipes de terrain. Leur transfert dans le quotidien des organisations reste cependant incertain : « La question demeure de savoir s’il faut adopter ces nouveaux fonctionnements ou revenir à l’état prévalant avant la crise sanitaire. » Toutes les entreprises n’ont pas encore répondu à cette question, et pour cause : « La tentation de revenir à la situation d’avant la crise est forte car ceux qui détenaient le pouvoir voudront le défendre mais elle se heurtera à la résistance des salariés qui ont appris par eux-mêmes de nouvelles modalités de travail, analyse François Dupuy. L’issue de ce processus dépendra de la volonté des dirigeants mais aussi de la résistance que les bureaucrates rencontreront du côté des salariés. »

Dans ce processus délicat, l’appréhension du temps et la capacité à mener le changement au bon rythme seront déterminants. « Si les entreprises ne commencent pas immédiatement à capitaliser, même prudemment, sur les enseignements tirés de la crise, alors la bureaucratie aura le temps de se reconstituer. Les facteurs clefs seront la volonté des dirigeants et la résistance des salariés à ce qui leur est imposé sans que cela apporte aucune valeur. » Si son destin n’est pas encore scellé, le management, qu’il soit intermédiaire ou de terrain, vient en tout cas d’entrer dans une phase de remise en cause et de recomposition.

Management : les vocations s’étiolent

Un cadre sur cinq ne souhaite pas encadrer des équipes selon une étude Indeed réalisée en mars. Dans le détail, les femmes cadres se montrent encore plus réticentes que leurs homologues masculins puisqu’un quart d’entre elles refusent une telle perspective. L’analyse par tranche d’âge révèle encore mieux l’étendue du problème. C’est parmi les cadres âgés de 35 à 49 ans, ceux qui sont précisément le plus susceptibles d’encadrer des équipes, que le refus de devenir manager est plus élevé : plus d’un quart (27 %) refuse de s’engager sur cette voie. Inversement, c’est au sein des plus jeunes, âgés de 18 à 34 ans, que le souhait d’encadrer des équipes est le plus élevé : ils sont près de neuf sur dix (87 %) à envisager positivement une telle évolution de carrière. Comment expliquer une telle situation ? Sans doute par le vécu des cadres déjà managers. Deux tiers (66 %) d’entre eux et près de trois quarts des femmes cadres managers (72 %) trouvent cette fonction stressante. Près de la moitié (43 % des hommes 49 % des femmes) estiment qu’ils ont trop de responsabilités. La crise sanitaire a même aggravé la situation puisque la moitié des cadres managers estiment que la fonction est devenue « trop difficile ». Une minorité (13 %) déclare même ne pas aimer diriger l’équipe dont il a la charge. Cette désaffection a pour corollaire un attrait pour les métiers manuels, qui correspondent mieux à leur idéal pour deux cadres sur cinq (19 %), un taux curieusement encore plus élevé (23 %) chez les collaborateurs âgés de 18 à 34 ans. Plus symptomatique encore, près d’un tiers (31 %) des cadres commerciaux rêve d’un métier plus concret.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins