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L’Agence européenne du travail passe en Opex

Décodages | Droit du travail | publié le : 01.12.2021 | Benjamin d’Alguerre

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L’Agence européenne du travail passe en Opex

Crédit photo Benjamin d’Alguerre

 

Une quarantaine d’inspecteurs du travail issus de quatre pays de l’UE ont, pour la première fois, réalisé en France une série d’opérations de contrôle conjointes d’entreprises recourant au travail détaché sous l’égide de la nouvelle Autorité européenne du Travail (AET) active depuis 2019. Récit avec Agnès Leroy, responsable du Groupe national de veille, d’appui et de contrôle de la direction générale du Travail (GNVAC).
 
Comment s’est déroulée cette première opération de contrôle conjointe ?

Agnès Leroy : En 2020, un an après sa fondation, l’AET a sollicité les pays-membres de l’UE en vue de trouver des volontaires pour une série d’inspections conjointes visant plus particulièrement les travailleurs mobiles travaillant dans le secteur agricole. La France, qui a soutenu la création de l’Agence, a répondu présent. Ce n’est pas la première fois que l’inspection du travail française procède à des contrôles conjoints avec d’autres pays de l’Union, mais jusqu’à présent, elle ne le faisait qu’avec des pays frontaliers : Belgique, Luxembourg ou Allemagne par exemple. Ces premières inspections conjointes dans le cadre de l’AET ont ciblé deux secteurs qui recourent particulièrement au travail détaché : l’agriculture et le BTP. Lancée le 15 juin dernier, la campagne pour le droit des travailleurs saisonniers s’est rapidement concrétisée par une première série de contrôles conjoints, entre le 13 et le 17 septembre en coopération avec nos homologues bulgares dans plusieurs exploitations viticoles et entreprises prestataires de services champenoises faisant appel à de la main-d’œuvre venue de Bulgarie pour les vendanges. L’équipe d’agents de contrôle intégrait également des agents de la Mutualité sociale agricole (MSA). À l’issue de l’inspection, plusieurs infractions ont été constatées, notamment des manquements aux règles d’hébergement, ce qui s’est traduit par l’obligation faite aux employeurs indélicats de reloger près d’une cinquantaine de salariés.

La deuxième série de contrôles, organisée les 20 et 21 septembre, concernait des travailleurs détachés par une entreprise de travail temporaire de la région de Valence en Espagne pour des travaux de maraîchage dans les Pays de la Loire. Cette fois, les agents de l’Inspection du Travail, de l’Urssaf, de la MSA associés à des d’agents de contrôle espagnols ont orienté leurs investigations sur le respect du « noyau dur » des règles du détachement : durée du travail, rémunérations, conditions d’hébergement des travailleurs détachés… Trois exploitations employant une trentaine de salariés intérimaires détachés ont été visitées et contrôlées. Cette mission se poursuit aujourd’hui en Espagne au siège de l’agence d’intérim ayant organisé ce détachement.

Enfin, le troisième contrôle, commun à des agents français et italiens cette fois, concernait le chantier de la ligne Lyon-Turin en Savoie. Onze entreprises y sont mobilisées dont deux étrangères (une italienne, une espagnole) faisant appel à de la main-d’œuvre européenne. Les inspections ont principalement porté sur le respect des conditions de santé et de sécurité au travail. Des règles communes de sécurité édictées en 2017 applicables sur les chantiers des deux côtés de la frontière ont été pour l’occasion mises à jour. À signaler, l’accord de coopération bilatéral signé entre les directions générales italienne et française le 15 octobre 2020 qui comporte dans son plan d’action notamment des inspections conjointes et des échanges plus resserrés entre nos bureaux de liaison.

Quels moyens ont été accordés à ces opérations et pour quels résultats ?

A. L. : Au cours de ces trois opérations de contrôle, une quarantaine d’agents français venus de l’Inspection du travail, de l’Urssaf ou de la MSA ont été mobilisés sur le terrain, accompagnés de treize agents de contrôle européens (Bulgare, Espagnol et Italiens) et d’observateurs de l’AET. La présence d’interprètes a été également un appui important. Plusieurs infractions ont été relevées, comme du prêt illicite de main-d’œuvre, l’emploi d’étrangers sans-titre, des rémunérations inférieures aux minimums légaux ou des conditions de logement indignes. Elles vont donner lieu à des suites pénales lorsque les enquêtes auront abouti.

Quelle plus-value apporte l’AET au contrôle de la réglementation du travail ?

A. L. : L’AET est facilitatrice. C’est un accélérateur pour la mise en place d’inspections conjointes, ce qui constitue d’ailleurs l’une de ses missions (avec la médiation et l’information sur la réglementation du travail européenne). Elle permet par ailleurs de centraliser l’information et ainsi de mieux identifier les situations à risques afin de réagir plus rapidement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’agroalimentaire et le BTP ont constitué les premières cibles d’opérations de contrôles puisque nous disposions d’indicateurs précis concernant ces deux secteurs. En 2022, c’est le secteur du transport transfrontalier qui fera l’objet de tels contrôles en coopération.

Mais ce n’est pas la seule plus-value de la coordination de l’AET : la présence d’agents de contrôle (inspecteurs du travail) issus du pays des salariés employés par les entreprises inspectées permet de créer un climat de confiance et facilite le déroulement des contrôles. C’est aussi une façon d’approcher les travailleurs plus facilement afin de les informer de leurs droits. Les trois contrôles conjoints réalisés entre septembre et octobre ont d’ailleurs permis de leur distribuer des documents en plusieurs langues décrivant la réglementation du travail. Sur le plan logistique, l’AET offre aussi des nouveaux moyens aux inspections transnationales comme la prise en charge des frais de déplacement des agents de contrôle ou le recours aux interprètes. Enfin, elle permet également de multiplier les échanges entre inspecteurs du travail issus de différents pays de l’Union. Ces missions sont l’occasion pour eux de confronter leurs méthodes de travail, leurs pratiques professionnelles et d’échanger sur leurs prérogatives respectives.

Quelles sont les infractions les plus communément rencontrées en matière de fraude au travail détaché ?

A. L. : Même si le nombre des contrôles et de sanctions ces dernières années s’est traduit par un meilleur respect des obligations déclaratives, les manquements aux formalités obligatoires sont encore des infractions très fréquemment relevées. Nous constatons également le non-respect des règles du « noyau dur » du droit du travail : durées excessives ou rémunérations en deçà du salaire minimum. L’affaire Terra Fecundis, jugée en juillet dernier à Marseille, offre une bonne illustration de ces dérives puisque cette entreprise de travail temporaire espagnole [NDLR, aujourd’hui rebaptisée Work For All] spécialisée dans le détachement et le transport de travailleurs agricoles avait, entre 2012 et 2015, fourni plus de 26 000 saisonniers à des exploitants français en les faisant travailler largement au-delà des horaires de travail légaux et en ne déclarant pas leurs heures supplémentaires [NDLR, l’Urssaf estime avoir été spoliée de 112 millions d’euros de cotisations sociales]. Une autre infraction régulièrement constatée tient aux conditions du détachement. Pour respecter les règles du recours à l’intérim, il faut pouvoir justifier soit d’un surcroît d’activité, soit de la nécessité de remplacer des salariés absents soit du caractère saisonnier de l’emploi. Or, certains employeurs n’hésitent pas à faire tourner plusieurs travailleurs détachés sur le même poste de travail au lieu d’embaucher un salarié en CDI. Enfin, plus grave : il existe des sociétés d’intérim installées dans certains pays de l’UE qui ne constituent que des coquilles vides pour faire transiter des travailleurs venus de l’espace extra-européen qui sont souvent soumis à des conditions de travail particulièrement précaires.

La mission de l’AET ne se heurte pas aux intérêts de certains gouvernements des pays de l’UE pour qui le travail détaché est un moyen de faire rentrer des devises ?

A.L : La règle de base qui préside au fonctionnement de l’AET est la coopération entre les États. Or, en matière de travail, ceux-ci n’ont pas tous les mêmes intérêts. Dans certains pays, le salaire minimum est sensiblement moins élevé que dans d’autres et les dispositions conventionnelles largement moins avantageuses. Un salarié détaché d’un pays où le salaire minimal mensuel tourne autour de 400 € peut très bien accepter de venir travailler en France pour 800 € alors que son employeur doit le rémunérer au minimum au Smic ou au salaire conventionnel. D’une manière générale, les travailleurs détachés accueillis sont des gens assez peu informés du droit social dans leur pays et encore moins concernant la réglementation applicable et leurs droits en matière de détachement.

Quel genre de sanctions risquent les fraudeurs ?

A.L : Les manquements aux aspects formels du détachement comme l’omission de la déclaration préalable sont sanctionnés par des amendes dont le montant s’élève à 4 000 euros par salarié détaché frauduleusement avec un plafond à 500 000 euros. Dans le cas d’infractions délictuelles (travail illégal) la peine encourue est de 45 000 euros d’amende et trois ans de prison. En cas de « marchandage » (mise à disposition illicite à but lucratif d’un salarié hors des règles du travail temporaire), le contrevenant risque cinq ans de prison et jusqu’à 750 000 euros d’amende. Les peines d’amende sont multipliées par cinq pour les personnes morales.

Par ailleurs, les donneurs d’ordre français qui contractent avec un prestataire de service étranger doivent dans le cadre de leur obligation de vigilance vérifier que leur contractant s’acquitte de ses obligations. Le donneur d’ordre français, condamné pour avoir recouru directement ou par personne interposée aux services de celui qui exerce un travail dissimulé, est tenu solidairement avec celui qui a fait l’objet d’un procès-verbal au paiement des rémunérations, indemnités et charges au plan social et fiscal.

Qui sont les travailleurs détachés en France ?

Une étude de la Dares publiée en juin 2021 indique qu’en 2019, 261 300 salariés avaient été détachés au moins une fois en France par des entreprises établies à l’étranger. Ces derniers ont réalisé au total 675 300 détachements et cumulaient en moyenne 101 jours de détachement sur l’année avec des durées plus longues dans le secteur du bâtiment (123 jours) et plus courte dans les services (68 jours). Les secteurs les plus consommateurs de travail détaché sont l’industrie (34 %), le BTP (34 %), les services (20 %) et l’agriculture (9 %). Le taux de recours au travail détaché – qui rapporte le nombre de travailleurs détachés au nombre de salariés non-détachés dans le même secteur – s’établissait à 0,4 % avec des pics dans l’agriculture et le bâtiment. Les travailleurs détachés étaient, en 2019, concentrés dans six régions : l’Île-de-France (13 600), l’Auvergne-Rhône-Alpes (12 400), la Provence-Alpes-Côte d’Azur (9 500), les Pays de la Loire (8 200), le Grand-Est (6 700) et les Hauts-de-France (5 800). Le premier pays de l’UE à détacher des travailleurs en France est le Portugal (13 %), suivi par la Roumanie (10,5 %), la Pologne (8,9 %), le Royaume-Uni (5,8 %), l’Italie (7,5 %), l’Espagne (6,6 %), l’Allemagne (5 %) et la Belgique (3,9 %). Les travailleurs détachés issus de pays hors-UE représentent 22,2 % de l’effectif.

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre