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Foi de dirigeant !

Décodages | Patronat | publié le : 01.12.2021 | Muriel Jaouën

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Foi de dirigeant !

Crédit photo Muriel Jaouën

 

Entrepreneurs et dirigeants chrétiens, Collège des Bernardins, Institut Sens et Croissance… Les lieux de réflexion ouverts, voire dédiés aux cadres chrétiens ont le vent en poupe. En toute laïcité…

« Quand vous êtes cadre dirigeant dans une entreprise, vous pouvez un jour vous trouver véritablement secoué par la responsabilité qui vous échoit. Plus d’une fois, il m’est arrivé de devoir prendre une décision alors que je ne me sentais pas assez mûr pour le faire. » Augustin Destremau, 28 ans, fondateur de l’organisme de formation StaffMeAcademy, le concède volontiers : être aux manettes d’une entreprise, c’est souvent faire l’épreuve du doute, et en permanence celle du questionnement. Très vite, il a souhaité se protéger de la fameuse solitude du dirigeant. Régulièrement, il retrouve certains de ses pairs, pour discuter, se soutenir. Rien que de bien banal, finalement. À cette nuance près que le jeune homme ne fait pas que partager des moments de discussion entre dirigeants. Il prie avec eux. Augustin Destremau est l’un des 3 500 membres des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC), un mouvement œcuménique de réflexion et d’action visant à promouvoir les valeurs de la pensée sociale de l’Église.

Jusqu’où les ressorts de la spiritualité sont-ils solubles dans les organisations professionnelles ? Comment la foi peut-elle inspirer les patrons ? La religion peut-elle nourrir les attitudes et orienter les décisions des managers ? Questions délicates dans un pays à forte culture laïque comme la France, où la simple évocation d’un possible cousinage entre le spirituel et la sphère de l’entreprise peut provoquer des guerres de tranchées. Si l’on s’intéresse aujourd’hui au fait religieux dans le monde du travail, c’est surtout en écho au sujet très sensible de la montée des pratiques communautaires et des revendications identitaires, inspirées pour l’essentiel par la référence à l’Islam. Pourtant, dans une histoire pas si ancestrale, religion et monde économique ont trouvé des terrains plus pacifiés de résonance, notamment dans la pensée sociologique, de Marx à Bourdieu, en passant par Max Weber et sa fameuse thèse miroir sur l’éthique protestante et l’éthique capitaliste.

Contrer les ravages de l’individualisme triomphant.

Bien au-delà de cette lecture scientifique des ressorts de l’économie, la fameuse « quête de sens » qui irrigue toutes les strates de la société n’est-elle pas aujourd’hui en train de signer un retour de la spiritualité jusque dans le monde dans l’entreprise ? EDC, Collège des Bernardins, Institut Sens et Croissance : les espaces de réflexion et de dialogue ouverts, voire dédiés aux cadres et dirigeants sur la base d’une référence très explicite à la tradition chrétienne, ont le vent en poupe. Certains ont une longue histoire derrière eux, à l’image des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens, mouvement presque centenaire, né Confédération française des professions (CFP), rebaptisé Centre français du patronat chrétien (CFPC), puis EDC en 2000. Mais le mouvement, qui ronronnait bourgeoisement, trouve depuis peu un net regain de jeunesse. « En dix ans, nous avons plus que doublé le nombre de nos membres. Avec la pandémie, le volume d’adhésions de moins de quarante ans a triplé », se félicite Philippe Royer, président des EDC depuis 2018, lui-même directeur général du groupe coopératif Seenergi (1 500 salariés). Pour ce dirigeant, l’essor du mouvement fait clairement écho à une urgence : le besoin des entrepreneurs et managers de reprendre la main sur la finalité et la marche des entreprises. « Le dogme délirant de la performance à tous crins et l’individualisme triomphant ont causé suffisamment de dégâts économiques, sociaux et intellectuels. Notre ambition est de révéler aux dirigeants la possibilité qui est la leur de retrouver leur liberté de réfléchir ensemble à définition d’une économie du bien commun, inspirée par la pensée sociale-chrétienne », affirme Philippe Royer.

Subsidiarité, dignité, destination universelle des biens.

Au-delà de leurs postures et propositions spécifiques, les lieux ouverts aux professionnels chrétiens revendiquent tous une proximité avec la doctrine sociale de l’Église, corpus de textes et de réflexions produits par le magistère catholique en vue d’ancrer l’Évangile dans les réalités politiques, économiques et sociales. « La doctrine sociale de l’église résonne fortement avec les nouvelles exigences des entreprises. C’est un puissant substrat de réflexion pour la pensée gestionnaire et managériale : subsidiarité, dignité, bien commun, solidarité, participation, destination universelle des biens, tous ces principes nourrissent abondamment les débats à l’intersection de la théologie et des mutations du monde contemporain », développe Jean-François Boisson, secrétaire générale du Collège des Bernardins. Enraciné en plein cœur de la capitale, à trois encablures des tours de Notre-Dame, ce joyau d’architecture cistercienne a été racheté à la Ville de Paris en 2001 par le Diocèse de Paris. Classé au titre des Monuments historiques, l’édifice a fait durant six ans l’objet d’un colossal chantier de rénovation avant d’ouvrir des portes au public en 2008. « C’est un lieu d’ouverture absolument unique en son genre. Chaque année, 150 000 personnes viennent y apprendre et réfléchir aux questions contemporaines du monde à la lumière de la théologie chrétienne : familles, étudiants, acteurs du monde économique, social, politique », raconte son directeur, Laurent Landete. Le Collège des Bernardins n’est pas réservé au monde professionnel. Il abrite une activité de formation (en passe d’obtenir la certification Qualiopi), qui accueille plus de 4 000 personnes chaque année, dont pas mal de futurs cadres de l’Église, mais aussi un pôle de recherche et une chaire universitaire. Il propose en outre un important programme de rencontres et de débats. Et, pour répondre à la demande croissante des cadres et dirigeants d’entreprise en matière de réflexion spirituelle, le lieu devrait dans les dix-huit mois ajouter à sa palette une offre spécifique autour de thématiques en résonance avec le management, ainsi que des parcours autour des ressorts du développement personnel. Avec, toujours, l’éclairage de la théologie. Car c’est l’une des lignes de traverse de tous ces mouvements : on n’y est pas dans le propos de comptoir, mais dans une réelle ambition intellectuelle. On ne vient pas pour réseauter, mais pour phosphorer.

Prestigieuses têtes d’affiche.

L’unité de recherche de l’Institut Sens et Croissance n’a d’ailleurs pas lésiné sur la qualité de son casting : Olivier Burger, DRH de Wordline Global, Armand Bongrain, président du conseil de surveillance de Savencia Holding, Philippe Wahl, président du groupe La Poste, Billy Salha, DG et CEO de Fleury Michon, Anne Philippe, directrice des relations sociales d’Arcelor Mittal. Présidé par Jacques Descamps, consultant, ancien DRH de Salomon et DG de Mavic, l’institut propose, dans le cadre hiératique du monastère bénédictin de Ganagobie (Alpes-de-Haute-Provence), un programme d’accompagnement et de formation d’équipes de direction, au travers de séminaires de deux à trois jours. « Notre approche vise à mettre en cohérence le management et les organisations en visant des finalités porteuses de sens au regard des nouveaux paradigmes de la société, des marchés de l’environnement. La marque de fabrique de l’Institut est d’intervenir à deux voix, celle du moine et celle du dirigeant », commente le frère Hugues Minguet, moine bénédictin, responsable du centre de recherche de l’institut.

L’exigence de réflexion, Benoît Decouvelaere, dirigeant au sein d’une grande entreprise, membre des EDC et récemment convié par le Collège des Bernardins à participer à un atelier de travail sur le thème de « l’ingénierie des libertés », la défend avec force : « Les débats et les échanges que je peux avoir avec d’autres dirigeants et entrepreneurs chrétiens me construisent dans mon approche managériale. Je pense avoir profondément intégré cette exigence de garder intactes les valeurs d’humanité de l’Évangile dans la relation avec les collaborateurs, y compris bien sûr dans le cadre de sujets à forte coloration sociale, en CSE ou en négociations avec les syndicats, par exemple. Le principe de subsidiarité m’intéresse tout particulièrement. La réflexion sur le bon niveau d’exercice des responsabilités au sein de l’entreprise est en effet essentielle, tant d’un point de vue pragmatique que d’un point de vue humain. »

« Chez nous, spiritualité et religion se superposent ».

Si la foi est assumée à titre personnel par les membres et compagnons de route de ces mouvements, sa publicité l’est beaucoup moins. La référence à la religion s’entoure même parfois d’interminables précautions. Une discrétion de mise guidée par le respect du principe de laïcité. Dans certaines entreprises d’ailleurs (et dans toutes les plus grandes), des chartes interdisent aux collaborateurs d’associer toute parole publique à une revendication religieuse. Le respect de la laïcité figure parmi les principes matriciels des lieux accueillant les dirigeants chrétiens. Exit les rites, les signes d’appartenance, le prosélytisme. « Nous sommes totalement non-confessionnels », soutient le frère Hugues Minguet. Pour entrer dans ces espaces de réflexion et de formation, nul besoin, donc, de certificat de baptême ou de communion. Il faut en revanche s’acquitter d’une participation financière. Le Collège des Bernardins a construit une grille tarifaire très raisonnable, avec des programmes de formation de 12 heures proposés autour de 150 euros. Le ticket d’entrée pour Ganagobie est « fonction de la taille et des ressources de l’entreprise », selon la formule consacrée. Aux EDC, même tarif pour tous : une cotisation annuelle de 400 euros. « Le montant de l’adhésion vise simplement à couvrir nos frais », note Philippe Royer. Il permet aux membres de se réunir chaque mois en équipes d’une dizaine de personnes, accompagnées par un conseiller spirituel, de rejoindre des commissions (repères, éthique financière, sources bibliques et théologiques…) ou des groupes de travail sur des sujets ponctuels, de garantir une production éditoriale conséquente destinée à nourrir les débats de société à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement.

La spiritualité n’est pas l’apanage de la pensée religieuse. Au sein de ces différents espaces de dialogue, on se garde d’autant plus farouchement d’en revendiquer toute prérogative que la raison d’être de leur démarche induit le principe fondateur d’un dialogue ouvert entre le religieux et le profane. Comme le résume Philippe Royer, « chez nous, spiritualité et religion se superposent. »

Patrons chrétiens sans frontières

Née en 1931 à l’initiative de groupes patronaux catholiques néerlandais, belge et français, l’Uniapac fédère des associations de chefs d’entreprise chrétiens dans une quarantaine de pays. Forte de 45 000 membres actifs revendiqués, elle se présente comme un lieu de rencontre international pour les dirigeants chrétiens d’entreprise qui souhaitent promouvoir la pensée sociale-chrétienne dans le monde des affaires et au sein de la société.

Auteur

  • Muriel Jaouën