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Travailleurs des plateformes : Bruxelles sous la pression d’une directive sociale

Dossier | publié le : 01.11.2021 | Judith Chetrit

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Uniformiser ou pas : Bruxelles sous la pression d’une directive sociale

Crédit photo Judith Chetrit

Le spectre de la fixation d’un statut pour les travailleurs des plateformes hante l’Europe. Mais sous l’effet des législations des différents États membres, l’unification reste dure à trouver.

Qui mieux que les travailleurs des plateformes pour incarner les revendications de « la journée du travail décent » ? En se rassemblant à Bruxelles le 7 octobre, une centaine de représentants de syndicats et de collectifs ont voulu marquer des points en réclamant à nouveau un salaire minimal et des droits équivalents pour ces actifs. Trois ans plus tôt, une trentaine de collectifs et de syndicats se rencontraient en Belgique pour créer une « fédération transnationale des coursiers » et appuyer des revendications similaires. Mais actuellement, comme le reconnaît Ludovic Voet, le secrétaire de la Confédération européenne des syndicats, présent lors de la manifestation, « il y a un momentum politique et il ne faut pas le laisser filer » autour de cette question, à Bruxelles comme partout sur le reste du continent. Dans leur viseur, l’échéance du 8 décembre où la Commission européenne pourrait présenter une nouvelle directive après deux phases de consultation écrite auprès des partenaires sociaux afin « d’améliorer les conditions de travail dans le cadre du travail via des plateformes ». La France, qui assurera la présidence de l’Union européenne au premier semestre 2022, a également inclus cette thématique dans ses priorités sociales. Forcément, au-delà de l’accès à une plus grande couverture sociale, c’est l’esquisse d’un autre modèle juridique applicable pour ces travailleurs qui suscite le plus de questionnements et donne déjà lieu à des batailles d’arguments et autres poussées de lobbying dans les couloirs de la Commission. Le Commissaire européen en charge de l’emploi et des droits sociaux, le Luxembourgeois Nicolas Schmit, ambitionne de trouver « le bon dosage entre potentiel d’emploi et dignité de l’emploi » pour ces « travailleurs atypiques » qui seraient plus de 12 millions dans l’Union Européenne et dont 3 millions feraient de cette activité leur emploi principal. « La numérisation ne doit pas être une excuse pour autoriser un retour en arrière », argumentait ainsi Ana Carla Pereira, une de ses conseillères lors d’une conférence en ligne qui rassemblait de nombreux représentants syndicaux européens fin septembre.

Lien de subordination

Seulement, Bruxelles n’évolue pas en vase clos et l’environnement juridique actuel s’apparente à une poudrière, du moins dans quelques États membres. Venant de France, d’Espagne, des Pays-Bas ou d’Italie, une série de décisions législatives, de litiges et de jurisprudences pèsent également dans la balance et orientent les discussions. Si ces décisions au cas par cas ne sont pas toujours suivies d’un effet de ricochet, certaines juridictions ont ainsi entrepris de définir et de qualifier la nature juridique de la relation contractuelle entre ces travailleurs et ces plateformes. En raison d’un faisceau d’indices comme la géolocalisation, des conditions de fixation de tarifs et du pouvoir de sanction-déconnexion, celles-ci ont majoritairement tranché en faveur de l’existence d’un lien de subordination. Même au Royaume-Uni, suite à une décision de la Cour suprême reconnaissant aux chauffeurs Uber un statut tiers de « workers » (catégorie intermédiaire entre les employés et les indépendants), ceux-ci peuvent désormais prétendre à un salaire minimum, bénéficier de congés payés et cotiser pour un plan d’épargne-retraite. En Espagne, Deliveroo est en train de peser le pour et le contre d’un éventuel arrêt d’activité après le passage d’une loi sur l’obligation de salarier l’ensemble des coursiers. Ailleurs en Europe, comme Au Danemark à l’issue d’un accord sectoriel entre un syndicat et une organisation patronale, plusieurs plateformes mettent désormais en avant les compensations et avantages sociaux qu’elles sont prêtes à concéder comme un salaire minimal de base et des durées minimales et maximales de travail. En Belgique, le gouvernement fédéral vient d’initier un forum de consultation pour agréger des retours des utilisateurs, des travailleurs et des gestionnaires de plateformes avant d’amorcer une probable évolution législative.

Présomption de salariat

Car sur l’ensemble des discussions en cours sur les droits sociaux, plane à chaque fois l’ombre du levier de la requalification du contrat de prestataire en contrat de travail qui bouleverserait le modèle de développement et d’activité de ces plateformes. « Les différentes décisions de justice n’ont pas toujours amené à un changement, mais ont œuvré à une prise de conscience. Cela montre aussi que la justice est une voie importante qui n’est toutefois pas saisie par l’ensemble des travailleurs », décrit Ludovic Voet. À Strasbourg aussi, le Parlement européen a adopté à la mi-septembre une résolution appelant à un « même niveau de protection sociale que les travailleurs traditionnels de la même catégorie » pour ces « personnes travaillant pour les plateformes numériques », comme dans le domaine de la livraison de repas à domicile. Dans cette résolution à caractère non contraignant, qui ne propose toutefois pas de changement de statut généralisé, une proposition de « renversement de la charge de la preuve » a déjà été saluée par les syndicats salariés, défenseurs d’une « présomption de salariat ». Celle-ci est considérée comme la « seule variable qui changera les règles du jeu », d’après Ludovic Voet qui privilégie cette piste plutôt que des certifications, des procédures administratives ou la création d’un tiers statut. Si celle-ci était effectivement retenue par la Commission européenne, en cas de saisine d’un juge, ce serait désormais à la plateforme de démontrer l’indépendance effective des travailleurs et l’absence d’un lien de subordination. À vrai dire, cette potentielle « présomption irréfragable du statut de salarié » faisait même déjà partie des propositions ébauchées dans un document précédant la première consultation de la Commission européenne.

« Moins le texte sera précis, moins il sera contraignant »

Pas si vite ! rappelle Marie-Cécile Escande-Varniol, maître de conférences à l’université Lumière-Lyon II qui observe déjà un moindre recours au terme « sensible et connoté » de « travailleurs » dans les communications des autorités européennes. « Les textes européens sont toujours des textes de compromis qui sont assez ouverts pour respecter les identités et les particularités des États membres. L’angle central restera le travail décent. » Avec d’autres juristes, elle-même a été sollicitée comme experte par la Confédération européenne des syndicats pour étudier la faisabilité juridique de la présomption de salariat. « Cela revenait à analyser la place du travailleur indépendant dans le droit social européen. La majorité des textes et des jurisprudences renvoient, au nom du principe de subsidiarité, à une définition nationale pour ne pas imposer de définition du travailleur salarié, même si plusieurs caractéristiques reviennent, comme la subordination ou la concurrence déloyale », ajoute-t-elle. Sans jouer au devin, Claire Marzo, également maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil et coordinatrice d’un projet de recherche européen sur la protection sociale des travailleurs des plateformes, joue également la prudence sur une portée précise et contraignante d’un futur texte européen. « À la condition d’être adoptée par le Conseil de l’Union européenne, cette tentative marque déjà le retour d’un droit social européen qui avait été plus prolifique dans les années 1970. Il pourrait s’agir aussi bien d’une directive que d’une recommandation. Moins le texte sera précis, moins il sera contraignant. » Par ailleurs, la Commission européenne ambitionne déjà de mieux réguler le management algorithmique, même si celui-ci est très hétérogène d’une plateforme à une autre. Un autre chantier, renommé le Digital Act, qui n’est pas encore près de sortir du tiroir.

Auteur

  • Judith Chetrit