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Plateformes: un scrutin et un dialogue social à plusieurs inconnues

Dossier | publié le : 01.11.2021 | Judith Chetrit

 

En France, livreurs et chauffeurs VTC seront appelés aux urnes en mars 2022 pour élire leurs premiers représentants. Ceux-ci seront chargés d’élaborer un premier socle de droits sociaux. Mais de nombreuses incertitudes pèsent sur l’organisation et la finalité de ces premières élections professionnelles.

Tout comme le nombre exact de travailleurs concernés, personne ne sait encore combien de personnes seront finalement autour de la table, mais le déroulé du prochain scrutin qui élira des représentants des livreurs à vélo et des chauffeurs VTC fait déjà jaser. Une avancée pour certains, un rendez-vous manqué pour d’autres. « Les cobayes du dialogue social », résume caustiquement un responsable syndical. En privilégiant la piste d’une ordonnance sur la « représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes » et la négociation anticipée d’accords sectoriels plutôt que de légiférer sur un statut, le gouvernement espère ainsi limiter la précarisation de ces travailleurs et améliorer leurs conditions de travail sans freiner le développement de ce modèle d’activité. Même le lexique a été prudemment choisi : il n’est pas question de « représentation collective » associée au salariat mais d’un « dialogue direct ». Pour autant, difficile de faire fi de la crise sanitaire qui a encore plus mis en lumière leurs difficultés, des actions juridiques de requalification ou des mouvements de grève et de protestation contre des relations de travail déséquilibrées qui ont émaillé l’actualité de ces trois dernières années. Sans compter un cadre européen en gestation et une succession de rapports et de missions d’information qui alertent autant sur la « responsabilité sociale des plateformes » que sur le développement de ce modèle économique à d’autres sphères d’activité comme l’aide à la personne ou les services aux entreprises après un essor sur les mobilités.

100 000 travailleurs appelés au vote

Dans l’attente de deux décrets, les modalités pressenties de l’élection ressemblent au modèle en place pour les très petites entreprises : un seul tour par secteur et un vote électronique sur sigle depuis l’application métier pour faciliter l’émergence de candidats et la participation d’environ 100 000 travailleurs estimés pour une petite dizaine de plateformes participantes. En raison du turn-over important, seuls les actifs qui pourront justifier d’au moins trois mois d’activité sur la moitié de l’année précédant le scrutin pourront élire des représentants pour une durée de deux ans. Autre particularité qui ne plaît pas à tout le monde : des collectifs de travailleurs pourront également candidater aux côtés des syndicats à condition de remplir quelques conditions d’indépendance et d’audience, dont une ancienneté minimale de six mois.

Inquiétudes

Mais pour ce qui est de l’organisation concrète du scrutin, à moins de six mois d’une élection plus ou moins attendue pour la seconde quinzaine de mars 2022, des interrogations subsistent encore. « À la différence des VTC qui doivent avoir une carte professionnelle, nous allons devoir nous fier aux plateformes de livraisons pour nous adresser des listes électorales. Et nous savons aussi le poids des sans-papiers parmi ces travailleurs », maugrée Ludovic Rioux, représentant du secteur livreurs de la CGT qui craint une faible participation. Si le scrutin se déroulera sous l’égide d’une nouvelle Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARSPE), préfigurée à l’issue de la mission menée par Bruno Mettling (ancien DRH d’Orange et président du cabinet d’experts en ressources humaines Topics), celle-ci se met à peine en place et son financement, qui sera assuré grâce à une taxe prélevée chez les plateformes, est déjà soigneusement scruté par le patronat. En plein recrutement de huit titulaires dont un directeur, cette autorité sera également chargée de s’assurer de la protection du statut des élus (sans utiliser le terme « salarié protégé ») ainsi que du respect de leurs droits à des heures de délégation indemnisées et à une formation syndicale. « C’est une première élection parmi un public extrêmement éclaté. Il faudra que la participation soit suffisante pour légitimer la capacité de négociation des représentants », juge Bruno Mettling, également pressenti pour en assumer la présidence. L’autre inquiétude provient du droit européen de la concurrence. Au nom de l’interdiction des ententes entre des travailleurs indépendants considérés comme des entreprises, la mise en œuvre du dialogue social semble compromise tant que cette difficulté n’est pas réglée. « Si le problème n’est pas traité en amont, il y aura probablement des recours auprès du Conseil constitutionnel, sous forme d’une saisine des parlementaires ou une question prioritaire de constitutionnalité », estime Fanny Gabroy, doctorante à l’université de Caen-Normandie et menant une thèse sur les droits fondamentaux des travailleurs numériques. « Deux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne ont déjà écarté la piste d’une entente et relevé des exceptions lorsque les négociations collectives concernaient des faux indépendants ou indépendants fictifs. »

Difficiles affiliations syndicales

Pour autant, à l’exception de la CFE-CGC, le reste des centrales syndicales se positionne déjà en vue de cette élection dont le seuil de représentativité a déjà été fixé à 5 % des suffrages exprimés sans que la proportion de sièges n’ait été encore déterminée. Mais face à un calendrier encore vague, ils ne partent pas tous avec les mêmes moyens et le même historique d’action auprès de cette catégorie de travailleurs isolés, plus difficile à toucher et à sensibiliser aux bénéfices de l’action collective. Plusieurs syndicats de livreurs sont affiliés à la fédération des transports CGT mais la centrale ne compte pas de base parmi les VTC. « L’élection sera un enjeu confédéral pour la CGT, car ce qui s’y joue pourra être étendu à d’autres sphères d’activité », détaille Ludovic Rioux. Ces dernières années, il y a déjà eu plusieurs allers-retours, plus ou moins fructueux ou houleux, entre des syndicats et des associations regroupant des livreurs ou des VTC. Certains comme Sud Commerce ou la CFTC préfèrent miser, pour l’instant, sur une future affiliation d’un collectif ou un éventuel partenariat. A contrario, tout comme le syndicat INV qui comptabilise environ 2 000 chauffeurs, le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) entend déjà faire cavalier seul, tout en restant dubitatif « sur les documents qui devront être produits pour se présenter à l’élection », pointe leur porte-parole Jérôme Pimot qui réfléchit aussi à proposer de futures adhésions. L’union des indépendants, affiliée à la CFDT, prévoit de multiplier les opérations de terrain pour évoquer la future élection et engendrer d’éventuelles adhésions dont la première année est gratuite. « On craint un taux de participation dérisoire. Il y a un empressement à vouloir faire vite », jauge Karen Gournay, secrétaire confédérale FO qui a adressé un courrier conjoint avec d’autres syndicats à l’attention du ministère du Travail pour regretter « le manque de sérieux de la démarche ».

Périmètre des négociations

Ce sont surtout le périmètre et les conditions de validité des négociations entre les représentants des travailleurs et les plateformes qui préoccupent les acteurs concernés dans la mesure où des ordonnances ultérieures devraient compléter le cadre législatif dans les douze prochains mois. « Seules les modalités de désignation ont été explicitées, et pas encore les sujets qui feront l’objet d’un dialogue ou même les conditions d’exercice de celui-ci », détaille Odile Chagny, économiste à l’Ires qui a participé à la mission Frouin sur la régulation des plateformes numériques. La mission d’information du Sénat sur « l’ubérisation de la société » alerte déjà sur les conditions d’articulation entre les accords collectifs et les contrats et accords négociés entre les plateformes et leurs travailleurs. Si la protection sociale en a déjà été exclue, le dialogue laissé libre en France pourrait aussi bien porter sur l’évolution des algorithmes et la gestion des données que la formation continue, la prévention des risques professionnels ou la détermination cruciale du prix et de la rémunération.

Requalification en contrat de travail ou pas ?

Jusqu’à présent, quelques plateformes avaient initié des chartes de responsabilité sociale ou mis en place quelques tentatives de discussions avec leurs « prestataires », comme un « forum » réunissant une vingtaine de livreurs tous les trois mois chez Deliveroo ou des sondages réguliers pour Uber, essentiellement pour détailler les évolutions des modalités des applications. Comme Jérôme Pimot du CLAP, plusieurs redoutent l’asymétrie d’information de départ qui empoisonnerait l’opportunité dès ses débuts et en ferait un « ventre mou » le temps de sa mise en place. « Souvent, le dialogue social est l’antithèse du rapport de force ». D’autant plus qu’un sujet divise encore et rend plus complexe les mobilisations syndicales : si la CGT, FO et Sud restent favorables à une requalification des autoentrepreneurs en salariés, la CFDT et la CFTC militent plutôt pour un « socle » élargi de droits sociaux. « Faire de ces travailleurs pauvres des salariés des plateformes ne réglera pas la question de leur précarité. Il faut négocier pour ouvrir la chaîne de valeur », justifie Stéphane Chevet, président de l’Union des indépendants CFDT. Côté patronat, cette dualité de départ préoccupe aussi les représentants de Deliveroo en France. « Un premier prérequis de discussion sera l’acceptation du statut de travailleur indépendant », souligne Julien Lavaud, directeur des affaires publiques de l’entreprise, également membre de l’Association des plateformes d’indépendants (API). « On a plusieurs livreurs partenaires qui nous indiquent ne pas avoir le temps pour constituer une entité car ils ne se reconnaissent pas parmi les entités existantes et les plus vocales sur la question du statut salarié. » En face, plusieurs responsables syndicaux craignent déjà la candidature d’associations qui seraient des « coquilles vides » pro-directions.

Si Élisabeth Borne a assuré aux députés, critiques sur ce point précis, que « ces ordonnances n’enlèvent rien au pouvoir du juge de requalifier en salarié un travailleur qui ne serait pas réellement indépendant », d’autres questionnements risquent d’émerger sous peu en cas de requalifications accrues, d’après Fanny Gabroy. « Sur une plateforme où certains travailleurs seraient indépendants et d’autres auraient obtenu la requalification, faudrait-il mettre en place ces deux systèmes de représentation ? Les accords collectifs conclus avec les institutions représentatives des salariés de la plateforme s’appliqueraient-ils aux travailleurs indépendants de la même plateforme ? »

Auteur

  • Judith Chetrit