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New York, la ville où des patrons-fantômes gèrent tout par appli

Dossier | publié le : 01.11.2021 | Caroline Crosdale (à New York)

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New York, la ville où des patrons-fantômes gèrent tout par appli

Crédit photo Caroline Crosdale

 

Les 65 000 livreurs de la ville de New York sont l’incarnation de la précarité du XXIe siècle. Avec des patrons fantômes qui gèrent tout par appli.

Pour les automobilistes new-yorkais, ils sont presque invisibles. Et pourtant, ils sont partout : silhouettes d’hommes bruns casqués, torses bien droits sur leurs vélos électriques, passant à toute vitesse entre les voitures et grillant régulièrement les feux rouges.

Ils sont « los deliveristas », les livreurs des restaurants de la cité. Pendant la pandémie, les applications des plateformes Grubhub, DoorDash, Uber Eats, Relay… ont multiplié les offres d’acheminements des plats jusqu’à la porte des consommateurs. Et les « delivery boys », sautant d’une application à l’autre sur leur portable, ont assuré le service. L’une de ces applis, Doordash, a tenté publiquement de repeindre en rose le quotidien de ces travailleurs indépendants. Ils n’étaient selon la plateforme que des occasionnels, arrondissant leurs fins de mois en roulant quelques heures par semaine sur leur vélo. L’entreprise a affirmé que les « dashers » gagnaient 33 dollars (28,50 euros) de l’heure et gardaient bien sûr 100 % des pourboires, accordés par les clients.

En réalité, ces livreurs, très souvent latinos, sont les nouveaux précaires du XXIe siècle. Ils travaillent de longues heures pour de modestes paies et ne font souvent que cela. L’ONG Workers Justice Project (Projet de justice pour les travailleurs) et les chercheurs de l’école ILR des relations du travail, rattachée à l’université Cornell, ont enquêté auprès de 500 d’entre eux. Leurs conclusions : au plus fort de la crise sanitaire, les immigrés en situation régulière et les sans-papiers du Mexique, du Guatemala, du Bangladesh, de Chine, d’Afrique de l’Ouest… ont accepté le seul job qui se proposait à eux : celui de livreur. Et comme les clients et les restaurants fermés essayant de survivre multipliaient les demandes, leurs effectifs ont gonflé. On estime le nombre des « delivery boys » à 65 000 à New York, un marché dense qui a crû de 200 % en cinq ans.

Travailleurs essentiels

Ce sont essentiellement des hommes (85 %). Ils s’assoient sur leur e-bike – leur vélo électrique – six jours par semaine (66 %). Et touchent en moyenne 7,87 dollars (6,80 euros) de l’heure, sans les pourboires. Leurs revenus mensuels tournent autour de 2 345 dollars (2 025,50 euros). On les dit essentiels car ils ont nourri la cité durant l’épidémie et ils restent fidèles au poste même au milieu des tempêtes qui touchent régulièrement Big Apple, les plateformes augmentant leurs tarifs pour les retenir. Mais la plupart du temps, on ne les voit pas, on les ignore, parce qu’ils sont souvent clandestins et s’expriment beaucoup mieux en espagnol qu’en anglais.

« On ne donne jamais rien gratuitement aux gens comme nous », déclare ainsi Ligia Guallpa, directrice du Workers justice project, quand, par une belle journée de septembre, des centaines de livreurs sont venus dans le parc de l’hôtel de ville appuyer le vote d’une suite de lois municipales, censées les aider. « Nous avons gagné parce que nous nous sommes battus dans la rue », poursuit-elle, ponctuant son discours de « Si se puede », la traduction espagnole de « Yes, we can », jadis le slogan de campagne de l’ancien président Barack Obama, aujourd’hui repris avec enthousiasme par les jeunes livreurs. « Merci pour le travail accompli pendant ces heures épuisantes. Nous allons vous donner du pouvoir », promet Corey Johnson, le président du conseil municipal. Du pouvoir ? Jose Manny Ramirez en a bien besoin, lui qui depuis quatre ans trime sept jours sur sept pour élever cinq enfants et soutenir sa mère. Sa femme Jessica, elle aussi livreuse, essaie de le soulager. Mais le trentenaire, d’origine mexicaine, ne peut s’arrêter. Même pendant l’ouragan Ida, il était sur son vélo. Même après son accident, quand une voiture a fait demi-tour sur lui, il est remonté sur son vélo. « Je n’ai pas le temps, assure-t-il. C’est pour cela que vous allez me voir assis sur un banc seulement 15 à 20 minutes, pendant la pause-déjeuner ».

Vélo volé

« Il pleut, il fait froid ? le client s’en fiche, il nous donne tout juste 2 à 3 dollars de pourboire, raconte Guadeloupe Garcia Sanchez, 41 ans. Celui qu’on appelle « El Chulo », « le crâneur », est venu rejoindre ses « compañeros », sous le pont Willis, à la frontière du Bronx et de Manhattan. Il est 22 heures, il vient de finir sa journée. Et il se souvient d’une course particulièrement pénible. Les plateformes leur demandent parfois d’aller très loin. El Chulo ne refuse pas. Il se doit d’être flexible, sans quoi la plateforme lui donnerait moins de travail. L’algorithme, que certains appellent le patron fantôme, peut même faire pire : suspendre l’accès à l’appli. C’est ainsi que Guadeloupe a dû parcourir 100 « blocs » new yorkais, (plus de 8 kilomètres) pour faire une modeste livraison près du stade des Yankees, dans le Bronx. « J’ai touché un pourboire de 4 dollars, pas plus, se souvient-il, amer. Et il a fallu que je retourne à Manhattan, parce qu’il y a peu de livraisons à faire dans le Bronx. » Bilan : une heure perdue.

El Chulo a aussi gardé en mémoire le vol de son vélo, un outil de travail précieux qui coute plus de 1 500 dollars. « Je traversais le pont à minuit moins le quart, dit-il. Deux hommes m’ont attaqué. L’un avait un couteau, l’autre un revolver. Je les ai laissé faire. » Francisco, un collègue, a lui résisté, en mars dernier. Il est mort dans un parc voisin. Et la police « don’t do nothing ». Elle ne « fait rien » accuse le livreur.

L’app’ sanctionne

Sergio Solano, 36 ans, a de même perdu deux e-bikes. Il montre fièrement son dernier vélo : un drapeau du Mexique sur le guidon, une deuxième batterie accrochée au cadre, au cas où la première s’épuiserait, des lumières multicolores sur les roues pour être vu la nuit et plusieurs sacs isothermes sur le porte-bagages. Sergio doit livrer vite et chaud, afin que le client lui donne l’appréciation maximale. L’appli lui attribuera alors de bonnes zones géographiques et les meilleures plages horaires. Mais cela ne suffit pas.

« Los Deliveristas » sont des indépendants, pas des salariés. Ils n’ont pas droit aux heures supplémentaires, aux congés maladie, aux cotisations de retraite et ils voient rarement la couleur des indemnités de chômage. L’enquête du Workers justice project souligne que sur les 500 livreurs de son étude, onze seulement ont bénéficié de l’assurance chômage. Et 44 ont touché les 600 dollars hebdomadaires que le gouvernement fédéral envoyait aux personnes privées d’emploi pendant la pandémie.

La plateforme et ses mystérieux algorithmes décident de tout : combien ils sont payés et quelle part du pourboire leur revient. Un retard ? Une mauvaise note ? L’application les sanctionne. Et rares sont les éventuels recours. Relay, l’entreprise new yorkaise, a depuis peu installé un bouton pour contester le montant du pourboire. Mais les autres acteurs du secteur n’en ont pas. Si le livreur envoie un message, expliquant que le client lui avait promis beaucoup plus, l’appli renvoie la balle vers le restaurant, et vice versa. Le livreur a toujours tort. D’où ces griefs propres à leur métier, loin des habituelles revendications de hausse de salaire.

Droits basiques

Selon le Workers justice project, 42 % des livreurs n’ont pas reçu le montant des pourboires espéré pendant la pandémie et 83 % se sont vu interdire l’usage des toilettes par les restaurants. Seuls les clients y ont droit. 49 % ont été victimes d’accidents et 54 % ont connu un vol de vélo durant leur carrière.

La réponse des élus new yorkais, votée en septembre dernier, tente d’accorder un socle de droits pour les livreurs. La ville devra dorénavant établir un paiement minimum par voyage. Les restaurants déclareront clairement quelle est la part du prix de la course qui revient au livreur. Et l’accès de leurs toilettes sera libre. Coté plateforme, le livreur pourra établir un rayon maximum de circulation, sans risquer de réprimande. Les plateformes prendront à leur charge les sacs isothermes. Et elles proposeront une option de paiement hebdomadaire qui ne passe pas par la banque. Une reconnaissance implicite des besoins des clandestins.

Les livreurs ont salué l’avancée. L’une des plateformes, Grubhub, en a même vanté les mérites : « Ces lois relèvent du bon sens, selon Grant Klinzman, son porte-parole. S’assurer que les livreurs reçoivent un revenu décent et qu’ils ont accès aux toilettes n’est pas seulement une bonne idée, c’est ce qu’il faut faire. » Mais est-ce assez ? Sergio en doute. Il a créé une page Facebook, El Diario de Los Delivery Boys, et un WhatsApp d’autodéfense. Lorsque les « boys » rentrent chez eux, ils s’arrangent pour être au moins cinq avant de traverser le dangereux pont Willis. Et quand un vélo disparaît, le collectif se met en chasse pour tenter de le récupérer. Avis aux voleurs…

Auteur

  • Caroline Crosdale (à New York)