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Gérald Bronner « Les entreprises sont aussi traversées par les flux de crédulité »

Décodages | Interview | publié le : 01.11.2021 | Muriel Jaouen

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Gérald Bronner « Les entreprises sont aussi traversées par les flux de crédulité »

Crédit photo Muriel Jaouen

 

Spécialiste des croyances collectives, le sociologue décrypte les mécanismes d’une montée du conspirationnisme dans la société. En cause : la dérégulation du marché cognitif. Et le monde du travail n’y échappe pas.
 
 
Vous avez été nommé fin septembre 2021 par le président de la République à la tête de la commission « Les Lumières à l’ère numérique ». De quoi s’agit-il ?

Gérarld Bronner : Cette commission, qui rassemble une quinzaine d’experts (historiens, universitaires, journalistes, acteurs de terrain etc.) a pour mission de définir un consensus scientifique sur les perturbations du numérique pour la démocratie et la vie des citoyens (flux de crédulité, radicalisation, conflictualité incessante, harcèlement). Nous allons mener un grand nombre d’auditions dans plusieurs thématiques : régulation algorithmique, développement de l’esprit critique, monétisation des infox, attaques de forces étrangères, citoyenneté numérique, problématiques juridiques, la contamination des médias par les logiques numériques. D’ici la mi-décembre, la commission formulera des propositions concrètes et réalistes dans les champs de l’éducation, de la régulation, de la lutte contre les diffuseurs de haine et de la désinformation. Propositions que je communiquerai à l’ensemble des candidats à l’élection présidentielle. Car il s’agit d’un sujet éminemment politique, peut-être le plus important de tous dans la mesure où il conditionne la sérénité du débat public. Même le traitement de la climatique, que l’on peut considérer comme l’urgence la plus absolue, renvoie à l’économie de l’information, à la montée des fake news et du complotisme.

Comment expliquer cet essor du complotisme dans nos sociétés ?

G. B. : La dérégulation du marché de l’information a très nettement profité à des groupes à la fois très minoritaires et très actifs. C’est même là l’un des faits les mieux documentés des sciences sociales computationnelles. Prenons encore une fois le sujet du climat. Le consensus rassemble 96 % de la production scientifique, alors que le climatoscepticisme n’en représente que 4 %. Sur Internet, ces équilibres sont totalement chamboulés. Une étude menée en 2019 a montré qu’une recherche à partir du mot climat sur Youtube faisait remonter à plus de 50 % des contenus climatosceptiques.

Est-ce à dire que nous ne sommes plus capables de faire valoir nos capacités de discernement ?

G. B. : La grande question, c’est de savoir ce que nous faisons de notre disponibilité mentale, c’est-à-dire du temps qui n’est consacré ni aux besoins physiologiques, ni au travail, ni aux transports, ni aux tâches domestiques. Entre la progression phénoménale de l’espérance de vie, la diminution du travail des enfants, l’augmentation de l’accès aux soins, la diminution du temps passé à travailler et de celui consacré aux tâches domestique, l’externalisation des activités et des tâches, cette disponibilité mentale a significativement progressé au fil du temps. Et la tendance se poursuit. Les enquêtes d’emploi du temps de l’Insee permettent de constater que le temps de liberté mentale a augmenté de 35 minutes entre 1986 et 2010. Il est aujourd’hui huit fois plus élevé qu’au début du XIXe siècle.

Quel usage en faisons-nous ?

G.B: Déjà en 2010, l’Insee montrait que les écrans accaparaient la moitié du temps de cerveau disponible. Les écrans sont de véritables monstres attentionnels. Mais ils ne sont que des intermédiaires entre nous et un marché cognitif à l’offre pléthorique. Depuis 2013 la masse d’information disponible double tous les deux ans. Chiffre vertigineux : 90 % des informations disponibles dans le monde ont été rédigées dans les deux dernières années. Dans cette débauche informationnelle, et au travers des écrans, notre capacité d’attention se porte en priorité vers une poignée d’invariants cognitifs, profondément ancrés dans notre nature : la peur, le conflit et la sexualité. Il n’y a là en soi rien de mal. Mais dans ce contexte de libéralisation du marché de l’information, ces invariants risquent de devenir envahissants au-delà du raisonnable. Nous sommes entrés dans un monde de peur et de conflictualité incessantes.

Y a-t-il ici une spécificité du monde de l’entreprise ?

G. B. : Honnêtement, je ne dispose pas de données suffisantes pour poser un avis scientifique sur cette question. Ce que je peux affirmer relèvera donc plutôt d’une conjecture rationnelle. En l’occurrence, je ne suis pas certain que l’entreprise, entité collective délimitée géographiquement, soit une zone sociale tout à fait comme les autres. Bien sûr, il ne fait pas de doute qu’il y a dans les entreprises autant de conspirationnistes qu’ailleurs. Mais on peut poser l’hypothèse que le monde de l’entreprise inhibe l’expression d’un certain nombre de croyances, pour la simple raison que les personnes qui les portent savent pertinemment que le fait de les exprimer pourrait leur nuire en termes de progression de carrière. C’est la même mécanique qui est à l’œuvre pour l’expression de la radicalité religieuse en entreprise. Non qu’elle n’existe pas. Des enquêtes montrent que les directions d’entreprise se trouvent même parfois tétanisées par l’idée d’être discriminantes dans leur manière de répondre à des demandes parfois extravagantes. Pour autant, de manière générale, les salariés qui pourraient être tentés de formuler ce type de demandes vont avoir tendance, dans le cadre de l’entreprise, à les « mettre en veilleuse ». L’entreprise est un lieu propice aux stratégies de dissimulation.

Les réseaux sociaux ou messageries internes des entreprises sont moins porteuses de messages d’animosité et de comportement conflictuels que les réseaux sociaux ouverts de type Twitter.

Sont-elles pour autant à l’abri ?

G. B. : Non. Elles sont traversées comme tous les corps sociaux par les flux de crédulité et il y a là pour les directions des ressources humaines un enjeu inédit bien réel. Les postures antivax, par exemple, posent aujourd’hui de vraies questions aux organisations du travail.

Comment pouvons-nous agir face à la montée de ces nouveaux risques ?

G. B. : La dérégulation du marché cognitif a créé une importante distorsion concurrentielle entre le vrai et le faux. C’est injuste. Il n’est pas acceptable que 2 % d’antivax phagocytent 60 % de la visibilité médiatique. Si on veut permettre aux propositions intellectuelles les plus solides d’être plus visibles sur le marché de l’information que les produits de la crédulité, il faut introduire de la régulation dans ce marché. Comprenons-nous bien, il ne s’agit en aucun cas de porter atteinte au droit de chacun à faire valoir son point de vue. Mais il faut impérativement repenser les conditions économiques et politiques de la diffusion des opinions. Pourquoi ne pas exiger par exemple des acteurs du numérique, au moins sur les sujets où il existe un solide consensus scientifique, de faire en sorte que le rapport de visibilité numérique et médiatique des opinions soit conforme au rapport de force existant dans le monde scientifique ? La commission « Les Lumières à l’ère numérique » va en tout cas travailler à proposer rapidement des pistes d’action. L’enjeu est considérable car nous sommes, je pense, face à un vrai carrefour civilisationnel. Selon les démographes, l’humanité devrait cesser de croître vers 2100. Notre temps de cerveau disponible est une ressource finie, il s’agit donc d’en faire un usage raisonné. D’autant plus qu’il n’est pas excessivement dystopique de supposer que les progrès de la réalité virtuelle vont, dans le futur, intensifier le cambriolage attentionnel.

 
Bio

Gérald Bronner, né en 1969 à Nancy, est professeur de sociologie à l’Université de Paris, spécialisé dans la sociologie cognitive. Ses travaux portent notamment sur les croyances collectives et les mécanismes du complotisme. Son dernier ouvrage, Apocalypse cognitive (PUF, 2021) analyse les ressorts numériques de la dérégulation du marché de l’information. Membre de l’Académie nationale de médecine, de l’Académie des technologies, de l’Institut universitaire de France, Gérald Bronner est également romancier.

Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, 2021, PUF.

Auteur

  • Muriel Jaouen