Nathalie Rouvet-Lazare : Difficile à dire. Certaines sociétés choisissent d’inscrire leur raison d’être dans leurs statuts donc les déclarent au greffe, quand d’autres préfèrent lui laisser un caractère extrastatutaire. Parmi les entreprises du SBF 120, on en dénombre 69 actuellement : 55 dotées d’une raison d’être extrastatutaire et 14 l’ayant inscrite dans leurs statuts. Et l’on estime aujourd’hui à 300 le nombre de structures ayant déclaré une qualité d’entreprise à mission, ce qui nécessite une raison d’être statutaire.
N.R.-L. : La visibilité des grands groupes cotés est en tout cas plus forte sur ce sujet. Le contexte général est favorable à la notion de raison d’être et à ses sous-jacents : capitalisme responsable, intérêt social élargi prenant en compte les enjeux sociaux et environnementaux, critères ESG (environnement social gouvernance). Et, depuis 2017, de nombreuses grandes entreprises ont l’obligation de publier une déclaration de performance extra-financière figurant dans leur rapport de gestion. C’est ainsi qu’en étant déployée de façon large et suivie une raison d’être prend tout son sens : elle constitue une démarche mobilisatrice et fédératrice pour les collaborateurs, un fil rouge des aspects de stratégie et de pratiques de la société, notamment en matière de performance extra-financière, et intègre dans l’approche toutes les parties prenantes. Le législateur a d’ailleurs choisi de ne pas donner de définition précise de la raison d’être ; en cela elle s’adapte à l’activité, au périmètre, aux enjeux stratégiques, au modèle d’affaires, aux différentes parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs, actionnaires, ONG…
N.R.-L. : On entendait déjà les mêmes soupçons de greenwashing lors de la mise en place des politiques RSE au sein des entreprises ! Je crois au contraire que les thèmes liés à la notion de raison d’être sont structurants et peuvent rassembler les parties prenantes : dirigeants exécutifs, salariés, administrateurs, actionnaires, clients, fournisseurs, associations, vers des objectifs de performance durable tant financiers qu’extra-financiers. L’adoption d’une raison d’être déployée via un dispositif d’actions robuste et des indicateurs dépasse largement une opération de communication. Mais pour y parvenir, la question de la gouvernance du « sujet raison d’être » est centrale.
N.R.-L. : L’intérêt initial de la démarche est de susciter la réflexion, d’engager l’exécutif et les salariés, mais aussi les instances de gouvernance ainsi que les autres parties prenantes. Il n’existe pas une raison d’être qui s’applique à toutes les entreprises, il n’existe pas non plus un dispositif type d’actions, tout dépend du périmètre d’activité, des pratiques, des domaines où il est possible de passer d’externalités négatives éventuelles à des externalités neutres ou positives… Souvent, le dispositif va englober certaines actions préexistantes, les fédérer, être alimenté notamment par la cartographie des risques. Et pour revenir à la question de la gouvernance, la loi Pacte dit bien que la raison d’être inscrite dans les statuts doit faire l’objet d’une prise en considération par le conseil d’administration ou le directoire.
N.R.-L. : Une raison d’être peut-elle être invoquée pour éviter une OPA ? C’est un sujet qu’il appartient aux juristes de trancher. Mais dans ce dossier, la raison d’être n’a été que l’un des nombreux arguments avancés tout au long du conflit qui a opposé les conseils d’administration de Suez et de Veolia. Cela a contribué à créer une forme de halo négatif autour de la raison d’être alors que ce n’était à l’évidence pas le sujet.
N.R.-L. : On ne peut pas regarder ce qui s’est passé chez Danone sous le prisme caricatural de la gentille entreprise à mission victime de méchants actionnaires activistes ! Il existait apparemment un problème important de gouvernance entre le PDG et le conseil d’administration. Ce dernier n’a pas révoqué Emmanuel Faber parce qu’il avait transformé l’entreprise en société à mission, mais pour d’autres enjeux. Après son départ, le conseil a choisi une dissociation des fonctions avec un président du conseil d’administration d’une part, un directeur général d’autre part. Gilles Schnepp, nouveau président de conseil a d’ailleurs réaffirmé aussitôt que Danone resterait entreprise à mission, ce que l’assemblée générale des actionnaires de juin 2020 avait largement approuvé. Et un quasi-renouvellement complet du conseil d’administration a été annoncé. Mais il y a eu beaucoup d’agitation médiatique dans ce dossier autour de la question de société à mission. Quoi qu’il en soit, un PDG ne peut pas durablement et sereinement diriger une société dans un contexte de fortes tensions avec son conseil d’administration.
N.R.-L. : Devenir société à mission est une démarche exigeante : sur la base d’un engagement volontaire, la société inscrit sa raison d’être dans ses statuts ainsi qu’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux, qu’elle se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de ses activités. Elle met en place un nouvel organe, le comité de mission, chargé du suivi de l’exécution de la mission. Ce comité présente chaque année un rapport joint au rapport de gestion. Un organisme tiers indépendant (OTI) a pour mission de vérifier tous les deux ans l’exécution des objectifs, avec un avis publié sur le site de la société. La démarche est plus complexe et longue que l’adoption « simple » d’une raison d’être. Elle requiert un mode de pilotage et de suivi dédié qui vient s’ajouter aux autres dispositifs déjà nécessaires selon la taille des sociétés, la nature de leur actionnariat, le fait qu’elles soient ou non cotées … D’ailleurs, parmi les entreprises à mission recensées, on compte une majorité de structures non-cotées, et majoritairement jeunes : les entreprises datant d’avant 2000 s’étant transformées en sociétés à mission constituent 23 % du total d’après l’Observatoire des sociétés à mission de mai 2021 ; 21 % sont nées « à mission » sous l’impulsion de leurs dirigeants fondateurs.
Bio
Associée du cabinet de conseil Associés en Gouvernance, Nathalie Rouvet-Lazare a acquis au fil de 35 années d’expérience professionnelle, une connaissance approfondie de la stratégie et de la direction d’entreprise, des enjeux de développement et de transformation digitale, ainsi que de la gouvernance. PDG de l’éditeur de logiciels Cohéris de 2013 à 2019, elle est administratrice de Middlenext de 2017 à 2020 et, depuis juillet 2021, administratrice indépendante de l’éditeur de solutions HPS.