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Idées

La grande invention du travail précaire

Idées | Livres | publié le : 01.10.2021 | Lydie Colders

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La grande invention du travail précaire

Crédit photo Lydie Colders

Dans « Temporaire », l’historien Louis Hyman raconte, au travers du succès de Mc Kinsey et de Manpower, la bataille pour externaliser et précariser le travail aux États-Unis. Une histoire critique de la flexibilité, jusqu’à l’ubérisation actuelle.

Qu’y a-t-il de commun entre Martin Bower, qui en 1933, propulsera Mc Kinsey au firmament du conseil auprès des grands patrons américains et Elmer Winter, créateur de Manpower en 1948 ? Ces héraults incarnent « « l’offensive idéologique » menée pour précariser le travail dès le XXe siècle, agitant « le danger de l’emploi permanent ». Et cette philosophie fut menée au grand jour : « Dans le monde entier, chefs d’État, PDG et marchés boursiers célébrèrent le démantèlement de la prospérité d’après-guerre », affirme Louis Hyman. Dans son livre-fleuve documenté, l’historien en économie à l’université Cornell relate l’irrésistible ascension de ces deux personnages, et à travers eux l’histoire de la sous-traitance du travail, de 1930 à nos jours. Avec une idée singulière : faire comprendre que l’éloge de la précarité est née de « décisions conscientes », humaines, et non pas due aux crises ni aux technologies. Son ouvrage revient sur le parcours de Martin Bower qui développera l’activité de conseil stratégique chez Mc Kinsey, recette qui fera fortune à partir des années 1970, le cabinet vendant « la restructuration » pour limiter les risques chez General electric notamment. De l’autre, l’histoire (croustillante) d’Elmer Winter, qui aura l’idée du travail temporaire en cherchant une secrétaire, visant d’abord les femmes des classes moyennes. Les deux diffusèrent l’obsession de limiter la main-d’œuvre fixe au maximum. Un classique aujourd’hui.

Le numérique, l’apothéose ?

Mais l’auteur rappelle que l’intérim « n’avait rien d’évident » à l’ère de la bureautique. Il fallut toute l’ingéniosité de Winter avec sa méthode de vente « de profit par recrutement planifié » dans les années 1960 pour pérenniser son affaire : « Les patrons durent apprendre à sous-traiter une partie du travail de bureau. Plus tard, ils sautèrent le pas avec l’informatique. »

L’historien, pourtant passé par Mc Kinsey, a la dent dure sur le travail de sape entrepris par le géant du conseil, grand promoteur de l’entreprise « allégée ». Un état d’esprit dont s’emparera l’informatique (HP), en faisant appel à des consultants externes permanents, à la place des cadres. L’ubérisation actuelle, qu’il aborde avec les cas d’Upwork (site embauchant des free-lances à la tâche) ou Uber, né de la crise de 2008, ne serait que la version moderne de cette sous-traitance. Mais avec des salariés en moins. L’aboutissement ultime d’une idéologie de la précarité ? Face à la révolution numérique qui prospère sans investissements, l’auteur s’inquiète de ces petits boulots qui gagnent désormais les indépendants « interchangeables », où « plus rien n’est garanti » : les États, « les syndicats semblent bien impuissants ». Face à ce phénomène, Louis Hyman plaide pour « un Code du travail réellement adapté à l’économie numérique » protégeant les travailleurs flexibles. Mais son récit montre surtout que ce processus a été imaginé de longue date…

Temporaire

Louis Hyman, Ed. Les Arènes, 576 pages, 28 euros.

Auteur

  • Lydie Colders