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L’invisibilité des ouvrières du secteur de la propreté

À la une | publié le : 01.10.2021 | Irène Lopez

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L’invisibilité des ouvrières du secteur de la propreté

Crédit photo Irène Lopez

 

Elles sont femmes de chambre ou agentes de nettoyage. Elles ont en commun un travail éreintant et précaire qui les inscrit dans la classe ouvrière. Jusque-là, elles étaient invisibles. La prise de parole de ces femmes signe-t-elle un renouveau de la figure de l’ouvrier ?

Agentes de nettoyage, personne ne les voit le soir, dans les bureaux, vider les poubelles, passer l’aspirateur, une fois les salariés partis. Femmes de chambre, elles font les lits, récurent les toilettes des clients des hôtels lorsqu’ils n’occupent plus leur chambre. Aides-soignantes, on ne les a pas vues à la télévision lorsque les médecins et autres grands pontes de la santé étaient interviewés. « Ces femmes sont invisibles du fait de leur métier, de la place qu’elles occupent sur le marché du travail et de la place à laquelle elles sont assignées dans la société », déclare Cristina Nizzoli, chercheure à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et auteure de « C’est du Propre ! » (2015, Puf). « Ce n’est pas parce qu’on nettoie la merde des autres qu’on n’existe pas ! », explose Ana, salariée du secteur de la propreté d’origine immigrée, interrogée par la chercheure dans le cadre d’une de ses enquêtes. Pour elle, la question qui se pose est avant tout celle de la reconnaissance de ce « sale boulot ».« Temps partiel imposé, rythmes de travail effrénés, horaires éclatés, non-respect du droit du travail : tels sont les facteurs qui marquent l’expérience des salariés sous-traités de la propreté. En outre, ce sont des femmes issues de l’immigration. Aujourd’hui, on ne peut pas penser la classe ouvrière en considérant qu’elles n’en font pas partie », conclut Cristina Nizzoli.

Déconsidérées dans leur quotidien professionnel, ces femmes, le sont également dans leur vie professionnelle, affirme la chercheuse. « Elles sont minorées dans toutes les sphères », résume Cristina Nizzoli. Cantonnées à des places où on ne les voit pas, leur statut de sous-traitant aggrave leur invisibilité sociale puisqu’elles n’ont généralement pas de lien direct avec les dirigeants de l’entreprise donneuse d’ordres. Toutefois, « il ne faut pas confondre être invisible et ne pas prendre la parole, précise Cristina Nizzoli. Elles sont en quête de reconnaissance et ont envie de s’exprimer publiquement. Au-delà du contenu de leurs revendications (statut salarial, conditions de travail), elles revendiquent le fait d’être écoutées en tant que femmes et travailleuses dans le secteur du nettoyage. »

Les femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolles, dans le XVIIe arrondissement de Paris, ont su donner de la voix en 2019. Le travail dans le nettoyage hôtelier étant facturé « à la chambre », celles-ci devaient nettoyer 3,5 chambres par heure. Or, au moment de faire les comptes « Elles se sont rendu compte que le nombre de chambres nettoyées ne correspondait pas à leur rémunération… « Entre 20 et 40 % du temps de travail n’était pas rémunéré. Elles avaient conscience d’être exploitées », résume Claude Lévy, représentant de la CGT-HPE (hôtels de prestige et économiques). « Certaines d’entre elles sont illettrées et ne connaissent pas leurs droits. Mais elles savent compter sur leurs doigts ! »

« On a toujours eu peur »

Sylvie Kimissa-Esper a la voix fatiguée et rauque. Elle revient sur la mobilisation qu’elle et dix-neuf autres femmes de chambre ont menée pendant vingt-deux mois, entre juillet 2019 et mai 2021. À la grève, elle préfère le mot « lutte ». Elles sont salariées de STN, Sous Traitance Nettoyage (qui emploie 4 500 salariés) du groupe hôtelier Accor. Elle explique : « Il y a toujours eu des situations de maltraitance. La direction voulait muter les employées en arrêt maladie dans un autre hôtel. Cela a été la goutte d’eau. » Elle avoue qu’elles ne savaient pas par où commencer « Si on fait ci, si on fait ça… On a toujours eu peur », avoue Sylvie. La situation était d’autant plus délicate que certaines femmes de chambre, immigrées, ne possèdent qu’un titre de séjour, renouvelable chaque année. Si elles perdent leur emploi, elles ne peuvent plus le renouveler. Sans titre de séjour, fini les prestations sociales. « Si ce sont des femmes immigrées, racisées qui exercent ce type de métier, ce n’est pas uniquement parce que le travail est difficile, mais parce que leurs conditions sociales sont difficiles et qu’elles acceptent sale boulot », décrypte Claude Lévy.

Un syndicat les a écoutées. C’est la CGT-HPE qui les a accompagnées et rendues visibles. Sur les 40 femmes de chambre salariées de SNT et travaillant à l’Ibis des Batignolles, la moitié d’entre elles ont installé un piquet de grève devant l’hôtel. Les marques de soutien des voisins sont nombreuses et des étudiants solidaires leur apportent du café. Elles se plaignent de maltraitance, de non-paiement des heures supplémentaire, de harcèlement de la part d’une gouvernante et réclament l’installation d’une pointeuse, une prime de repassage et le paiement des salaires le premier jour du mois. « Nous, on veut l’internalisation et faire partie des salariés du groupe Accor, revendique Sylvie Kimissa-Esper. Avec la sous-traitance, ça ne va pas du tout. » À l’hôtel Ibis des Batignolles, la cantine, la restauration et l’accueil ne sont pas sous traités.

La fashion week, une visibilité exceptionnelle

La branche propreté compte 500 000 salariés (dont 70 % sont des femmes). Parmi eux 80 % ont un contrat avec une entreprise de sous-traitance. Cette dernière est un des freins à la visibilité des salariées. « Le syndicat a plus de mal à se faire connaître auprès de ces gens-là car il n’y a pas de structure. Dans ce contexte, malgré l’absence de véritables campagnes de syndicalisation, c’est l’action quotidienne de syndicalistes de terrain qui permet aux syndicats de maintenir un lien avec ce monde du travail profondément précarisé », souligne Cristina Nizzoli.

La CGT HPE milite pour que les salariés aient tous le même employeur. Elle s’oppose à la division du travail et prône la communauté de travail. « De fait, les patrons ont très peur de nous car lorsque nous créons une section syndicale au sein d’une entreprise, les choses changent », dit fièrement Claude Lévy. La CGT-HPE a d’ores et déjà mis fin à la sous-traitance dans 16 hôtels. L’un des épisodes les plus emblématiques fut la grève des femmes de chambre à l’hôtel Hyatt de la place Vendôme en 2018, dans le très chic 8e arrondissement de Paris, lors de la Fashion week, un événement international de la mode qui jouit d’une exceptionnelle visibilité et accueille 30 000 visiteurs en une semaine.

Les précédentes victoires de la CGT-HPE ont donné le courage aux femmes de chambres de l’hôtel Ibis de se battre. Le manque de structure au sein des entreprises de sous-traitance, la méconnaissance de leurs droits et leurs conditions sociales n’ont pas été les seules montagnes à gravir pour les femmes de chambre de l’hôtel Ibis. « Le 45e jour de grève, des casseurs de grève ont fait irruption au sein du mouvement », s’emporte Claude Lévy. Le groupe Accor a tendu les bras à la CGT Propreté (qui dépend de la fédération des Ports et Docks), beaucoup plus conciliante, pour négocier au détriment de la CGT HPE. Les représentants de la CGT Propreté ont fait reprendre le travail à dix grévistes sur les vingt-deux qui tenaient le piquet. « Ils les ont intimidées, ont appelé leur mari pour les convaincre de raisonner leur femme et leur interdire de protester. » Pour expliquer le carambolage entre deux fédés CGT, on invoque « des intérêts d’appareil ». Quant à la direction nationale, elle s’est bien abstenue de prendre parti : « Philippe Martinez n’a pas mis les pieds sur le piquet de grève en vingt-deux mois. À aucun moment, nous n’avons reçu son soutien », déplore Claude Lévy.

Le pouvoir dans la sphère politique

Si Claude Lévy et son équipe n’ont pas obtenu l’internalisation au groupe Accor des femmes de chambre, ils ont obtenu l’égalité de traitement entre les conditions de travail chez le sous-traitant et celles pratiquées chez Accor. « Quand l’hôtel va se rendre compte que l’externalisation du nettoyage va lui coûter plus cher que l’embauche des femmes de chambre, il ne lui restera plus d’autre solution que d’internaliser », ironise Claude Lévy. Aujourd’hui, les femmes de chambre sont tenues de nettoyer trois chambres par heure pour les petites et deux pour les grandes. Quand bien même elles n’atteindraient pas le quota fixé, une pointeuse calcule précisément leur temps de travail.

« Il faut espérer que, du côté des syndicats, cela va perdurer, que ses femmes prendront le pouvoir au sein des organismes représentatifs des salariés. Est-ce que ces derniers leur en donneront la possibilité ? », s’interroge Cristina Nizzoli. Visiblement, le syndicat CGT-HPE est allé au bout de sa démarche. Deux porte-parole des grévistes de l’hôtel Ibis vont intégrer le syndicat. Une femme de chambre qui travaille au sein de la chaîne d’hôtels Campanile fait partie de la direction du syndicat. Sur les dix-huit personnes à la direction du syndicat, la moitié sont des femmes de chambre. Les nouvelles recrues seront formées au droit du travail et à l’apprentissage de la langue française pour celles qui en ont besoin, promet Claude Lévy.

Auteur

  • Irène Lopez