Emblématique de la représentation ouvrière, la CGT n’en perd pas moins des plumes au fil de la désyndicalisation générale du monde du travail. Pour se remettre en selle, la confédération utilise désormais ses anciennes citadelles comme point de départ de la conquête des nouveaux travailleurs précaires.
En dépit du très faible taux de participation, le résultat avait eu l’effet d’un bref soulagement pour les militants CGT. Arrivée largement en tête des élections dans les TPE en avril dernier, l’organisation de Philippe Martinez mettait ainsi fin à un cycle de déconvenues électorales. Dans les couloirs de la centrale de Montreuil, personne n’a encore vraiment oublié les scrutins de 2017 et de 2018 à l’issue desquels la CFDT a pris la tête des suffrages, y compris dans le secteur public. Au-delà de l’effritement électoral qui nuit à leur légitimité, c’est la désyndicalisation de l’arrière-base de syndiqués qui continue de concentrer le plus d’inquiétudes. Particulièrement dans les grandes entreprises où les sections et fédérations du syndicat étaient historiquement mieux implantées auprès des salariés. Si l’influence est moins érodée à la SNCF ou dans les industries électriques et gazières, l’exemple du secteur automobile est particulièrement éloquent : chez Renault, la CGT est devancée par la CFDT et la CFE-CGC. Le premier collège ouvrier (30 %) compte désormais moins d’inscrits que le second collège des techniciens et agents de maîtrise (33 %) et que le troisième des cadres (37 %). Chez PSA, où plus de la moitié des salariés sont encore des ouvriers à la différence de son rival au losange qui a bien plus externalisé, le syndicat est en tête du collège ouvrier mais il n’occupe plus que la dernière place du podium global face à FO, premier depuis 2013, et la CFE-CGC, à la seconde place.
Fin 2019, d’après des données internes, la Confédération générale du travail comptabilisait 626 600 adhérents, soit une baisse d’un peu plus de 12 000 personnes dans ses rangs par rapport à l’année précédente. Trente ans plus tôt, elle en enregistrait 200 000 de plus. L’évolution du paysage économique explique une partie de cette inéluctable perte de vitesse. Les restructurations, les lents déclins de certains pans d’activité industrielle (mines, sidérurgie, textile…), la baisse du nombre d’ouvriers, l’essor des services et des cols blancs ainsi que la progression de l’intérim et de la sous-traitance ont rogné ses assises potentielles. La moitié des ouvriers actuels travaille dans le tertiaire. Aux mutations du salariat, il faut ajouter l’expansion concurrentielle d’autres syndicats et d’autres mouvements sociaux contestataires critiques des résultats de l’action syndicale.
Face au poids des retraités et salariés à statut, faudrait-il, pour autant, renoncer à ce terreau de prédilection où la participation recule plus vite que dans les autres collèges ? Pas si vite, répond Nathalie Bazire, secrétaire générale de l’union départementale de la Manche. Dans ce département où se côtoient des ouvriers de la filière nucléaire, de la construction navale et de l’agroalimentaire, deux sites centralisent chacun quelque 500 syndiqués, soit quasiment un quart des adhérents du département : le chantier de l’EPR à Flamanville, où le syndicat est majoritaire, et l’enceinte de Naval Group à l’arsenal de Cherbourg, où la CFDT lui est passée devant en 2018. « Depuis cinq ans, une plus grande attention est portée à la syndicalisation des ouvriers des prestataires qui travaillent à l’année sur le même site. » Celle-ci s’appuie sur une statistique qu’elle juge plutôt réjouissante : un quart des syndiqués ont moins de cinq ans d’ancienneté dans le syndicat. Mais, attachée à une refonte du maillage des unions locales dans le département, elle s’attarde bien plus sur les efforts pour aller chercher les ouvriers isolés du tertiaire, les livreurs et les aides à domicile plus précaires plutôt que les rangs encore serrés et attractifs des collectifs de travail parmi les grands employeurs du coin. Au niveau confédéral, la cartographie des actifs à jour de cotisations parmi les adhérents regroupe quelque 448 000 ouvriers et employés, soit sept syndiqués sur dix qui sont à retrouver dans les classes populaires. Quelques années auparavant, un décompte listait 26 % d’ouvriers, 51 % d’employés et 20 % d’ingénieurs, cadres et techniciens. « Paradoxalement, avec la baisse du nombre d’adhérents et la fin de la surreprésentation du monde ouvrier, il y a une plus grande représentation de la diversité sociologique du salariat », affirme Baptiste Giraud, maître de conférences en sciences politiques à l’université Aix-Marseille.
L’antériorité, la proximité et la puissance de mobilisation sont, le plus souvent, la garantie du maintien de la pérennité de l’organisation militante. Parmi les jeunes ouvriers du privé où les syndicats disposent d’un ancrage encore consistant, l’enrôlement syndical est « loin d’être mécanique et la sélectivité dans les carrières syndicales s’est accrue », souligne Baptiste Giraud, qui a étudié le travail syndical de permanents dans le secteur privé. Sans lien avec l’origine familiale, le premier engagement peut même intervenir à la suite d’une déconvenue professionnelle. « Ils peuvent tout autant nourrir un rapport d’admiration à l’égard des vieux militants qu’ils côtoient que se sentir détachés d’un monde du travail dont ils s’accommodent et qu’ils cherchent à fuir. Lorsqu’il se produit, leur engagement intervient plus tardivement au moment de la stabilisation dans l’emploi. » À chaque échéance électorale, le turn-over militant reste une constante et les sections répètent qu’elles ont des difficultés à trouver des candidats pour les différents collèges électoraux. Toutefois, pour des salariés peu diplômés qui se retrouveraient aux avant-postes, « le syndicalisme continue d’agir comme un espace de promotion sociale où ils pourront développer une série de compétences et de connaissances car ils ont conscience que les mandats sont plus techniques ».
Avec les plus grosses fédérations qui arriment encore un bon cinquième des adhérents, la « coordination des efforts ouvriers », promue par la charte d’Amiens, ne se conjugue pas encore au passé, mais les représentations associées à cet enracinement dans le monde ouvrier s’en trouvent forcément impactées. « Il faut mettre fin à cette image d’un âge d’or. Le syndicalisme de masse et de classe n’a jamais vraiment existé sur la durée et fait plutôt partie d’un discours incantatoire démenti par une succession de crises internes et externes, de replis et d’expansion », tonne l’historien Michel Dreyfus, spécialiste de l’histoire du monde ouvrier, qui prône un « changement de culture et de références » pour redorer le blason du syndicat auprès des militants et être vecteur d’adhésions. Décrivant « l’évolution des représentations du monde social dans les formations de la CGT », la sociologue Yasmine Siblot démontre également comment le registre alors central de la « classe ouvrière » a discrètement bifurqué et intégré le concept de « salariat éclaté » pour transmettre leur savoir-faire et consolider le « renouveau » du syndicalisme dès le début des années 1990. L’idéal de solidarité et la mémoire d’identité professionnelle qui font socle n’ont pas, pour autant, disparu des discours autour de l’action collective, mais leur formulation a nettement varié pour élargir son assise sociale, dans les collectivités territoriales, la santé ou les services notamment. Ce qui survit, entre les lignes, est la lutte contre l’exploitation et « l’antagonisme » face aux intérêts des catégories encadrantes et dirigeantes de l’entreprise, d’après Pierre Rouxel, post-doctorant à l’université de Lille, qui confirme ainsi le moteur de la conflictualité au travail. Le document d’orientation du dernier congrès de Dijon l’illustre bien : il aborde la « réalité du travail » en y décrivant la « précarité organisée », la « mobilité imposée », la « santé dégradée » et « l’insécurité généralisée » et rappelle un des « repères revendicatifs » promu par la CGT depuis une quinzaine d’années, la création d’un nouveau statut du travail salarié.