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De la classe ouvrière aux mondes ouvriers

À la une | publié le : 01.10.2021 | Irène Lopez

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De la classe ouvrière aux mondes ouvriers

Crédit photo Irène Lopez

 

Si l’on en croit les statistiques, la classe ouvrière est en perte de vitesse en France depuis près de 50 ans. De 8 millions dans les années 1970, les ouvriers ne sont plus 5,3 millions en 2019. La réalité est cependant plus complexe car de nombreux métiers – souvent précaires – du secteur tertiaire relevant de la catégorie « employés » présentent des conditions de travail et de rémunération proches de la condition ouvrière.

La part des ouvriers dans la population active occupée en France métropolitaine est passée de 32 % en 1982 à 21 % en 2017. Cette année-là, ils représentaient encore plus de 5,4 millions de personnes (6,5 millions de personnes en comptant les chômeurs dont le dernier emploi occupé était ouvrier), contre respectivement 6,9 et 7,4 millions en 1982. Leur déclin, en apparence inexorable, semble bien établi dans la société française. Outre la désindustrialisation, les politiques ont cessé de les nommer et, par conséquent, les ont évincés du débat public. La disparition totale de leur parole les a rendus invisibles. Une invisibilité qu’ils reproduisent eux-mêmes en ne revendiquant plus, pour l’essentiel, leur appartenance à cette classe. Il n’y a plus de prestige moral à faire partie de la classe ouvrière. Dans les années 1970, ils étaient fiers de travailler sur l’île Seguin, où étaient situés les chaînes de montage Renault. Aujourd’hui ne subsiste de la grandeur du constructeur à Boulogne-Billancourt qu’une maisonnette à la mémoire des ouvriers. Ce déclin s’observe aussi dans le monde syndical. Figure de proue historique du monde ouvrier, la CGT ne compte aujourd’hui qu’environ 650 000 adhérents, loin des millions d’encartés de jadis lorsque l’organisation appuyait encore sa revendication d’un « syndicalisme de classe et de masse » sur du concret. Mais attention à ne pas prononcer l’oraison funèbre de la classe ouvrière trop tôt sur la base de ces seuls chiffres. « Quel parti politique peut-il se prévaloir d’autant d’adhérents ? interpelle Martin Thibault, maître de conférences en sociologie à l’Université de Limoges. LR culmine à 25 000 encartés et LREM à 40 000 ! » Malgré son érosion numérique, le groupe des ouvriers reste une composante essentielle du monde du travail français.

Une approche quantitative obsolète

Auteur d’« Ouvriers malgré tout » (2013, Raisons d’agir), le sociologue s’insurge contre toute vision trop décliniste. Sur le seul plan démographique, le nombre est toujours là. « Un ouvrier sur quatre a moins de 30 ans. Alors que ce n’est le cas que pour un cadre sur huit », calcule-t-il. Chez les actifs occupés de 15 à 29 ans, un sur deux est ouvrier. Et d’illustrer : « En 2019, Amazon inaugure en grande pompe son premier centre robotisé en France, à Brétigny-sur-Orge dans l’Essonne. Mounir Majhoubi, alors président du Conseil national du numérique, est présent. Le signal est fort : Amazon est un grand de la Tech, vive la numérisation ! La promesse fait grand bruit : exit les ouvriers, l’usine tournera toute seule. Or, on oublie de signaler que pour mettre des colis sur les chaînes, l’usine a besoin d’opérateurs. Ces « injecteurs » – selon la terminologie interne d’Amazon – ne sont ni plus ni moins que… des ouvriers ! » Et si le leurre reposait sur un problème quantitatif ? « La manière dont on mesure aujourd’hui le nombre d’ouvriers et de cadres est marquée par le sceau d’une approche datée, ancienne et non adaptée à l’organisation des entreprises », tranche Philippe Askenazy, économiste, directeur de recherche au CNRS et chercheur à l’École d’économie de Paris.

« Il n’y a plus de limites étanches entre ouvriers et employés »

« La case « ouvrier » de l’Insee n’est pas fausse, mais elle se cantonne au secteur industriel. Aujourd’hui, il n’y a pas moins de condition ouvrière qu’avant », note l’économiste. Si, selon les classifications du Bureau international du travail (BIT), 5,3 millions de personnes en emploi étaient des ouvriers en 2019 (soit 20 % de l’emploi total), un nombre bien supérieur de travailleurs dont les conditions de travail pourraient relever de cette catégorie existent toujours… mais ne se définissent ni ne sont répertoriés comme tels. « Il y a soixante-dix ans, la différence était nette entre l’ouvrier portant son bleu de travail et l’employé en costume du secteur tertiaire. Aujourd’hui, un tiers des ouvriers travaille dans l’industrie, 15 % dans le BTP et le reste – la grande majorité donc – est surtout présente dans le secteur tertiaire. Il n’y a plus de limite étanche entre ouvriers et employés. Ils subissent des rythmes et des pressions de leur hiérarchie similaires. Les premiers connaissent même un durcissement de leurs conditions de travail car ils ont les clients en face d’eux, à l’image des caissières », décrypte Martin Thibault. À l’en croire, l’appartenance à la classe ouvrière repose aujourd’hui davantage sur des critères généraux liés aux conditions d’existence que sur le seul caractère professionnel : « Les ouvriers sont ceux qui, entre autres, partent moins en vacances et vivent dans des logements plus petits », précise-t-il. Pour Philippe Askénazy, la difficulté d’identification du monde ouvrier relève d’une construction progressive de la statistique publique qui n’a gardé le scope que sur les seules activités productives… et sur le genre de ceux qui les exercent ! « Tout ce qui pouvait être identifié comme une tâche manuelle salariée exercée par des hommes était recensé comme relevant du monde ouvrier. Les mêmes tâches accomplies par des femmes étaient souvent classées dans la catégorie « employés » », déplore-t-il.

L’ouvrier du XXIe siècle est une ouvrière

L’ouvrier du XXIe siècle serait donc à chercher du côté des précaires du tertiaire en n’oubliant surtout plus d’y inclure les femmes ? Oui, répond Philippe Askénazy. Selon lui, des métiers fortement féminisés comme ceux du nettoyage ou du « care » (aide à domicile, soins aux personnes âgées ou en situation de handicap…) constituent une part non négligeable de ce monde néo-ouvrier. « Aujourd’hui, la figure de l’ouvrier est une femme, travailleuse domestique appartenant bien souvent à une minorité racisée », assure l’économiste. Les hôtesses de caisses, elles aussi, appartiennent à ce nouveau monde ouvrier. Soumise à un travail répétitif contrôlé par sa hiérarchie et dont la production peut être quantifiée, la caissière du XXIe coche toutes les cases de la condition ouvrière. « Si on ajoute à cela, les aspects salariaux, nous sommes dans un monde de process ouvrier alors que la caissière est comptabilisée comme une employée », décrypte Philippe Askénazy. Mais l’aspect genré de la définition de l’ouvrier engendre une vision biaisée de ce statut professionnel. Pas de caricatures, cependant : la mutation de l’emploi ouvrier concerne aussi les hommes. Ainsi, les chauffeurs de taxi – métier très masculin – peuvent largement relever de la classe ouvrière si l’on s’en tient à leurs conditions salariales. « Or, un chauffeur de taxi-ambulance continue à être classé dans la statistique « employés » car le domaine de la santé est apparenté à un univers de services, par ailleurs plutôt féminin. Nous sommes dans une situation absurde », s’agace Philippe Askénazy. Même constat pour les livreurs à vélo ou à scooter travaillant pour les plateformes de livraison à domicile type UberEat ou Deliveroo. Ces néo-prolétaires ne sont considérés comme « ouvriers » que dans les très rares cas où ils bénéficient d’un contrat de travail salarié, ce qui est rarement le cas. L’essentiel du temps, ils sont autoentrepreneurs, travailleurs indépendants… Bref, officiellement, leurs propres patrons.

Selon la classification officielle, l’ouvrier est un travailleur manuel qui subit une subordination et obéit à des process. Ce référencement daté exclut nombre de métiers de la catégorie et donne une vision parcellaire de cette classe sociale.

Des mondes ouvriers

Désormais, il apparaît plus pertinent de parler de « mondes ouvriers », où s’entrecroisent chauffeurs de taxi, femmes de ménage, aides à domicile, hôtesses de caisses de la grande distribution ou livreurs à vélo, que de « classe ouvrière » limitée aux seuls cols-bleus de l’industrie. Pour Philippe Askénazy, la prise en compte de cette diversité des mondes ouvriers pose la problématique de la pénibilité de ces métiers. « Ils ne peuvent prétendre à la même reconnaissance que pour les métiers de l’industrie, puisqu’ils ne sont pas reconnus comme ouvriers », observe-t-il. C’est tout le débat induit par la pandémie et la question des « métiers de deuxième ligne » dont la revalorisation fait en ce moment l’objet de négociations dans les branches à l’invitation de Matignon et du ministère du Travail. Martin Thibault est pessimiste sur les débouchés de ces discussions : « Ces métiers n’ont pas bénéficié d’une grande revalorisation. Après la crise, le retour à l’ordinaire est violent. Les mois qui s’annoncent risquent de se traduire par d’énormes plans sociaux. »

Auteur

  • Irène Lopez