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Du contrôle de la durée à l’évaluation de la charge de travail

Idées | Juridique | publié le : 01.09.2021 |

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Du contrôle de la durée à l’évaluation de la charge de travail

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Le passage du salaire au rendement à la rémunération horaire fut, il y a 150 ans, une petite révolution.

Le travailleur n’était plus payé « aux pièces », et sa charge de travail, alors pondérale, était facilement évaluable : nombre d’heures travaillées x nombre de kilos à transporter, ou de gestes opératoires à effectuer.

Comme son nom l’indique, le « repos » hebdomadaire né en juin 1906 consistait à reposer les bras de l’ouvrier métallo.

Enfin, une autre loi, celle de la pesanteur, lui interdisait d’emporter le soir une Ford T noire à la maison pour la terminer.

Ce système reste d’actualité pour la majorité des salariés français.

Mais le travail intellectuel, avec son don d’ubiquité facilité par les TIC, a remis en cause ce calcul d’une charge pondérale.

Car pour un travailleur du savoir, ce sont rarement les 2 kg du portable qui lui « pèsent sur le système » : c’est sa charge mentale, informationnelle et communicationnelle : les 78 mails quotidiens, les groupes Slack de l’entreprise, et WhatsApp créés entre collègues. Alors calculer à la minute près son temps de travail relève du ridicule : c’est d’ailleurs le réaliste aveu qu’a fait le législateur de janvier 2000 en créant le forfait-jours. Est alors apparu le contrôle de la charge : « L’accord collectif détermine les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié » (L. 3121-64).

Circonstance aggravante : si le travail physique a une fin visible (« nickel chrome »), un travail intellectuel n’est jamais vraiment fini car toujours améliorable, peu important le lieu de travail. Le télétravail 2020-2021 a accentué cette dichotomie : alors comment assurer une charge de travail raisonnable ?

 

Évaluer la charge de travail ?

Plus facile à dire qu’à faire : car le problème n’est pas la charge elle-même, inhérente à tout travail physique ou intellectuel. C’est trouver le bon équilibre : « Une charge de travail adaptée est l’équilibre entre les ressources dont disposent les salariés et les contraintes qui se posent à eux. Cet équilibre résulte d’une discussion sur le travail » (Accord Orange, 21 juin 2016). Renonçons donc à la mesurer précisément : ce n’est plus la charge pondérale précise d’hier. Mais cherchons à réguler la surcharge permanente, source de risques psychosociaux et d’arrêts maladie, mais aussi d’une multitude de contentieux : harcèlement moral, rattrapage d’heures supplémentaires, travail dissimulé, manquement à l’obligation de sécurité, voire faute inexcusable (Cass. 2e civ., 8 nov. 2012 : infarctus suite à une « politique de réduction des coûts ayant accru la charge de travail »).

Le problème : objectivité du temps de travail, subjectivité de la charge mentale. Car la charge ressentie varie selon chaque salarié, sa personnalité, sa formation, son écosystème personnel (a fortiori en cas de travail à la maison), mais aussi professionnel (soutien des collègues). La même charge communicationnelle est ainsi vécue très différemment par la génération Y, grisée par la vitesse, ou par un senior.

Sans parler du sens et de la reconnaissance : « Une charge de travail lourde, si elle fait l’objet d’une rétribution et d’une reconnaissance conséquente par les pairs ou la hiérarchie, peut être ressentie positivement. À l’inverse, une charge faible, un travail non reconnu et déconsidéré peuvent être très mal vécus. »

 

D’abord garantir un repos effectif

Car il s’agit ici d’une question de santé-sécurité, donc d’ordre public, et non plus de conditions de travail négociables comme l’a rappelé la CJUE le 14 mai 2019.

Le forfait-jours n’y fait pas exception. Le cadre doit bénéficier d’un temps minimum de repos de 11 heures consécutives : donc une amplitude maximum de 13 heures par jour, la charge de la preuve incombant ici à l’employeur (CS., 3 février 2021).

Mais au XXIe siècle, quid de l’essentiel droit à la déconnexion ? Technique, elle est prévue par le Code, à défaut d’être toujours appliquée. Intellectuelle, c’est une autre paire de manches : car lorsqu’une idée nous « travaille », nos neurones n’en font qu’à leur tête.

Le télétravail au domicile constitue donc un précipité des problèmes : si le lien de subordination est souvent allégé, la charge de travail est aggravée en raison du brouillage entre temps, mais aussi lieux de vie personnelle et de vie professionnelle. Quand ce sont les enfants excédés qui exigent de quitter son ordi à 21 h…

Négocier collectivement ?

Car le développement du télétravail au domicile et les milliers d’accords « Nouvelle organisation du travail » et autres « New Ways of Working » signés en 2021 ont vu monter côté syndicats une revendication de contrôle.

Un accord d’entreprise ouvre par ailleurs aux négociateurs un champ considérable, car les autorisant à s’écarter des stipulations de la branche, voire de l’Accord national interprofessionnel sur le télétravail… sur tous les sujets ou presque.

Donc une bonne idée, si…

...Si elle n’aboutit pas à un listing détaillé de 123 pages façon DUERP.

Si la négociation n’est intervenue qu’après une remontée des problèmes de terrain, permettant par exemple de fixer des objectifs raisonnables, comme l’indique l’article 3.4.1. de l’ANI de novembre 2020 : « La définition d’objectifs clairs permet de se concentrer sur la résolution des dysfonctionnements éventuels, et d’évaluer plus facilement la bonne répartition de la charge de travail. »

Si les thèmes ne relèvent pas de la santé, d’ordre public…

Car au nom de son périmètre qu’ils définissent, nos juges se réservent le droit d’annuler un accord, comme l’ont montré les 24 censures successives de conventions de branche relatives au forfait-jours, pourtant étendues par le ministère du Travail.

« Même d’office » (CS, 19 mai 2021) : donc si aucun des plaideurs n’a soulevé ce point. Message un peu brutal envoyé aux syndicalistes signataires, jugés incompétents pour faire respecter le fondement historique du droit du travail : la santé.

Mais l’arrêt du 16 juin 2021 visant la restauration rapide donne (en creux) un mode d’emploi pour réguler la charge de travail. L’accord doit « permettre à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables, enfin assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de chaque salarié ».

Un exemple concret ? L’accord Michelin du 15 mars 2016 relatif à « la maîtrise de la charge de travail des cadres autonomes ». 1. Identifier les situations caractérisant une charge déraisonnable, avec un dispositif de vigilance si cinq fois en un mois, le repos quotidien a été inférieur à 11 h, ou l’amplitude supérieure à 11 h. 2. Dresser une analyse partagée par le cadre et sa hiérarchie ; 3. Déterminer les éventuelles actions à engager. Si aucune solution n’est trouvée à ce niveau, la direction du personnel intervient : dissuasif.

Mais dans la vraie vie, l’essentiel n’est ni dans le Code ni dans les accords, mais dans le « contrat implicite » lié à la culture maison souvent indexée sur les pratiques du dirigeant : lorsque exigences d’hyper-réactivité et de super-joignabilité coexistent, la charge de travail devient littéralement « in-supportable ». Or ces deux risques augmentent avec le travail au domicile : certains collaborateurs veulent montrer qu’ils sont plus réactifs qu’au bureau, d’autres savent que c’est la condition de poursuite du si apprécié télétravail.

 
Au minimum des entretiens, et un droit d’alerte

Afin de ne pas encourir les foudres judiciaires, ne pas reprendre les règles légales minimum, mais les très nombreux arrêts de censure des forfaits-jours.

L. 3121-64 : l’accord forfait-jours doit prévoir « les modalités selon lesquelles l’employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail ».

Ce à quoi il faut ajouter le statut particulier du télétravailleur : « L’employeur est tenu d’organiser chaque année un entretien qui porte notamment sur les conditions d’activité du salarié et sa charge de travail. » (L. 1222-10)

Alors, au-delà d’un indispensable droit d’alerte, deux entretiens annuels (minimum) pour le même télétravailleur, en forfait-jours ? On veut espérer que nos juges feront preuve de discernement lorsque la volonté du législateur a été respectée. Avec, au minimum, un compte rendu, si possible daté et signé. Mieux : un formulaire avec questions multiples permettant d’aborder les sujets les plus sensibles : repos, amplitude maximum, droit de déconnexion… Puis garder trace de ces entretiens, sinon privation d’effet du forfait-jours pour l’année considérée (CS, 17 février 2021). Et surtout éviter : « Bon, Isabelle, la veinarde en télétravail, tout va bien ? Pas de problème avec ta charge de travail ? Parfait ! Maintenant on parle de tes objectifs ! »

Car pour les juges, sont légitimement primordiales les mesures de correction destinées à mettre fin à une surcharge évoquée.