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Papa n’est plus en voyage d’affaires

Décodages | Organisation du travail | publié le : 01.09.2021 | Lucie Tanneau

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Papa n’est plus en voyage d’affaires

Crédit photo Lucie Tanneau

La crise de la Covid-19 a provoqué une situation inédite dans l’aviation civile. Clouant les avions au sol et contraignant des collaborateurs familiers des vols internationaux à rester chez eux ! Avec les réunions en visio, de nouvelles habitudes de travail ont été prises. Perdureront-elles, signifiant une baisse des déplacements d’affaires ?

« Le code de bonne éducation a changé. Il y a encore deux ans, il était mal élevé de ne pas aller à l’autre bout de la planète pour voir le partenaire avec lequel vous signiez un contrat. Aujourd’hui, il est mal élevé d’aller émettre du CO2 pour une réunion qui va durer deux heures ! » Interrogé par France Info au début du mois de mai sur les perspectives du secteur aérien, le PDG d’Aéroport de Paris, Augustin de Romanet, reconnaît que le monde des voyages d’affaires a radicalement changé. Les nouvelles habitudes et façons de faire de la période Covid resteront-elles ? Pour lui, la réponse est claire : oui. « Il y a un changement du code de savoir-vivre », répète le PDG, qui note aussi qu’à cet instant, « il y a un certain nombre de pays dans lesquels il n’est plus possible d’aller simplement » en raison des procédures Covid (test, quarantaine, vaccin, pass sanitaire…).

« La crise est un accélérateur de tendance », souligne Sylvie Christofle, enseignante à l’université de Nice Côte d’Azur et spécialiste du voyage d’affaires. « Il y avait déjà eu des crises économiques ou liées à des situations géopolitiques dans certains pays, ou des attaques terroristes, qui avaient affaibli le voyage d’affaires, qui est le plus volatile, mais jamais de cette ampleur », note-elle.

Les attentats (du 11 septembre à New York, de 2008 à Bombay ou de novembre 2015 à Paris), et le « flygskam », cette « honte de prendre l’avion » pour des raisons écologiques, développée particulièrement en Suède et dans les pays scandinaves, n’avaient pas eu raison des déplacements d’affaires internationaux des entreprises. La Covid-19 a, elle, réussi à mettre un coup d’arrêt brutal aux séminaires, rendez-vous d’affaires ou autres congrès internationaux. Les avions ont été cloués au sol dans beaucoup de pays dès mars 2020 et ont, depuis, du mal à redécoller. L’agence de notation américaine Moody’s estime que les voyages d’affaires effectués en avion ne devraient pas retrouver leur rythme de croisière pré-pandémie avant au moins 2024. Le secteur progressait auparavant de 3 % chaque année.

« Nous estimons qu’il y aura une baisse structurelle du voyage d’affaires de 10 à 15 % », explique, quant à lui, Bruno Despujol, Partner, expert Transport et Services au sein du cabinet de conseil en stratégie Oliver Wyman, qui mène une enquête mondiale sur le Traveler Sentiment à intervalles réguliers depuis deux ans. « Il y a quelques mois, on nous traitait de fous quand on annonçait ces chiffres, mais maintenant certaines études sont encore plus pessimistes », relève-t-il. Certains secteurs, comme le BTP, la construction/ingénierie, le high tech, le transport, le retail et le secteur de l’automobile, de la défense et de l’aéronautique, ont continué à voyager, « pour des raisons essentielles » ou « parce que leurs concurrents le faisaient », relève Cécile Caplin, en charge des risques et de la sureté pour International SOS, leader mondial de l’accompagnement de salariés expatriés ou en déplacement professionnel.

Tout le monde s’est mis à la visio.

« On a eu 80 % de demandes de voyages en moins en 2020, mais chaque demande était beaucoup plus compliquée et demandait plus de temps. Notre charge de travail est donc restée la même », souligne-t-elle, racontant qu’avant elle assurait des clients qui partaient à Djakarta ou au Nigéria, et qu’elle reçoit désormais des demandes pour Bruxelles ou Londres. « Les questions des tests et les restrictions qui évoluent d’un jour à l’autre et d’un pays à l’autre sont très compliquées pour les entreprises. Alors, beaucoup vont privilégier les voyages essentiels ou utiles à court terme », prédit-elle.

« Jusqu’à présent, 40 % du voyage d’affaires était lié à un but interne (corporate event, séminaire…) », note Bruno Despujol. Selon lui, c’est cette frange-là des déplacements qui ne repartira pas de sitôt. « Pour la partie commerciale, il y a besoin de créer du lien donc ça va reprendre », pressent-il, même s’il anticipe des différences selon les pays. « Les États-Unis et l’intra-Europe vont repartir plus vite », annonce-t-il déjà. Avec une première différence à noter : les entreprises s’entourent davantage de prestataires pour les accompagner dans leurs déplacements. « On a développé des scores d’impacts, c’est-à-dire des évaluations risques maladie/sécurité, ce qui est très demandé par les clients », note Cécile Caplin chez International SOS, qui a reçu 42 % de demandes supplémentaires d’assistance sur les douze derniers mois, malgré la baisse drastique des voyages. « On va vers une volonté des entreprises de reprendre, malgré le travel ban (interdiction de voyager, ndlr) », confirme-elle… mais avec des habitudes différentes.

Sylvie Christofle évoque son cas personnel. « Je voyageais souvent à la journée à Londres. Depuis l’an dernier, plus du tout. » Les réveils à 5 heures du matin pour sauter dans un train ou un avion ne lui manquent pas… « Désormais je fais les réunions de chez moi, car énormément de freins ont sauté sur la technologie, l’économie, la confidentialité. Les plus réticents ont été obligés de se convertir au digital et je crois vraiment que le mode hybride, qui s’est démocratisé, restera », assure-t-elle. « Le gros des flux se fait vers des pays qui vaccinent en masse, », constate Bruno Despujol, « le facteur limitant des voyages d’affaires va donc être, une fois les contraintes sanitaires passées, l’acceptation de travailler différemment avec le gain de productivité que ce nouveau mode de travail gagnant-gagnant engendre. »

« Les réunions importantes resteront en présentiel, car il ne faut pas oublier l’importance du lien social tissé lors de telles manifestations, mais on va probablement vers une plus forte régionalisation des réunions pour éviter les mobilités aériennes longues (transatlantique ou transpacifique) ou vers plus d’hybridation », prévoit Nathalie Fabry, spécialiste du tourisme d’affaires à l’Institut français d’ingénierie des services (Seine-et-Marne).

« Il y a une prise de conscience collective, salariés comme employeurs, clients comme consultants, qu’on peut travailler à distance avec une hausse de productivité constatée de 10 à 30 % », poursuit Bruno Despujol. « Quand on interroge les voyageurs Platinum (ceux qui voyagent le plus), ils pensent qu’ils voyageront moins dans le futur : ils ont réalisé qu’ils pouvaient gérer et développer des relations en téléconférence », remarque-t-il. C’est son cas. Avant le premier confinement, le consultant passait un tiers de son temps à l’étranger, principalement en Europe et au Moyen-Orient. Depuis un an, il est bloqué à Paris… tout en assurant son travail. « Mes clients me demandaient du présentiel, notamment ceux qui exigent des niveaux de sécurité très fort qu’ils jugeaient inatteignables à distance. Tout le monde a dû se mettre à la visioconférence, et j’ai l’impression que dans le futur on continuera davantage à l’utiliser car cela fait gagner du temps à tout le monde. » Pour lui, ses déplacements devraient diminuer, peut-être de moitié. Avec un énorme gain de qualité de vie pour ce père de trois enfants dont la femme est médecin à l’hôpital.

L’international, facteur d’attractivité des jeunes talents.

Sa collègue Laëtitia Plisson, spécialiste des questions de mobilité chez Oliver Wyman, pressent des cultures d’acceptation de la visioconférence différentes selon les pays ou les entreprises, mais imagine que la diminution du temps en présentiel dans la relation avec les clients offrira plus d’opportunités, notamment pour les femmes. « Je prends mon cas personnel : je suis maman de trois enfants et mon mari est en déplacement 50 % du temps. Avant la Covid-19, mes clients se limitaient à des déplacements me permettant un retour sur la journée », raconte-elle. « La visio me permet d’élargir ce périmètre de clients en alternant les réunions en présentiel ou en visio », se réjouit-elle, convaincue que ces nouvelles habitudes de travail permettront de nouvelles perspectives de carrière à celles et ceux pour qui l’international était un frein (notamment les mères ou pères d’enfants en bas âge).

Reste que les missions à l’international sont aussi un facteur d’attractivité pour les talents, notamment les plus jeunes, et pour ceux qui associent voyage d’affaires et tourisme de loisirs (les jours d’avant ou d’après). « Cela le restera, même si les déplacements, sont réduits à trois jours au lieu de quatre au Moyen-Orient », balaie Bruno Despujol. La Covid a fait se rejoindre le travail et la vie personnelle, à l’excès parfois. Mais il a pu être, également, un facilitateur pour l’organisation. L’enjeu pour les entreprises va être de pouvoir développer les deux tableaux : l’international qui attire, et une meilleure conciliation des vies avec une baisse des déplacements qui permet de fidéliser les collaborateurs.

Ces déplacements devront-ils être désormais plus justifiés, pour être « bien élevé » comme l’argumente Augustin de Romanet ? Pas nécessairement, alors que les réflexions budgétaires des entreprises se portent plus actuellement sur l’immobilier et les surfaces de bureaux que sur les coûts des déplacements internationaux.

Pour Nathalie Fabry, la « conscience environnementale croissante, surtout pour les jeunes générations, et l’engagement RSE des entreprises qui intègre cet engagement environnemental », peut tout de même peser dans la balance, sachant que « cela devient un critère pour les investisseurs et financier ». Chez International SOS, en tout cas, les budgets de déplacements ont déjà été prévus pour redécoller dès cette rentrée. Mais Cécile Caplin, qui se rend régulièrement à Londres pour voir son manager, pressent qu’elle ne prendra plus autant l’avion. « On sera plus précautionneux sur la sureté – à laquelle on inclut désormais le risque pandémique – et la nécessité. Le déplacement dépendra vraiment de notre tâche : pour un audit ou pour rendre un plan d’évacuation c’est difficile de ne pas être sur place, mais je ne reprendrai peut-être qu’avec un voyage par mois au lieu de deux », anticipe-t-elle. « J’espère que les entreprises, grâce au Covid, vont se rendre compte davantage des gens avec qui elles travaillent et que les arguments personnels qui limitent les possibilités de déplacements seront plus entendables dans le futur. Car tout le monde a montré que le business se fait aussi à distance », encourage-t-elle. Le voyage d’affaires depuis l’ordinateur du salon, moins exotique mais tout aussi efficace ?

Auteur

  • Lucie Tanneau