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La grossophobie va bon train dans l’entreprise

Décodages | Discriminations | publié le : 01.09.2021 | Lucie Tanneau

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La grossophobie va bon train dans l’entreprise

Crédit photo Lucie Tanneau

 

Plus de 15 % des adultes français sont obèses. Et près de la moitié de la population est en surpoids. Pourtant, le poids est un facteur d’exclusion dans le monde du travail. Si cette forme de discrimination est reconnue dans la loi, elle reste peu dénoncée. Acceptée même, alors que les obèses ont moins de probabilité d’avoir un emploi que les non-obèses, et particulièrement les femmes.

« Vous avez déjà essayé de maigrir ? » « Devenir commercial avec votre tour de taille, vous n’y pensez pas ? » « Votre collègue est gêné, il n’imagine pas faire équipe avec un obèse, nous n’allons donc pas valider votre période d’essai. » Qui imaginerait ce genre de remarques déplacées au sein d’une entreprise ? Personne, sauf qu’elles sont le quotidien, en tout cas une banalité, pour les personnes en surpoids et obèses. Une serveuse a par exemple, et à cause de son poids, 36 % de chance en moins de trouver un emploi. Quand on parle d’inclusion ou de diversité en entreprise, on pense immédiatement aux femmes, aux personnes de couleur, aux homosexuels ou aux personnes handicapées. Les gros et obèses sont une minorité tue et refoulée. Ils représentent pourtant plus de 15 % de la population française, soit 7 millions d’adultes (source étude épidémiologique ObEpi-Roche 2012). Et la part des personnes en surpoids devrait passer de 47 % en 2012 à 67 % en 2030, d’après les estimations de l’Organisation mondiale de la santé. Des chiffres en augmentation depuis des années+

Ces personnes restent exclues du monde du travail, justement en raison de leur poids. L’Eurobaromètre de 2012 révélait que lorsqu’un employeur a le choix entre deux candidats de qualité et compétences égales, leur apparence (taille, visage) est déterminante dans 53 % des cas en France et 37 % des cas en Europe. Exclus du monde du travail, on retrouve donc ce public parmi les demandeurs d’emploi. « Le taux d’emploi des femmes obèses est inférieur de dix points à celui des femmes non obèses (71 % contre 81 %), alors que celui des hommes est inférieur de deux points (84 % contre 86 %) », rapportait Jacques Toubon, alors Défenseur des droits dans une décision-cadre de 2019, en s’appuyant sur les chiffres de la Dares. « À niveau égal d’éducation, d’âge, de situation familiale, d’état de santé déclaré et d’origine, les femmes obèses ont 7,1 points de probabilité de moins d’avoir un emploi.

Pour faire court, « des personnes obèses sont en situation de chômage », résume Agnès Marin, la présidente de la Ligue contre l’obésité. Comment expliquer ça ? « Les gros sont les grands oubliés du travail : on fait tout pour les invisibiliser », commente Gabrielle Deydier, auteure et réalisatrice du documentaire « On ne naît pas grosse » (Goutte d’Or Éditions, 2017), adapté en documentaire sur Arte, en 2020, avec « On achève bien les gros ». « On a l’habitude de dire qu’on ne va pas mettre des personnes grosses au contact de la clientèle car cela nuirait à l’image de l’entreprise », poursuit-elle. Des propos assumés par les employeurs et ancrés chez les personnes en surpoids. « Pour 48 % des personnes interrogées, il est acceptable de refuser un emploi à une personne en raison de son poids, et les recruteurs sont prêts à dire ça face caméra », s’insurge Agnès Marin.

 

Stéréotypes, ignorance et méchanceté.

En cause : les stéréotypes associés à l’obésité ou au surpoids. « Question de volonté personnelle, manque de courage, paresse… Certains réduisent l’obésité à cela, au mieux par ignorance des causes, au pire par méchanceté gratuite », regrette la présidente de la Ligue contre l’obésité. « Les personnes obèses peuvent être réputées comme ayant un faible contrôle d’elles-mêmes, un faible potentiel à l’encadrement, une mauvaise hygiène personnelle, un niveau de productivité plus bas, moins d’ambition professionnelle, et apparaissent globalement comme moins dignes de confiance », rapporte aussi le Défenseur des droits. « Pour beaucoup de personnes les gros manquent de dynamisme, voire sont carrément feignants, et moins intelligents », renchérit Lina Bachiri, de l’agence linkup factory. Avec Stéphane Sibalo, pour le projet Aspire, elle est en pleine rédaction d’un livre blanc sur le sujet de la grossophobie, notamment en entreprise. « Des salariés nous ont raconté avoir été sélectionnés sur CV et avoir senti le regard changé sur eux à l’entretien, quand le recruteur a découvert leur physique », rapporte Stéphane Sibalo.

Des faits de discrimination analysés par le sociologue Jean-François Amadieu dans plusieurs testing, depuis 2005. Cette année-là, il révèle que les candidats obèses ont en moyenne deux fois moins de chances de décrocher un entretien d’embauche à cause d’un CV avec photo. En 2019, il reproduit un nouveau testing dans le Cotentin. « On note une différence de taux de réponses positives de moins 36,5 % au détriment de notre candidate en surpoids : cette perte de chance est importante et statistiquement significative », insiste le sociologue. Le terme « grossophobie », du latin « grossus », pour gros et du grec « phóbos » pour peur, est pourtant entré dans le dictionnaire en 2019. Et l’apparence physique fait partie des discriminations reconnues par la loi depuis 2001. L’obésité et le surpoids figurent parmi les premières causes de discriminations dans ce critère « apparence physique », bien devant les piercings, la couleur de peau ou les tatouages. « Nous constatons qu’être discriminé sur l’apparence physique est fréquent et très genré (les femmes en sont davantage victimes), pourtant nous avons peu de recours », regrette George-Pau Langevin, adjointe de la Défenseure des droits, Claire Hédon. « Sur 100 000 saisines du Défenseur des doits, 5 000 concernent des discriminations. Et parmi elles, 1,3 % dénoncent des discriminations à l’emploi sur l’apparence physique. Dont, très peu portent sur le poids », dénombre-t-elle. « On a besoin de faire prendre conscience aux gens que c’est une discrimination : il faut renverser l’idée qu’il faut être Marylin Monroe pour être hôtesse d’accueil et rappeler que le poids n’est pas un critère de professionnalisme pertinent ! » dit-elle, rappelant qu’il est le plus souvent illégal d’exiger les mensurations des candidats à un poste : « Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles et dûment justifiées que les exigences physiques et/ou esthétiques liées au poids pourraient être admises d’un employeur, la dictature de la minceur étant largement remise en cause y compris dans les métiers où elle a été traditionnellement admise. »

 

Un frein à la carrière.

Plus qu’une discrimination à l’embauche, le surpoids freine aussi l’évolution de carrière. « Est-ce que les personnes en surpoids sont aussi bien écoutées en réunion ? Est-ce qu’on pense à elles pour les postes à responsabilités ? Est-ce qu’elles sont promues aussi rapidement que les autres ? Comment expliquer que l’on gagne 12 % de moins quand l’on est considéré comme moche ou plus gros ? », interroge Maya Hagege, la déléguée générale de l’Association française des managers engagés (AFMD) qui note une réapparition des vagues de questionnements ou de débats sur le sujet plus fréquentes ces dernières années. L’AFMD rappelle que la discrimination passe aussi par la non-représentation d’une partie des salariés dans les plaquettes de communication des entreprises. « Comment les personnes obèses qui sont en poste peuvent se sentir intégrées si elles ne figurent jamais sur les Powerpoint, site Web ou tracts ? », poursuit-elle. « Si j’ai l’impression qu’une personne en surpoids ou obèse est moins dynamique et que je prends conscience de cette idée, je devrais alors m’attacher à objectiver sa candidature en faisant abstraction des biais induits par mes stéréotypes et en me focalisant sur les compétences professionnelles de cette personne. »

Le groupe Casino a créé dans ce sens des groupes de travail sur le sujet des discriminations liées à l’apparence physique et a mené une enquête interne pour se saisir du sujet. Selon le Baromètre de l’égalité des chances 2020 (Kantar-Medef), mené auprès de collaborateurs de Casino en octobre 2020, « l’apparence physique est mise en avant par plus de 21 % des répondants, faisant de ce critère le deuxième le plus discriminant à leurs yeux, derrière l’âge pour 35 %. » La moyenne nationale est de 25 %. Le groupe édite et distribue un guide pratique à l’ensemble de ses managers (réédité en 2021). « Ce guide explique la différence entre stéréotype et préjugé, définit et dénonce les stéréotypes liés à l’apparence physique. Il explique les attitudes managériales attendues, notamment sur la nécessité pour les managers de ne tenir compte que des seules compétences des collaborateurs et des collaboratrices, quels que soient leurs différences et leurs parcours de vie », rapporte le groupe, qui veut favoriser le recrutement de profils variés et promouvoir l’égalité des chances et l’égalité professionnelle. Casino est l’un des rares groupes (avec Carrefour qui a travaillé avec la Ligue contre l’obésité) à s’être saisi du sujet du poids.

« On est dans un sujet qui commence juste », constate Gabrielle Deydier. « Quand je réalisais mon documentaire, je suis tombé sur un cabinet d’avocats spécialisé dans la grossophobie qui encourageait les gens à porter plainte mais il ne voyait personne venir ! Le problème est que le poids fait partie des discriminations à l’apparence physique : ce devrait être une discrimination à part entière », plaide-telle. Car inclure le poids avec les tatouages et piercings laisse penser qu’il s’agit d’un état choisi. Agnès Marin rappelle à ce titre que « l’obésité est la première pathologie en France (7 milliions de personnes touchées), loin devant le cancer (365 000 personnes), or il ne viendrait à l’idée de personne de dire à un collègue : « Si tu veux sortir de ton cancer, bouge et mange des fruits et légumes ! » C’est ce qui se passe avec l’obésité », souligne-t-elle, proposant d’accompagner les DRH pour éviter que l’on parle de l’obésité sur le thème « comment en sortir, comme si c’était un choix » et non « comment intégrer les personnes en situation d’obésité ». Gabrielle Deydier raconte « avoir été victime de propos ultra-grossophobes et discriminants » dans tous les postes qu’elle a occupés. Surveillante dans un collège, la directrice lui demandait tous les jours « de s’apprêter » alors qu’elle était la seule des surveillantes à être en souliers, pantalon à pinces et brillant à lèvre. Lorsqu’elle était assistante de vie scolaire à Neuilly, une collègue a refusé de travailler avec elle. « J’étais dans une situation précaire, avec la peur de perdre mon job, et je vivais mal le fait d’être grosse. J’avais peur qu’en me disant victime on me pousse à maigrir au lieu de me soutenir », rapporte-elle. Aujourd’hui, elle encourage les personnes discriminées à parler, mais reconnaît à quel point cela est difficile.

 

Enjeu de culture d’entreprise.

Dans les interviews menées pour la rédaction de son livre blanc, l’agence Linkup a croisé la route d’une secrétaire, une jeune femme obèse qui a quitté son emploi peu de temps après avoir été embauchée. « Elle avait des maux de dos insoutenables… mais n’a pas osé demander une chaise adaptée à sa corpulence », rapporte Julie Koedinger, chef de projet sur la rédaction de ce livre. « Les entreprises se privent, sur un critère illégal en droit, de talents en excluant les personnes en surpoids », résume George-Pau Langevin. Pour l’adjointe à la Défenseure des droits, il est important de sortir le sujet du tabou, alors que l’employeur est garant de la sécurité de son employé. « Il y a un enjeu d’inclusion interne : c’est intolérable de rejeter des personnes à cause de leur physique. Il y a aussi un enjeu de culture d’entreprise : comment un salarié peut-il se sentir bien s’il entend chaque jour des moqueries ou se sent jugé sur d’autres critères que ses compétences ? L’employeur ne doit pas laisser son salarié se débattre dans une ambiance malsaine », dénonce-t-elle. La discrimination est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Le harcèlement moral de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. « Pour les femmes, les associations féministes, comme celle de Caroline De Hass (Osez le féminisme !), ont fait du sexisme un sujet à traiter. Il faut un combat similaire pour les gros », encourage Gabrielle Deydier. Car si l’on est au début, peut-être, d’une prise de conscience sociétale, le combat, semble en revanche assez peu engagé en entreprise.

Auteur

  • Lucie Tanneau