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Idées

L’essor du droit souple

Idées | Juridique | publié le : 01.06.2021 |

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L’essor du droit souple

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L’épidémie de Covid-19 a renforcé un phénomène déjà perceptible depuis plusieurs années : l’essor du droit souple. Un phénomène que le Conseil d’État décrivait en 2013 comme une possible « oxygénation du droit » (Conseil d’État, le droit souple, étude annuelle 2013 : Doc. Fr., 2013) mais qui suscite aujourd’hui bien des interrogations.

Soft law ou hard law ?

Le concept de droit souple, auquel les détracteurs préfèrent celui de droit mou, est une traduction du fameux « soft law ». Par opposition au « hard law », qui renvoie à une vision classique de la réglementation incarnée par la loi et le règlement, le soft law n’imprime pas d’obligations. Il explicite le contenu de la règle juridique dans un but d’accès au droit, et parfois aussi incite les acteurs à adopter tel comportement. Mais contrairement à la règle classique, le droit souple ne contraint pas. Foires aux questions (FAQ), questions-réponses (QR), fiches métiers, protocole sanitaire, guides de bonnes pratiques, chartes, avis, communiqués, les exemples ne manquent pas, tout particulièrement en droit du travail.

Ce droit est l’un des plus marqués par cette nouvelle forme de régulation, avec une accélération pendant la crise sanitaire. À cela deux raisons principales. D’une part le besoin des acteurs d’être guidés sur le comportement à suivre face à une situation exceptionnellement grave et nouvelle. D’autre part, l’absence de transfert au Gouvernement du pouvoir d’édicter des mesures spéciales en matière de travail, sans doute parce qu’il a été considéré que le Code du travail comportait les instruments adéquats pour gérer les conséquences de la crise : les principes généraux de prévention, le DUERP, etc. Très actif pendant la crise sanitaire, le ministère du Travail s’est par conséquent beaucoup appuyé sur les instruments du droit souple. Pour illustration, l’obligation du port du masque en entreprise ou encore celle de placer en télétravail les salariés dont le poste est compatible avec cette modalité de travail ont comme support le protocole sanitaire.

La face cachée du droit souple

Que l’on se place ou non dans le contexte de la crise sanitaire, l’utilité des documents élaborés par le ministère du Travail est manifeste. Ne seraient-ce que les « questions-réponses » qui, dans une langue purgée des complexités inhérentes à la rédaction d’un code (les renvois d’un article à un autre par exemple), répondent à bon nombre des questions pratiques sur la rupture conventionnelle collective, les accords de performance collective, la négociation collective, la rupture du contrat, etc. La controverse autour de cette nouvelle forme de régulation ne se situe pas tant dans son contenu qu’au fait qu’un certain nombre des instruments du droit mou ont de véritables prétentions normatives (V. Le débat organisé par l’AFDT et le département de droit social de l’Université Paris 1 le 6 mai 2021, afdt-asso.fr/). Pour illustration, malgré le silence de la loi, les QR sur les accords de performance collective prennent position sur le caractère temporaire ou définitif de la mise à l’écart des clauses du contrat de travail contraires à celles de l’APC, en jugeant que ce dernier produit un effet simplement suspensif. Autre exemple, celui des QR sur le télétravail qui, dans le silence des textes, tranchent en faveur du droit des télétravailleurs aux titres-restaurants. Une position qui n’a pas mis fin au débat judiciaire alors que des positions divergentes viennent d’être adoptées par les tribunaux (TJ Paris, 30 mars 2021, n° 20/09805, pour ; TJ Nanterre, 10 mars 2021, n° 20/09616, contre).

Que dire du protocole sanitaire, simple instrument de droit souple dans lequel se logent pourtant l’obligation de port du masque, l’interdiction de l’utilisation de caméras thermiques pour des contrôles de température ou celle de tests de dépistage par les entreprises ! Bien que l’on soit en présence d’un protocole, la linguistique est bien celle de l’obligation. « Le port du masque grand public est systématique au sein des entreprises dans les lieux collectifs clos », peut-on lire. Le temps du présent signifie, en droit, une obligation, le « est » n’étant pas, en légistique, descriptif mais prescriptif (synonyme de « doit être ») Parfois la grammaire du protocole est plus explicitement encore celle de la prescription : « Doivent être exclus : […] les relevés obligatoires de température de chaque employé ou visiteur dès lors qu’ils seraient enregistrés dans un traitement automatisé ou dans un registre papier [et] les opérations de captation automatisées de température au moyen d’outils tels que des caméras thermiques. »

Les conditions du contrôle

Inévitablement, au vu des prétentions normatives du droit mou, la question devait se poser de la possibilité de contester la légalité de ces textes devant les tribunaux. D’abord réticent, le Conseil d’État a progressivement admis un contrôle de légalité des instruments du droit souple, avec pour point d’orgue l’arrêt Gisti du 2 juin 2020. Dans cette décision d’une importance capitale, bien au-delà du seul droit du travail (était d’ailleurs en cause une « note d’actualité » par laquelle le ministère de l’Intérieur a préconisé à certains de ses agents de formuler un avis défavorable lors de l’appréciation de la validité de certains actes d’état civil étrangers), le Conseil d’Etat crée en quelque sorte une nouvelle catégorie d’actes administratifs susceptibles de faire l’objet d’un recours en annulation devant le juge administratif : les documents dits « de portée générale ». La plus haute juridiction administrative énonce trois conditions cumulatives pour qu’un instrument de droit souple puisse être contesté. Premièrement, ledit document doit avoir une portée « générale », ce qui implique qu’il ait vocation à s’appliquer à un nombre indéterminé de situations. Deuxièmement, il doit émaner d’« autorités publiques ». Cette condition est très bien illustrée par l’affaire dite des « Fontaines à eau » tranchée par le Conseil d’État (29 mai 2020, n° 440452) quelques jours avant la décision Gisti. Le ministère du Travail avait publié sur son site, dans le cadre de l’épidémie de Covid-19, des « fiches conseils métiers » qu’il avait élaborées lui-même, de même que des « guides de bonnes pratiques » établis par les branches professionnelles. L’association française de l’industrie des fontaines à eau avait demandé que cette publication, qui préconisait la non-utilisation de fontaines à eau pendant la crise sanitaire, soit suspendue. Le Conseil d’Etat a considéré qu’il y avait lieu d’examiner la légalité des fichiers métiers, mais pas celle des guides de bonnes pratiques qui n’émanaient pas d’une autorité publique puisque le ministère n’en était pas l’auteur. La troisième condition est sans doute la plus sujette à interprétation, et donc celle qui générera le plus de discussion devant les tribunaux : le document doit être « susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre ». Il faut comprendre que des actes en apparence peu contraignants (le Conseil d’État liste les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif) peuvent, au regard des effets qu’ils sont susceptibles de produire, être soumis à un contrôle de légalité. Le fait que le protocole sanitaire ait été qualifié de simple « recommandation » par le Conseil d’État n’y changera donc rien, puisqu’il s’agit bien d’un document de portée générale susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation des personnes, tout comme du reste les questions-réponses. La question va très certainement se poser à propos du Code du travail numérique, destiné à apporter des « réponses personnalisées sur le droit du travail » pour reprendre les termes utilisés sur le site officiel dédié, et dont la portée n’est pas négligeable puisque, selon l’ordonnance l’ayant institué, « l’employeur ou le salarié qui se prévaut des informations obtenues au moyen du Code du travail numérique est, en cas de litige, présumé de bonne foi ».

L’efficacité bridée du droit souple

La possibilité de contester la légalité du droit souple ne signifie pas que les justiciables pourront facilement se prévaloir du fait que tel acteur, employeur ou salarié, ne se sera pas conformé à ce que contient les QR, le protocole, la note, etc. L’efficacité du droit souple est bien moindre que celle du droit dur, ne serait-ce qu’en raison de ses ambitions plus modestes. Si l’on prend l’exemple du protocole sanitaire, le fait qu’il ait été qualifié de simple recommandation (CE 19 oct. 2020, n° 444809) diminue largement la possibilité qu’ont les justiciables de s’en prévaloir devant un juge. Le salarié qui entendra engager la responsabilité de son employeur parce que l’obligation du port du masque n’est pas respectée dans l’entreprise ne pourra ainsi se fonder sur le protocole. Il devra se déplacer sur le terrain plus classique de l’obligation de sécurité.

L’efficacité du droit souple est aussi limitée lorsque la « souplesse » tient, non pas à la source de la règle, ce qui correspond à ce qui a été envisagé jusqu’à présent, mais à la texture de ladite règle. Le droit est alors « souple » ou « mou », non pas parce qu’il provient d’un instrument de « soft law » mais parce que son contenu est vague, indéterminé. La difficulté qu’auront les acteurs à s’en prévaloir ne tiendra pas, alors, à sa force normative limitée, mais au flou de son contenu. Lorsque l’ANI du 24 novembre 2020 sur le télétravail qui pourtant a été étendu (ce qui en fait formellement un instrument de droit dur) prévoit que « la définition des critères d’éligibilité peut utilement alimenter le dialogue social », plutôt que de prévoir une obligation de négocier, on comprend aisément qu’il sera difficile de s’en prévaloir en justice ! Comme il a souvent été écrit, cet ANI est avant tout un guide de bonnes pratiques, ce qui limite son efficacité juridique.

Faut-il le regretter, et plus généralement condamner le droit souple comme une forme dégradée de droit ? Si on veut bien admettre qu’il remplit bien d’autres fonctions que réglementer, que définir les droits et les obligations des parties, c’est-à-dire la fonction généralement attachée à la règle de droit, une réponse négative s’impose. Il ne faut pas pour autant tomber dans le travers inverse qui consisterait, au nom des vertus de la souplesse, à substituer à des cadres juridiques sécurisés, aux contours bien définis, un droit certes plus spontané mais à la légitimité plus incertaine.