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Des prud’hommes dans la crise

Dossier | publié le : 01.06.2021 | Catherine Abou El Khair, Judith Chetrit

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Des prud’hommes dans la crise

Crédit photo Catherine Abou El Khair, Judith Chetrit

Les conseils prud’homaux alertent sur le manque de moyens face au spectre d’une crise sociale. D’autant que la baisse du nombre de saisines n’a pas desengorgé ces juridictions.

Lors des audiences solennelles de début d’année, les discours des présidents des conseils prud’homaux (CPH) ont, pour beaucoup, ressemblé à un exercice de prospective pessimiste.

À Saint-Étienne, face aux « salariés qui feront les frais de cette crise sanitaire », la présidente Marie-Hélène Heurtier anticipe « le pire » et les « entreprises peu scrupuleuses qui vont profiter de la situation ». À Pau, Serge Lassus, qui en est à son quatrième et dernier mandat de président du conseil, prévoit un « embouteillage des dossiers » et une « augmentation des contentieux », dont certains porteront sur des « questions inédites » ayant trait à l’exécution et les ruptures des contrats de travail au temps de l’activité partielle, du Covid-19, du télétravail et d’un droit du travail à la sauce « soft law ».

Ces discours montrent notamment combien la prud’homie, forte de 210 conseils et d’un peu plus de 14 500 conseillers, entend assurer son rôle, après une tumultueuse année 2020. Il y a eu la grève des avocats contre le projet de réforme des retraites qui a nettement ralenti les plaidoiries, puis le premier confinement et l’interruption des audiences pendant plus de deux mois. De quoi, potentiellement, perturber un fonctionnement déjà bien à la peine depuis des années. C’est pourquoi le Medef aimerait « revoir le système », comme l’a indiqué Geoffroy Roux de Bézieux début mai devant l’Ajis (Association des journalistes de l’information sociale). « Les questions qu’on pose sont des questions d’efficacité, de délais, d’hétérogénéité des jugements, de moyens financiers », a souligné le président de l’organisation patronale, citant aussi le recrutement et la formation des conseillers prud’hommes.

Reste que, pour le moment, c’est encore l’attente qui prédomine. Globalement, la vague présumée de saisines liée à la crise n’a pas eu lieu. « Le chômage partiel et les prêts de l’État jouent encore leur rôle d’amortisseur économique et social », précise Renaud Carboneill, vice-président du conseil des prud’hommes de Perpignan, qui reste très attentif à l’activité des tribunaux de commerce pour mesurer l’ampleur de la crise. Chez lui, même les audiences de référés pour rappel de salaires, qui avaient été maintenus tant bien que mal pendant le confinement, se sont, contre toute attente, peu remplies. « Beaucoup de restructurations en cours s’appuient sur des accords collectifs, ce qui est moins générateur de contentieux », ajoute Pascal Lokiec, professeur de droit à l’université Paris-1 Sorbonne. De fait, « en 2020, la baisse du nombre de saisines en fond et en référé a continué », indique Evelyne Serverin, directrice de recherche émérite au CNRS, qui s’appuie sur les données provisoires du ministère de la Justice. Selon elle, la hausse des licenciements économiques – aux conditions de départ plus favorables – n’entraînera pas, à terme, une augmentation du contentieux.

Au contraire, l’érosion observée depuis plusieurs années est susceptible de se poursuivre malgré la crise car « le cadre reste le même », poursuit Evelyne Serverin. En quinze ans, la justice prud’homale s’est transformée sous l’effet de deux réformes qui ont produit des « secousses très fortes ». L’introduction de la rupture conventionnelle en 2008 a bouleversé le paysage en permettant aux employeurs et aux salariés de se mettre d’accord sur leur séparation, ce qui évite que ces mêmes tractations entrent dans la phase de conciliation. Depuis, cette forme de rupture à l’amiable a eu de plus en plus de succès, dépassant le seuil de 35 000 accords par mois depuis juillet 2017. Avec la crise, en 2020, les conventions de rupture homologuées par l’administration – rarement contestées en justice – ont encore augmenté de 6 %.

L’autre élément structurant a été la réforme de la procédure prud’homale issue de la loi « Macron » du 6 août 2015. « Depuis 2016, il faut en effet motiver sa requête en expliquant pourquoi on saisit le conseil des prud’hommes, ce qui peut décourager les personnes qui ne sont pas assistées par un avocat », explique Valérie Valadas-Batifois, avocate spécialisée en droit social au cabinet Picovschi. Même s’il n’est pas obligatoire, le formulaire à remplir pour saisir les prud’hommes – qui implique de maîtriser le lexique des procédures mais aussi d’annoncer les pièces à verser au dossier d’entrée de jeu – peut avoir un effet dissuasif sur les demandeurs. Résultat ? « On se resserre sur cette catégorie de salariés alors que la justice prud’homale était une justice où l’on pouvait se rendre seul », regrette Anaïs Ferrer, responsable du service juridique de la CGT.

En découle une justice de plus en plus réservée aux cadres que le barème Macron, introduit en 2017, semble renforcer. Si aucune étude ne conclut pour le moment à un effet de baisse sur les saisines, l’introduction de fourchettes minimales et maximales d’indemnités en cas de licenciement abusif a des raisons de décourager les démarches des actifs au petit salaire ou à la faible ancienneté. La baisse du plancher à 3 mois d’indemnités au lieu de 6 mois (à partir de deux ans d’ancienneté) se révèle dissuasive. « Je dis aux personnes qui viennent me voir aussi d’y réfléchir à deux fois. Cela nous arrive aussi de conseiller de ne pas y aller, car ce qu’ils me donneraient en honoraires correspondrait à ce qu’ils pourraient avoir en dommages et intérêts », confie Michèle Bauer, avocate au barreau de Bordeaux et membre du syndicat des avocats de France.

Les très longs délais d’attente des jugements sont une autre raison de renoncer aux poursuites. Malgré la baisse massive et continue du nombre d’affaires nouvelles, les délais de traitement ont connu une progression inverse. En 2019, il fallait en moyenne compter un an et quatre mois pour les affaires au fond. Pour la moitié d’entre elles, le délai est de moins d’un an, mais un quart restant d’affaires dépasse les 19 mois de traitement. Dans certains territoires, ces durées atteignent des records. Récemment, certains avocats se plaignaient de devoir attendre trois ans pour un bureau de jugement en section encadrement au conseil des prud’hommes de Nanterre, malgré des dépaysements dans des conseils environnants à Dreux, Montmorency et Saint-Germain-en-Laye. Et chacun se renvoie la balle : « Les avocats reportent aussi des jugements lorsqu’ils n’ont pas terminé leurs conclusions ! Les parties sont aussi responsables de ces demandes de renvois », glisse un président de section dans un autre CPH francilien.

À l’appui de la Convention européenne des droits de l’homme, ces délais excessifs valent déjà à l’État une suite de condamnations en hausse pour déni de justice, les prud’hommes en tête des juridictions civiles pointées du doigt par les justiciables (plus de 330 dossiers en 2017 pour un montant total de deux millions d’euros). Pour comprendre l’agenda surchargé des audiences, il faut d’abord se référer à la logistique et aux demandes de renforts en fonctionnaires depuis la fusion des greffes avec celles du tribunal judiciaire. À Pau, le président Serge Lassus a déjà écrit au procureur général et au président de la cour d’appel : « La réservation et l’organisation des salles d’audiences pour les délibérations épuise les greffiers qui doivent aussi s’occuper de l’accueil. Personne n’est venu remplacer trois greffiers partis à la retraite et une mutation. » Il y a un mois, le ministre de la Justice annonçait le recrutement de 1 000 contractuels pour épauler les greffes et les magistrats. « La justice prud’homale manque toujours de moyens. C’est inacceptable pour des litiges du travail qui ne devraient pas être considérés comme des sous-litiges », s’indigne Pascal Lokiec.

Ces délais de jugement témoignent aussi de la complexité croissante des dossiers jugés par les conseillers prud’hommes. « Les affaires qui arrivent jusqu’aux prud’hommes sont plus techniques, et les réactions des parties encore plus épidermiques à chaque audience », estime Laurent Dys, directeur du courtier Corporate Assistance qui couvre le risque prud’homal pour ses clients employeurs. Autre indicateur de conflictualité : la cascade de recours devant les cours d’appel a, certes, légèrement diminué ces dernières années, notamment avec la réduction des délais de recevabilité de la procédure, mais le taux d’appel des jugements en premier ressort avoisine les 60 %. Ce qui génère une pression supplémentaire, notamment pour ce conseiller prud’homal récemment arrivé à Nanterre : « Plus les motivations des jugements sont juridiquement bien justifiés et rédigés, moins il pourrait y avoir la tentation de former un recours. » Dans certains conseils prud’homaux, le recours à des juges professionnels départiteurs s’est même accru. Quitte à être, parfois, une étape incontournable : « Il peut y avoir besoin d’un éclairage juridique, car nous n’avons pas la même lecture et interprétation. Parfois – et c’est là où le bât blesse dans le délibéré – les conseillers d’une même section n’arrivent plus à se mettre d’accord », décrit une conseillère prud’homale en région parisienne. Et cela a pour effet de contribuer aussi à l’augmentation des délais d’attente.

« La durée des affaires est aussi liée à l’inégale répartition des contentieux sur les territoires », ajoute Evelyne Serverin. La réforme de la carte judiciaire de 2008, qui a réduit de 271 à 210 le nombre de conseils de prud’hommes, n’a pas enclenché de rééquilibrage global du nombre de conseillers selon les besoins des CPH et l’évolution des bassins d’emploi. Pour soulager les conseils les plus chargés, un groupe de travail monté par le ministère de la Justice a établi une nouvelle répartition qui sera effective dès 2023. Selon le projet définitif du ministère de la justice, le CPH de Bobigny gagnerait 117 conseillers, soit 50 % de plus… Idem à Nanterre (+ 20 %) ou Boulogne-Billancourt (+ 23 %). Les effectifs devant rester constants, les diminutions sont à l’inverse drastiques à Dignes-les-Bains (– 45 %), Avesnes-sur-Helpe (– 6,8 %), Rodez (– 47 %) ou bien Forbach (– 36 %).

Basé sur le volume de contentieux en 2018, ce rééquilibrage laisse toutefois les syndicats sur leur faim. « On veut bien plus de conseillers, mais il va falloir pousser les murs. À Marseille ou Lyon, ils ne savent pas où ils vont les mettre », commente Gérard Behar, représentant de la CFE-CGC au conseil supérieur de la prud’homie. Il s’inquiète à l’inverse de la situation de certaines sections moins fréquentées qui descendent à six conseillers. « Si vous avez deux conseillers employeurs ou salariés grippés, la section ne peut plus fonctionner », ajoute-t-il. « Les sections sont figées dans une sorte de formol », dénonce son homologue cédétiste Laurent Loyer, à propos du maintien des sections agriculture alors même qu’elles sont désertées par les actifs. D’après lui, une telle remise à plat aurait au moins permis d’élever à 8 le nombre minimum de conseillers par section. Pas de quoi, donc, donner un coup de boost suffisant aux juridictions.

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conseillers prud’hommes répartis dans 210 conseils de prud’hommes (CPH) en France

Auteur

  • Catherine Abou El Khair, Judith Chetrit