Après avoir lancé une opération séduction sur la base militante, le Rassemblement national « recrute » aujourd’hui des responsables syndicaux. Plusieurs syndicalistes ont affiché leur engagement sur des listes RN aux départementales et régionales de juin 2021. De quoi perturber les états-majors des confédérations.
Deux patrons de fédérations syndicales et un président d’union territoriale qui tombent dans l’escarcelle du RN et se retrouvent bombardés têtes de listes pour les départementales de juin 2021. Pour le parti de Marine Le Pen, cela s’apparente à une bonne pêche. Pour leurs anciennes organisations, c’est la douche froide. « On n’a rien vu venir. Stéphane Blanchon [ex-secrétaire général de l’Unsa santé et cohésion sociale, NDLR] est venu travailler normalement à sa fédération les 3 et 4 mai sans rien dire à personne et le 5, il a annoncé son ralliement au Rassemblement national en direct à la télévision ! », s’étouffe Laurent Escure, secrétaire général de l’Unsa. La réponse confédérale n’a pas tardé. En deux tweets, le sort du trublion a été réglé : exclusion immédiate. « La réaction a été propre, nette et sans bavure », poursuit Laurent Escure. « Les valeurs que défend l’Unsa dans sa charte sont à l’opposé de celles du Rassemblement national. »
Le coup était d’autant plus rude qu’une semaine auparavant, c’est par une indiscrétion du « Canard Enchaîné » que l’Unsa apprenait le ralliement d’un autre de ses secrétaires généraux, Luc Doumont, dirigeant de la fédération finances, industrie et services du Premier ministre, au parti à la flamme, en échange d’une tête de liste dans les Hauts-de-Seine. Cet ancien officier des douanes a tout de même pris la peine de démissionner de ses mandats avant de se ranger sur les listes de Jordan Bardella en Île-de-France. Ce qui ne lui a pas évité l’exclusion.
La démission préalable, c’est aussi la tactique choisie par Phillipe Théveniaud. Cet ancien Dunlop, qui dirigeait l’union départementale CFTC de la Somme depuis une quinzaine d’années et siégeait dans le groupe majoritaire centre-droit « Amiens ensemble » au conseil municipal de la capitale picarde ainsi qu’à la Métropole, a préféré avertir en amont ses anciens camarades qu’il rejoignait l’Avenir français, un micro-parti satellite du RN fondé par d’anciens cadres de Debout la France (DLF), le mouvement de Nicolas Dupont-Aignan. « La CFTC de la Somme respecte les choix de Philippe Théveniau, comme ceux de tous ses adhérents. Nous n’avons pas à juger les choix de chacun », commente, laconique, Dany Mirandelle, son successeur à la tête de l’UD, élu le 7 mai dernier. Dans son cas, aucune exclusion n’est à l’agenda. « Les statuts de la CFTC dissocient politique et syndicalisme et ne le permettent pas. En revanche, il est demandé à nos adhérents qui s’engagent dans quelque parti que ce soit de rendre leurs mandats », précise Cyril Chabanier, le dirigeant de la centrale chrétienne.
Comment justifier le basculement vers le parti de Marine Le Pen ? Stéphane Blanchon, un temps présenté comme un ancien conseiller du ministre de la Santé Olivier Véran – il siégeait au sein de groupes paritaires proches du ministère – se justifie par la « surdité » du Gouvernement sur les questions sociales. La présence de syndicalistes au sein du RN n’est cependant pas une nouveauté. L’arrivée en 2011 de Marine Le Pen à la tête de ce qui était alors le Front national s’est traduite par un changement de braquet dans son rapport au syndicalisme. Honnis du temps de Jean-Marie Le Pen, les encartés syndicaux sont devenus autant de profils à chasser pour affirmer l’ancrage social et ouvrier du parti. En 2014, le Rassemblement bleu Marine, qui alignait près d’une centaine d’encartés sur ses listes aux municipales, était parvenu à faire de l’un d’entre eux, l’ex-cégétiste Fabien Engelmann, le maire d’Hayange (Moselle). Aujourd’hui, « la nouveauté n’est plus tant la présence de syndicalistes sur les listes RN que le niveau de responsabilité de ces derniers dans les structures syndicales dont ils sont issus », observe l’historien Stéphane Sirot. À l’Unsa, on peine à comprendre l’attrait de responsables pour le parti de Marine Le Pen.
« Le discours social s’est adouci par rapport à l’époque de son père, mais le fond anti-syndical demeure. Lors des présidentielles de 2017, le RN inscrivait toujours la fin du monopole syndical au premier tour des élections professionnelles dans son programme », rappelle Laurent Escure. Confirmation par Thibault de la Tocnaye, conseiller régional PACA et membre du bureau politique du parti : « Le premier gouvernement patriote qui voudra rétablir […] un réel dialogue social et qui souhaitera susciter l’émergence de syndicats authentiquement représentatifs de l’ensemble des salariés, cadres et patrons dans tous les secteurs et dans tous les types d’entreprises, publiques et privées, devra au plus vite et en début de mandat ramener de façon très simple [le] seuil minimal d’audience à 3 % ou même à 1 % [contre 10 % aujourd’hui, NDLR]. L’objectif est de permettre la création de nouveaux syndicats et de rétablir la confiance perdue des Français dans leurs syndicats en votant pour qui ils souhaitent », écrivait-il dans une tribune publiée le 20 mai 2020 sur le site du RN. Le signe que le fond des valeurs syndicales vacille ? « N’exagérons rien, ce ralliement de cadres n’est pas un mouvement massif : c’est avant tout une affaire de parcours personnels », contredit Cyril Chabanier, numéro 1 de la CFTC.
Il n’empêche. Les syndicats ont beau appeler au vote-barrage (lors des régionales de 2015, CGT, CFDT, Unsa et FSU avaient publié une tribune commune en ce sens), le RN gagne du terrain dans leurs rangs. Un sondage Ifop publié en mai 2014 par « L’Humanité » confirmait ce travail de grignotage. Un tiers des sympathisants FO auraient voté FN lors des précédentes élections européennes, mais aussi 29 % de ceux de la CFTC, de la CFE-CGC ou l’Unsa, 27 % de ceux de Sud-Solidaires, 22 % de ceux de la CGT et 17 % de ceux de la CFDT. Sept ans plus tard, les centrales n’ont ni oublié – ni vraiment digéré – cette enquête. « Il ne faut pas confondre sympathisants et militants engagés », objecte Cyril Chabanier. Plus fataliste, Yves Veyrier, patron de FO, reconnaît que « le vote Force Ouvrière aux élections professionnelle recoupe en partie celui pour le RN. Nous comptons moins de cadres et plus d’employés et d’ouvriers, soit les catégories qui portent le plus leurs suffrages sur le parti de Marine Le Pen. C’est une réalité sociologique dont nous ne sommes pas responsables ».
Même la traditionnelle résistance des fédérations de fonctionnaires s’effrite, souligne le politologue Dominique Andolfatto, coauteur en 2016 de la note « Le Front national et les ouvriers ». Longue histoire ou basculement pour l’Institut Jean Jaurès : « Le RN dispose d’un très grand pouvoir de séduction dans la fonction publique, à commencer par les fédérations de la police ou de la pénitentiaire… mais pas exclusivement. » « Le RN a adopté un positionnement en phase avec les vieilles valeurs de la gauche en parlant de nation, de protection, de patriotisme économique… Son discours actuel n’est pas si loin du « produisons français » de Georges Marchais de la fin des années 1970. Cela peut entrer en résonance avec les aspirations de certains syndicalistes en déshérence par rapport au discours de la gauche actuelle qui a accepté la mondialisation », décrypte Stéphane Sirot.
Comment lutter contre la tentation frontiste au sein du monde syndical ? CGT, CFDT et Unsa ont pris le parti de l’exclusion systématique des militants affichant trop ostensiblement leur appartenance… Quitte à devoir ensuite faire face à des contestations devant les tribunaux pour discrimination. « Juridiquement, ce n’est pas simple. Exclure un militant pour son appartenance politique contrevient aux règles de l’OIT », souligne Cyril Chabanier. Difficile aussi d’invoquer l’étanchéité entre syndicalisme et politique tant les rapports ont parfois été minces entre ces deux univers, qu’il s’agisse de la longue relation fusionnelle qu’ont entretenu jadis la CGT et le PCF, des liens étroits entre FO et CFDT avec le PS ou de la présence de dignitaires de la CFE-CGC sur des listes de droite alors qu’ils occupaient encore des fonctions syndicales. « Un militant peut s’engager en politique, mais ce qu’on lui demande, c’est de ne pas mettre son engagement syndical en avant », résume Yves Veyrier. Un pari difficile à tenir à l’heure des réseaux sociaux. Pour le reste, les syndicats entendent surtout miser sur la pédagogie pour convaincre leurs adhérents de résister aux sirènes frontistes. « Leur rappeler que nos valeurs sont celles de l’humanisme et de l’ouverture », affirme Cyril Chabanier. Laurent Escure l’affirme : malgré la mauvaise publicité faite à son organisation par les ralliements de deux de ses dirigeants, « il n’y aura pas de chasse aux sorcières à l’Unsa » pour débusquer les partisans du RN…