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Comment la pandémie rebat les cartes

À la une | publié le : 01.06.2021 | Laurence Estival, Dominique Pérez

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Comment la pandémie rebat les cartes

Crédit photo Laurence Estival, Dominique Pérez

Un peu étouffée au cours de ces dernières années en dépit de la diffusion des nouveaux outils numériques, la question de la durée du temps de travail pourrait bien revenir sur le devant de la scène au cours des négociations sur la sortie de crise. Un dossier épineux dans lequel le télétravail a, lui-aussi, fait bouger les lignes…

Fini les 35 heures ? Crise sanitaire oblige, une ordonnance avait permis d’allonger, en mars dernier, la durée de travail hebdomadaire jusqu’à 60 heures dans les secteurs nécessaires à la sécurité et à la continuité de l’activité économique du pays. Si cette souplesse a été temporaire, cette entorse au droit commun a remis sur la table avec force la question de la durée du travail. « Il y avait déjà, dans le droit existant, des possibilités dérogatoires pour faire face à des surcroîts d’activité, estime Baptiste Talbot, secrétaire général de la Fédération CGT des services publics. Cette déréglementation nous semble être une étape dans l’abaissement des garanties plus durables, comme les menaces actuelles sur l’imposition des jours de congé. »

Le sujet n’est pas nouveau. Depuis la révolution industrielle, au XIXe siècle, les ajustements du temps de travail ont été nombreux : durée légale de 40 heures, puis de 39 heures et enfin de 35 heures. Avec, en parallèle, l’instauration d’un mode d’organisation de la journée de travail et de jours de repos, identiques pour une majorité de salariés, dans un monde du travail marqué encore au fer du taylorisme. Cette évolution ne s’est pas faite sans accrocs.

À l’image de l’instauration du forfait jours pour les cadres en 2000 qui est venu contrer la diminution du temps de travail hebdomadaire, inscrite dans la loi Aubry.

C’est la première fois qu’a été mise en place une mesure de la durée du travail, sans référence à un décompte horaire mais à un nombre de journées travaillées par an. « Le principal objectif de la loi Aubry ne visait pas en premier lieu à baisser le temps de travail, relativise Jérôme Pelisse, professeur de sociologie et chercheur à Sciences Po. L’objectif était plutôt d’inciter les partenaires sociaux à se mettre autour de la table pour réguler la situation. Les dérogations aux 39 heures s’étant multipliées, il s’agissait surtout de définir un seuil de déclenchement des heures supplémentaires. »

Un débat qui fait du sur-place

Depuis, les coups de canif n’ont cessé de redéfinir les contours de l’édifice. Qu’il s’agisse du « Travailler plus pour gagner plus », le slogan conquérant de Nicolas Sarkozy en 2007, aux ordonnances Macron de 2017 qui autorisent, légalement et après accord des partenaires sociaux, à déroger aux lois communes en matière de durée du travail en inscrivant la nouvelle norme négociée dans le contrat de travail. Sans parler des réformes successives de l’âge de départ et du nombre de trimestres cotisés pour prendre sa retraite à taux plein. Le but consistant à allonger par ce biais la durée du temps de travail tout au long de la vie professionnelle.

Ces ajustements n’ont pourtant pas permis de faire bouger fondamentalement les lignes. « Les différentes mesures pour allonger la durée du travail n’ont pas été utilisées par les entreprises, qui se satisfont d’autant plus de la situation que le coût des heures supplémentaires a progressivement diminué, remarque Jérôme Pelisse. La loi Aubry s’est par ailleurs traduite par une modération salariale, les gains de productivité réalisés par les salariés n’ayant pas été redistribués. » Au point que les velléités de relancer le débat autour d’une nouvelle réduction du travail ont singulièrement diminué, même si les ardents défenseurs de la semaine de quatre jours de travail ou des 32 heures parmi lesquels figure la CGT ne désarment pas.

« Après la crise de 2008, la question du temps de travail n’a pas été présentée comme une solution au chômage de masse. Pas plus qu’aujourd’hui. Globalement, pour sortir de la crise, les discours insistent davantage sur la digitalisation et le verdissement des activités », poursuit le sociologue. Dans une étude publiée en octobre dernier, ADP constatait que plus d’un tiers des salariés français (34 %) préfèreraient travailler plus d’heures ou de jours par semaine, pour une rémunération plus importante… Quant à l’allongement de la durée de la vie professionnelle, les précédentes réformes n’ont pas permis de venir à bout des difficultés des seniors à se maintenir en emploi jusqu’à leur retraite, la France étant sur ce dossier un des pires élèves de l’Union européenne.

Remettre les pendules à l’heure

Pourquoi alors l’édifice actuel pourrait-il être remis en cause ? « Parce que notre cadre légal du temps de travail s’est fragmenté. Au XXe siècle, il constituait un rouage essentiel d’une forme d’« horloge sociale » qui aboutissait à ce que la majorité des salariés travaille, vaque à ses occupations personnelles et prenne ses loisirs en même temps ou dans les mêmes périodes, répond Marie Bouny, codirectrice de la stratégie et performance sociale de LHH. Le monde du travail a évolué. Les pratiques d’organisation du travail se sont diversifiées avec les conventions de forfait, horaires individualisés, modulation, cycles, et la multiplication des horaires ou des jours de travail atypiques. » Entre 1974 et 2016, selon la Dares, le nombre de salariés travaillant le dimanche est passé de 11 % à 27 %. Pendant la même période, les salariés travaillant de nuit ont été deux fois plus nombreux. Le développement des free-lances et d’autoentrepreneurs comme la multiplication des contrats courts participent aussi à ce mouvement de dilution d’un quotidien de travail uniforme.

Ce sentiment de délitement est devenu encore plus prégnant depuis le début de la crise sanitaire avec la généralisation du télétravail, qui pourrait concerner un tiers de la population active, selon l’OFCE même si seuls un quart des salariés y ont eu recours pendant le premier confinement. Pour François Dupuy, sociologue des organisations, cet épisode de crise a révélé, voire déclenché, de nouvelles aspirations de salariés qui ont découvert la notion de « temps retrouvé », affirme-t-il. « En étant contraints au télétravail, ils ont pu constater qu’ils étaient capables d’autonomie et de gérer leur temps, entre vie professionnelle et vie personnelle. Cela concerne particulièrement ceux qui habitent dans des zones péri-urbaines, qui globalement avaient un espace suffisant pour travailler et gagnaient un temps précieux en matière de transport. » Si certains salariés apprécient d’avoir plus de souplesse dans leur rythme de travail, d’autres, en revanche, déplorent les conditions dégradées dans lesquels ils exercent leur activité. En cause : une intensification du travail, dans des journées tunnel, du fait du temps dégagé par la suppression des déplacements et la fin des échanges avec les collègues autour de la machine à café…

Flexibilité et autonomie

« La durée du temps de travail est dans ce contexte inopérante car la situation n’obéit pas à un certain nombre de critères, comme le contrôle du salarié, qui définissent cette durée légale, observe Muriel Besnard, consultante juridique pour la veille Légale RH – droit social chez ADP. Nous sommes passés d’un monde du travail régi par le contrôle à un nouveau modèle basé sur la confiance et sur l’autonomie. On ne manage pas une même équipe à distance de la même façon qu’en face-à-face. » Et qui dit autonomie, dit, comme autrefois pour les cadres, souplesse.

Sans aller jusqu’à la généralisation du forfait jours au sein du salariat, l’idée de remplacer la norme horaire par une prise en compte de la charge de travail effective, pourrait progressivement faire son chemin. Sauf qu’en réalité, personne ne sait trop comment calculer une charge « juste ». Si ce n’est par le dialogue avec les managers. Rien d’étonnant si les questions autour du mode de management, mais aussi du malaise au travail ou de la qualité de vie au travail prennent le pas sur celles sur la durée du temps de travail. Autant de nouveaux indicateurs à partir desquels reconstruire une norme sociale ? « Dans les discussions sur le temps de travail, on a perdu de vue ce qu’est le travail, plaide Jean-Yves Boulin, chercheur associé à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sociologie, science politique et économie, de l’université Paris-Dauphine/PSL. C’est un moyen de se réaliser, de s’épanouir. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, les interrogations sur le sens du travail reviennent au cœur des débats. »

« Il y a besoin de régulation, lance sa collègue Julie Landour. C’est d’ailleurs une demande des salariés. La difficulté, c’est qu’aujourd’hui nous sommes dans le flou et le télétravail avec toutes les questions qu’il suscite, entretient cette idée d’un espace en suspension. » Des premières pierres ont déjà été posées avant la pandémie avec l’introduction du droit à la déconnexion, puis avec l’accord national interprofessionnel sur le télétravail trouvé entre les partenaires sociaux en novembre 2020, même si, selon les experts, celui-ci ne va pas assez loin. « Surtout, il a plusieurs façons d’introduire de la souplesse en encourageant, par exemple, une flexibilité des horaires, mais aussi une plus grande autonomie quel que soit le métier, ajoute Marie Bouny. Ce qui serait un moyen de ne pas limiter les réflexions au seul télétravail afin de penser à ceux qui ne peuvent pas y accéder. »

En sachant que les questionnements sur l’autonomie risquent à terme de devenir prépondérants. L’experte estime en effet qu’une fois la pandémie derrière nous, les salariés, y compris ceux en télétravail, vont devoir, pour des raisons liées au bon fonctionnement de leur service, adopter des horaires – ou tranches de vie – compatibles avec leurs agendas respectifs. Une façon d’intégrer une approche plus individualisée sans perdre de vue le collectif…

Auteur

  • Laurence Estival, Dominique Pérez