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Télescopage Contrôle de la durée du travail / Télétravail au domicile

Idées | Juridique | publié le : 01.05.2021 |

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Télescopage Contrôle de la durée du travail / Télétravail au domicile

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Prenez un gros morceau bien frais de travail à la maison, battez rapidement avec la souris de votre ordinateur 30 Go, mixez les 12 appels quotidiens de votre manager et le groupe WhatsApp de l’équipe, ajoutez trois milléniaux toujours connectés à leur PS3, parfumez avec un zest de Zoom brouillé, faites enfin mijoter quatre heures à 5G…

La recette de L’horreur numérique, avec des télétravailleurs pris dans la « Toile » au sens arachnéen. Et des juristes qui en perdent leur latin ; les civilistes se remémorent la définition de la vie privée (« pouvoir se soustraire aux sollicitations des tiers »), et les travaillistes celle de la durée du travail : « Temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives, sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles »… Y compris chez lui ?

Après le choc organisationnel du printemps 2020 puis sa banalisation depuis plus d’un an, travailler à la maison est désormais installé dans nos mœurs sociales. Est-ce une mauvaise nouvelle, alors que ce nouvel équilibre est plébiscité par les collaborateurs concernés… du moins autour de deux jours par semaine ?

Certes le travail à distance ne se résume pas au télétravail au domicile, qui cristallise les contradictions de ce nouveau mode d’organisation avec notre droit du travail conçu pour l’usine métallurgique et son « tout collectif » : lieu… et horaires de travail. Les bureaux satellites aux quatre coins de nos agglomérations, ou le bureau nomade d’une agence pouvant accueillir ponctuellement les collaborateurs d’autres établissements posent nettement moins de problèmes.

Mais le double élargissement actuel (personnes concernées + nombre de jours télétravaillés) pose désormais frontalement la question du contrôle des temps. Même pour les forfaits jours… pas en forfait nuit, ni en forfait week-end s’agissant de leur temps de repos.

Éviter l’infantilisation, et d’associer l’inutile au désagréable

• N’en déplaise aux obsédés de l’identité de traitement et autres doloristes soucieux de la pérennité de la malédiction divine, évitons d’associer l’inutile au désagréable en contraignant (officiellement, sinon hypocritement) le salarié à son domicile à respecter des règles rigides de la chaîne de production de la Ford T noire, le privant ainsi de l’essentiel des avantages de ce mode d’organisation : de fort agréables marges de manœuvre. Comme le notait la Fondation européenne pour les conditions de travail en juillet 2020 : « L’application des mêmes règles et mêmes processus à tous les travailleurs peut saper les avantages potentiels de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée que représente le travail flexible. » Idée reprise par le Parlement européen dans son avant-projet de directive sur le droit à la déconnexion voté le 21 janvier 2021 : « Il convient aussi d’assurer aux travailleurs concernés une certaine autonomie, une certaine flexibilité et un certain respect de leur souveraineté en matière d’utilisation du temps. »

• Lorsqu’un droit devient dans les faits inapplicable pour un employeur de bonne foi, avec de lourdes sanctions civiles (348 000 euros de rattrapage salarial, Cass. Soc. 17 février 2021) voire pénales (travail dissimulé), il cherchera à éviter l’obstacle. Soit en faisant travailler des salariés hors UE (Londres) ? Soit en n’embauchant plus de télétravailleurs salariés mais des free-lances, au coût global nettement moins élevé.

L’obstacle ? L’inadéquation croissante entre la réalité du travail à domicile et nos règles, à la fois de preuve et de fond, relatives aux durées du travail et de repos s’agissant de salariés largement autonomes, et travaillant de plus en plus souvent, voire à temps plein dans le temple de l’intimité de leur vie privée où personne ne peut avoir accès, et à l’abri des regards des tiers même en visio, sans leur accord exprès.

Le ridicule tue

L’arrêt emblématique est celui du 8 juillet 2020 mettant en scène un « Webmarketeur » travaillant chez lui, sans contrôle des horaires et ne semblant pas du tout, du tout s’en plaindre. Mais suite à son licenciement pour faute grave, il assigne en paiement de centaines d’heures supplémentaires, avec repos compensateurs et congés afférents.

Rejet par la cour d’appel de Grenoble : « M. G. verse aux débats des tableaux de type Word par lesquels il a récapitulé ses heures supplémentaires non vérifiables, sans verser d’autres éléments les corroborant, sachant que travaillant à domicile avant son recadrage, il n’était pas contrôlé dans ses heures de travail et de pause ; Il ne fournit par conséquent pas les éléments suffisants pour étayer sa demande d’heures supplémentaires, et sera débouté »… donc également de sa deuxième demande : une condamnation pour travail dissimulé.

Mais depuis le revirement de la Cour de cassation du 18 mars 2020, plus besoin pour le salarié « d’étayer » une demande d’heures supplémentaires. Donc cassation : « En cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis (précis mais qui peuvent se révéler faux…) quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments ».

Sans oublier la chute, essentielle : « Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments, au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées ». Bref, L. 3171-4 : « En cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, l’employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés. »

S’agissant de salariés travaillant dans un bureau ou une chaîne de fabrication, cette répartition de la charge de la preuve paraît légitime, l’employeur disposant alors des moyens (pointeuse, agent de maîtrise, collègues) pour répondre. Mais s’agissant d’un salarié travaillant chez lui, on voit mal comment l’entreprise pourrait démontrer que ses « éléments » sont faux. À moins de profiter d’une procédure de divorce pour faire témoigner l’ex-conjoint sur une passion pour « Game of Thrones » ?

Certes, l’importation de la vie personnelle sur les horaires professionnels (hier, le téléphone pour échanger longuement sur les vacances) n’est pas nouvelle. Mais aujourd’hui cette importation intervient sur un lieu de vie privée, où par ailleurs les tentations sont nettement plus fortes que dans l’open space d’un centre d’affaires…

Alors interdire d’effectuer des heures supplémentaires, ou obtenir impérativement l’accord écrit de son manager ? Effet limité : « Le salarié peut prétendre au paiement des heures supplémentaires accomplies, soit avec l’accord au moins implicite de l’employeur, soit s’il est établi que la réalisation de telles heures a été rendue nécessaire par les tâches qui lui ont été confiées » (Cass.Soc. 14 novembre 2018).

Résumé : quel que soit le texte appelé au secours de cette évolution jurisprudentielle de la CJUE (14 mai 2019) puis de la Cour de cassation, à contre-courant de celle de nos sociétés, faute d’éléments pour contrer les affirmations erronées du télétravailleur, à la fin… l’employeur perd à tous les coups.

Flicage et/ou hypocrisie

D’autres solutions sont-elles possibles ? Toujours, avec les TIC : mais sont-elles légales, et surtout cette défiance réciproque opportune ?

Flicage illégal. À l’instar du contrôle technique de la pointeuse, ou visuel des collègues au bureau, que le salarié garde sa caméra ouverte pendant les heures contractuelles prévues par le Code du travail (sauf pendant la pause méridienne) afin de vérifier qu’il travaille. Mieux ? Que le très précis GPS de son portable professionnel indique qu’il a quitté son domicile de 15 h 28 à 16 h 32 ?

Hypocrisie. Couper l’accès au serveur central à 19 h 00 ? Ou toute connexion d’un cadre au forfait jours ayant atteint le maximum de son amplitude journalière de travail (13 h 00) ? Insuffisant car le salarié pourrait bien sûr et légitimement indiquer qu’il lui arrive de travailler non connecté.

« Article 17 : Dérogations. Dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, les États membres peuvent déroger aux articles 3 à 6, 8 et 16 lorsque la durée du temps de travail, en raison des caractéristiques particulières de l’activité exercée, n’est pas mesurée et/ou prédéterminée ou peut être déterminée par les travailleurs eux-mêmes, et notamment lorsqu’il s’agit […] de cadres dirigeants ou d’autres personnes ayant un pouvoir de décision autonome ». Vu l’importance du développement du télétravail partout en Europe, la révision en cours de la directive de novembre 2003 (ni iPhone, ni réseaux sociaux, ni télétravail) pourrait utilement préciser ce « notamment », tout en renforçant le droit de se déconnecter en dehors des temps de travail.